La question urbaine dans l’histoire du mouvement altermondialiste
L’histoire du mouvement altermondialiste se construit à partir des mouvements sociaux et citoyens, l’approche altermondialiste de la ville s’inscrit dans cette histoire. L’altermondialisme est un mouvement historique d’émancipation qui prolonge et renouvelle les mouvements historiques précédents. Il commence à la fin des années 1970 avec une nouvelle phase de la mondialisation capitaliste, celle du néolibéralisme.
De 1980 à 1989, la première phase de l’altermondialisme est portée par les luttes contre la dette, les famines et l’ajustement structurel. Elle est surtout menée dans les pays du Sud. Les luttes mettent en cause nommément le FMI et la Banque mondiale. À partir de 1989, le mouvement opérera la jonction des luttes du Sud avec les luttes sociales dans le Nord contre les plans d’austérité.
Le rapport entre mondialisation et urbanisation est mis en évidence. Les mouvements les plus importants sont les mouvements d’habitants qui luttent pour le logement, les révoltes dans les bidonvilles et les occupations dans les quartiers populaires. Les luttes se prolongeront dans les étapes suivantes de l’altermondialisme. La lutte contre l’accaparement des terres mettra en avant la question foncière, dans les zones rurales plus que dans les zones urbaines. La compréhension de la financiarisation du logement et l’explosion de la dette privée sur le logement s’imposeront à partir de la crise financière de 2008. Les mouvements ne se définissent pas comme des mouvements spécifiquement urbains. Il y a une tentative au Brésil de création d’un « mouvement de la réforme urbaine » qui se réfère au mouvement pour la réforme agraire de la période la décolonisation (maîtrise foncière et distribution de terres, modernisation agricole), mais il ne se généralise pas.
De 1989 à 1999, la deuxième phase du mouvement altermondialiste développe la contestation des institutions internationales et de la mondialisation. Après la chute du mur de Berlin, le bloc occidental veut construire un système international correspondant à son hégémonie. Commence une période de revanche sociale et d’arrogance néolibérale qui remet en cause les compromis keynésiens. Le mouvement anti-systémique s’oppose à cette redéfinition et particulièrement à la prétention de subordonner le droit international au droit aux affaires. En 1999, à Seattle, le mouvement de contestation apparaît en pleine lumière sur la scène publique internationale à l’occasion de la Conférence de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce). Il est porté par les réseaux internationaux de mouvements sociaux. Du point de vue de la question urbaine, la prise de conscience de la financiarisation et de ses conséquences sur le logement et sur la ville s’impose. Le capitalisme financier et les multinationales se déploient dans les villes-mondes.
A partir de 2000 et surtout jusqu’à 2008, le mouvement altermondialiste est caractérisé par le processus des forums sociaux. Après Seattle, le mouvement décide de se réunir sur ses propres valeurs pour discuter des résistances et des alternatives. Il se réunit à Porto Alegre en 2001 et 2002, et crée le Forum Social Mondial en contrepoint du Forum économique mondial qui se réunit à Davos. Les élargissements géographiques, sociaux et thématiques construisent l’approche altermondialiste. L’approche sur la ville se définit dans les forums sectoriels, comme ceux de l’éducation, de la santé, de l’eau, des populations affectées par les barrages, de la protection sociale, … et avec les forums associés des autorités locales, des parlementaires, des juges, des scientifiques. Citons notamment le Forum contre l’urbanisme des grands évènements à Rio après les jeux olympiques et le Sommet de la Terre et le Forum contre les grands projets inutiles et imposés dont la deuxième session aura lieu à Notre Dame des Landes.
A partir de 2008, une nouvelle séquence va s’enclencher. Elle va renouveler la vision de l’urbain et le sens de la ville. Le logement est au centre des difficultés des couches populaires dans tous les pays ; il participe d’une véritable souffrance populaire. La question du logement est au centre de la crise à partir de la crise des subprimes. La dette privée vient approfondir la crise de la dette publique. La spéculation sur le logement des pauvres est centrale dans la financiarisation. La ville de Détroit est bombardée par les dettes, les habitants expulsés par les banques hypothécaires campent devant leurs logements fermés. Les mouvements d’habitants s’élargissent. Le mouvement des affectés par les hypothèques à Barcelone gagne à la municipalité.
Dès 2011, des insurrections populaires mettent dans des dizaines de pays des millions de personnes sur les places. Rappelons les printemps arabes à partir de Tunis et du Caire ; les indignés en Europe du Sud, les occupy à Londres et New York, les étudiants chiliens, le parc Taksim à Istanbul, les carrés rouges au Québec, les parapluies à Hong Kong, les « gens ordinaires » à New Delhi, …
Un nouveau cycle de révolutions se traduit par une réappropriation de l’espace public et contribue à donner un sens nouveau à la ville. Ce qui émerge à partir des places, c’est une nouvelle génération qui s’impose dans l’espace public. Elle met en évidence les transformations sociales profondes liée à la scolarisation des sociétés qui se traduit d’un côté par l’exode des cerveaux, de l’autre par les chômeurs diplômés. Cette nouvelle génération construit par ses exigences et son inventivité, une nouvelle culture politique. Elle pointe les limites inacceptables et les faux-semblants des démocraties réellement existantes. Elle pose la question démocratique comme une question centrale, un impératif qui doit être complètement repensé.
Les forums des autorités locales et le nouveau municipalisme
C’est dans les forums des autorités locales et dans les forums des autorités locales de périphérie que se discutent le plus les questions urbaines et que s’élabore une vision altermondialiste de la ville. Cette approche met en avant une stratégie, celle de l’alliance entre les autorités locales et les mouvements sociaux et citoyens pour construire un autre monde possible, d’autres villes et territoires possibles.
Dès le premier Forum Social Mondial à Porto Alegre, en 2001, à l’invitation du maire de Porto Alegre, Tarso Genro, le Forum des autorités locales pour l’inclusion sociale et la démocratie participative (FAL) réunit des élus et des collectivités locales afin de promouvoir l’inclusion sociale et le dialogue international entre les mouvements sociaux et les pouvoirs locaux. Les politiques locales concrétisent l’articulation entre le local et le global. Elles définissent une cohérence entre le territoire, la population et les activités ; elles combinent, dans un projet d’ensemble, les approches de la transformation sociale, de l’environnement, de la démocratie et de la prévention des conflits. Les autorités locales peuvent contribuer au renouvellement de la dimension politique, en association avec les mouvements sociaux.
Le Forum des autorités locales de périphérie pour des métropoles solidaires (FALP) naît en 2002, avec le 2e Forum Social Mondial, lors des rencontres « Un autre monde est possible et il commence dans les villes ». Il veut faire entendre les spécificités des périphéries dans les enjeux urbains du monde globalisé. Il met en avant le droit à la métropole pour tous. Les périphéries connaissent la pauvreté et les inégalités renforcées par la ségrégation sociale et les discriminations. Les politiques locales des villes de périphérie sont déterminées par la métropolisation et par la ségrégation spatiale et ethnique des quartiers. La crise de la citoyenneté génère des conflits violents. Ces villes sont également le siège de pratiques de solidarité et de démocratie innovantes et de recherche d’alternatives. Parmi les villes qui ont porté le FALP, qui a réuni 200 villes de 50 pays différents sur tous les continents, citons Canoas au Brésil, Nanterre en France, Pikine au Sénégal.
Le FAL et le FALP ont joué un rôle important dans le débat international sur la ville. Ils ont joué un rôle dans Cités et Gouvernements Locaux Unis (CGLU) qui regroupe, autour de la défense de l’autonomie locale démocratique, plus de 1 000 villes et 112 associations de collectivités locales, à travers 95 pays. FAL et FALP ont servi de référence au Forum Urbain mondial, organisé par ONU Habitat, qui est devenu un organe consultatif des Nations Unies.
La stratégie proposée est de partir du local et de son territoire comme échelle pertinente de l’articulation entre la population et le social, l’environnement, les institutions et la démocratie. Partir du local permet de redéfinir l’espace public, la citoyenneté et la souveraineté. L’espace global peut s’appuyer sur la référence au territoire local. Ce qui implique le refus de la logique des programmes d’ajustement structurels, de l’ajustement de chaque société au marché mondial des capitaux, qui entraîne la subordination du local au mondial et la négation du national.
Depuis 2015, FAL et FALP ont perdu de leur acuité du fait de la relative difficulté des FSM et de l’évolution de beaucoup de villes par rapport aux coalitions progressistes qui avaient renouvelé l’action locale entre 2000 et 2010. Le renouvellement d’un espace progressiste international des autorités locales rencontre la nécessité d’inventer une nouvelle phase de l’altermondialisme. Il s’appuie sur la montée en puissance de nouvelles propositions, notamment celles de la transition écologique et celles du nouveau municipalisme.
Les Forums sociaux ont exploré les bases et les alliances d’un nouveau municipalisme. L’alliance stratégique, entre les institutions locales et les mouvements sociaux et citoyens, permet d’envisager un renouvellement de l’action politique à l’échelle locale autour du refus du rabattement sur la rationalité dominante « marchandiser, privatiser, financiariser » et de la mise en avant d’une démarche fondée sur le respect des droits fondamentaux.
Le municipalisme s’inscrit dans une démarche stratégique, dans l’articulation entre urgence et alternative. Dans l’urgence, les municipalités peuvent être les points d’appui des résistances à partir de de l’égalité et de l’accès aux services publics, de la relocalisation de l’économie locale appuyée sur les marchés publics, de la citoyenneté de résidence, de l’environnement et du développement local, … L’inscription de ces actions dans la définition d’un projet alternatif est nécessaire pour lui donner un sens, y compris pour résister. Ce projet est celui de la transition sociale, écologique et démocratique.
Les réseaux de ville nationaux, par grandes régions, internationaux, permettent de resituer le local dans des approches plus larges. Ils combinent la définition d’alternatives à partir de la diversité des situations et la popularisation des propositions. L’identification des réseaux permet d’explorer les dimensions d’un programme alternatif : villes contre la dette ; contre le libre échange (TAFTA et CETA) ; pour l’eau ; pour l’accueil des migrants ; … Dans un réseau il faut articuler des villes motrices qui définissent les alternatives (par exemple dans le cas des villes hospitalières, celle qui mettent en œuvre l’égalité des droits et la citoyenneté de résidence) et celles qui résistent et élargissent (celles qui se contentent de se déclarer villes hospitalières).
Les collectivités locales peuvent être un des éléments stratégiques de la transformation sociale. Les territoires sont le support de la transition sociale, écologique et démocratique. La démocratie de proximité est une des réponses possibles au désaveu du politique qui résulte de la corruption née de la fusion entre les classes politiques et la classe financière. Les élus locaux n’échappent pas à ce désaveu. Mais, le rôle des mouvements sociaux dans l’évolution des municipalités ouvre de nouvelles perspectives, comme on a pu le voir, par exemple, en Espagne, à Barcelone et Madrid, et en Inde, à New Delhi. L’alliance entre les mouvements sociaux et les autorités locales est une des réponses stratégiques à la situation.
Les mouvements sociaux urbains, du droit au logement au droit à la ville
Les mouvements sociaux urbains sont de plus en plus importants et sont en mutation. Tous les mouvements sociaux qui se déploient dans les villes ont une dimension urbaine. Ils combinent les revendications des droits dans les villes et des droits à la ville. La spécificité des mouvements sociaux urbains, à travers les revendications qui concernent les conditions de vie des habitants des villes, s’élargit à la production des villes et à l’accès au droit à la ville. Les mouvements de luttes sont porteurs d’une démarche et de pratiques nouvelles.
Le logement est au centre de la crise. La production des logements sociaux est remise en cause par les privatisations et la contestation de l’Etat-social. La financiarisation et le tournant austéritaire ont creusé l’endettement des pauvres. La crise financière éclate avec les subprimes et l’explosion de la bulle immobilière. Elle n’est pas terminée. La gestion des villes est confrontée à la ségrégation spatiale et sociale. L’idéologie sécuritaire marque la gouvernance urbaine et se traduit dans la montée des discriminations, de la xénophobie et du racisme.
Les mouvements sociaux urbains mettent en avant le droit au logement. Le droit au logement est un droit d’existence. L’insécurité du logement accroît la pauvreté. La ségrégation foncière structure la ségrégation urbaine. Le droit au logement est un droit stratégique. Il est entendu comme un droit à l’habitat, qui comprend le logement et l’accès aux services (eau, électricité, énergie, assainissement, déchets, …). Une grande partie de la population en est exclue. Les mouvements d’habitants sont en définitive les seuls garants de la réalité du droit au logement et de l’accès aux services. Ils revendiquent de l’inscrire dans les politiques publiques. Cette intervention publique peut prendre différentes formes : la production de logements, l’accès au foncier, la mise en place d’un filet social, un service public de protection sociale, une redistribution et une allocation de revenus. Il faut aussi garantir la légitimité des manières populaires de produire la ville, l’égalité des normes d’équipement entre les quartiers, l’accès aux services urbains, etc. L’élaboration et l’imposition des normes de consommation collective, des normes urbaines et de logement peuvent garantir les droits par rapport au marché.
La dimension urbaine ne se limite pas au logement. Les mouvements sociaux urbains s’imposent comme nouveaux acteurs de la transformation urbaine. Ils combinent les revendications des droits dans les villes et des droits à la ville. Les mouvements sociaux remettent en cause l’injonction permanente à circuler et la mobilité forcée qui caractérise la ville néolibérale. Par rapport à cette évolution, certains réseaux proposent de ralentir la ville ; d’organiser des villes facilitant la rencontre et la solidarité ; de rechercher plus de liens plutôt que plus de biens ; d’augmenter la résilience par les relocalisations. En occupant les places, les mouvements réinvestissent le centre des villes et s’installent dans l’espace public.
La stratégie des mouvements, comme celle des collectivités locales, se construit dans l’articulation entre la réponse à l’urgence et la construction d’un projet alternatif. L’urgence, c’est la résistance ; c’est le refus des expulsions sans relogement, le respect du droit au logement opposable, la baisse des loyers, la lutte contre la spéculation foncière, la réquisition des logements vacants, le refus de la privatisation des services publics et du logement social et de la réduction de sa production. Le projet alternatif, c’est l’objectif d’un logement pour tous et l’égalité d’accès aux services à travers la transition sociale, écologique et démocratique. En développant des nouvelles approches comme par exemple les communs qui renouvellent la conception de la propriété, le buen vivir et la prospérité sans croissance, l’urgence climatique et écologique, la gratuité des services déjà expérimentée pour l’éducation et la santé, la relocalisation et la révision de la mobilité forcée, l’approche des villes en transition, la réinvention du politique et de la démocratie, etc.
La stratégie des mouvements nécessite des alliances larges et des mobilisations radicales. Les alliances doivent être recherchées avec tous les mouvements sociaux qui luttent contre l’austérité et pour l’emploi. Les alliances peuvent s’élargir avec les collectivités locales qui défendent une orientation de la ville solidaire ; avec les entreprises de l’économie sociale et solidaire et les entreprises locales qui s’inscrivent dans la relocalisation. Les luttes des habitants construisent aussi l’articulation entre le droit international, les politiques nationales et les pouvoirs locaux.
Du point de vue de la ville, il faut prendre la mesure de la situation. Nous vivons une rupture dans l’évolution urbaine, une nouvelle révolution urbaine. Il faudra construire, dans les vingt ou trente prochaines années, principalement dans les pays pauvres, autant d’infrastructures qu’il en a été construit jusqu’à maintenant dans le monde. L’urbanisation est caractérisée par la métropolisation. Elle traduit la suprématie de la mondialisation sur les autres échelles spatiales. Elle se traduit aussi par une remise en cause de la démocratie de proximité dans les territoires et par la montée en puissance de la financiarisation et de la technocratie dans la gestion des territoires. La base productive des villes est en mutation. L’industrie n’en est plus la référence dominante. Les entreprises sont en recomposition. La tendance à la précarisation accentue les exclusions et les ségrégations urbaines. On ne peut plus envisager le droit au logement en dehors du droit à la ville.
Des changements profonds construisent le nouveau monde et préfigurent les contradictions de l’avenir. Les villes vont être bouleversées par cette évolution. Les sociétés sont confrontées à plusieurs bouleversements contradictoires en cours qui transformeront les sociétés et le monde. Il s’agit des droits des femmes ; du paradigme écologique ; des droits des peuples et des formes de l’Etat-Nation ; du numérique et des biotechnologies ; du peuplement de la planète, de la scolarisation et des migrations.
Les approches théoriques et critiques présentes dans le mouvement altermondialiste ont renouvelé la compréhension des modèles urbains. Parmi beaucoup d’autres, citons celles de Henri Lefèvre sur le droit à la ville, celles de David Harvey sur la mobilité, celles de Jordi Borja sur le droit au logement, celles de David Graeber sur les changements anthropologiques du comportement, celles de Murray Bookchin sur le municipalisme libertaire, celles de Vandana Shiva sur la désobéissance créatrice, ...
Le droit à la ville doit permettre de redéfinir la ville. Il s’inscrit dans une conception alternative de la transformation sociale, celle de l’accès aux droits pour tous et de l’égalité des droits, celle de la transformation des rapports entre l’espèce humaine et la Nature. C’est la convergence des droits qui donne son sens au droit à la ville. Le droit à la ville est un droit territorial. C’est la territorialisation des droits qui devrait servir de fil conducteur aux politiques locales. C’est elle qui donne son sens à l’opposition entre ville compétitive et ville solidaire.
Ce qu’il y a de nouveau est en gestation ; il n’est pas prédéterminé. Une part de ce qui est nouveau cherche son chemin à différentes échelles, locale, nationale, régionale, mondiale et n’est visible qu’à l’échelle d’une génération. La culture urbaine est une culture politique. La nouvelle culture urbaine qui émerge sur les places occupées mêle l’utopie et le réalisme. Au Moyen Age, la résistance au féodalisme affirmait déjà « l’air de la ville rend libre ». La révolution urbaine à venir pourra porter des valeurs renouvelées des libertés et de la démocratie. Le droit à la ville donnera son sens à la nouvelle révolution urbaine.
29 septembre 2019
Gustave Massiah