Beyrouth (Liban), de notre correspondante.– Depuis mardi, une petite foule de journalistes est rassemblée devant la maison de Carlos Ghosn dans un quartier chic de Beyrouth. Ils guettent – en vain jusqu’à présent – l’apparition de celui qui s’est enfui du Japon. Le jour même, il s’était exprimé dans un communiqué : « Je suis à présent au Liban. Je ne suis plus l’otage d’un système judiciaire japonais partial où prévaut la présomption de culpabilité. » Pour l’entendre de vive voix avec d’éventuelles explications, il faudra attendre la semaine prochaine. Mercredi, un des avocats de l’ex-PDG du groupe automobile Renault-Nissan a annoncé à Reuters qu’il s’exprimerait lors d’une conférence de presse le 8 janvier dans la capitale libanaise. Cependant, selon le quotidien libanais L’Orient-Le Jour, la date précise et le format n’auraient toutefois pas été confirmés par un autre de ses avocats.
Il reste en effet de nombreuses zones d’ombre depuis la révélation, lundi en début de soirée, de son évasion du Japon, où il avait été arrêté fin 2018 pour malversations financières. Fin avril, après 130 jours de détention provisoire, il avait obtenu sa remise en liberté sous caution, associée à des conditions particulièrement strictes, dont notamment l’interdiction de quitter le pays et de communiquer avec sa femme. Depuis, Carlos Ghosn, qui détient les trois passeports libanais, français et brésilien, était assigné à résidence dans le centre de Tokyo, dans l’attente de son procès prévu pour le 21 avril 2020.
Le mystère autour de cette évasion rocambolesque reste total. Comment l’homme d’affaires a-t-il pu échapper à la vigilance des autorités japonaises ? Quelle a pu être la participation des autorités libanaises dans cette fuite ? Une chaîne télévisée libanaise, qui cite une source officielle, a affirmé mardi que Carlos Ghosn serait entré au Liban avec un passeport français. Cependant, ses avocats ont confirmé que ses trois passeports étaient toujours en leur possession – autre mesure imposée lors de sa libération conditionnelle. Les circonstances de l’évasion donnent ainsi naissance aux théories les plus extravagantes, comme celle rapportée par une chaîne télévisée libanaise, démentie depuis par une source proche de son entourage, selon laquelle l’ex-PDG de Renault-Nissan serait entré au Liban caché dans une caisse d’instrument de musique.
Au Liban, les réactions officielles restent timides mais positives. Selon des sources proches de Carlos Ghosn, l’homme d’affaires aurait été chaleureusement accueilli lundi par le président de la République libanaise Michel Aoun. Une rencontre cependant démentie par un conseiller de presse du bureau de la présidence. Le ministère des affaires étrangères à Beyrouth a par ailleurs affirmé, mardi, dans un communiqué publié par l’agence de presse étatique ANI, que Carlos Ghosn était « entré légalement au Liban », tout en indiquant ne détenir aucune information quant aux conditions de son évasion.
Un communiqué de la Direction générale de la sureté générale libanaise affirme de même qu’« il n’y a aucune mesure qui justifie une action ou des poursuites judiciaires à son encontre ». Carlos Ghosn semble désormais en sécurité sur le sol libanais. En effet, « il n’y a pas de convention bilatérale entre le Liban et le Japon, ni de traité ou de convention d’extradition entre les deux pays, et de manière générale le Liban n’extrade pas ses propres nationaux. Le Japon peut cependant présenter une requête officielle par voie diplomatique et émettre un mandat d’arrêt international par Interpol », explique Ibrahim Najjar, ancien ministre de la justice et expert juridique. Un recours toutefois limité, car « Interpol ne peut pas intervenir à l’intérieur du territoire libanais. Sur le plan de la sécurité, et de l’application de la procédure pénale, c’est la loi territoriale libanaise qui s’applique », poursuit-il.
Du côté des Libanais, après l’effet de surprise générale, les avis sont plutôt mitigés. Pour certains, le parcours académique et la réussite professionnelle de Carlos Ghosn en font une fierté nationale. Il incarne le symbole d’une réussite dont la vaste diaspora libanaise aurait le secret. Né au Brésil d’une famille d’origine libanaise, Carlos Ghosn a passé une grande partie de son enfance et de son adolescence au Liban, qu’il a quitté à 16 ans. Il a poursuivi ensuite de prestigieuses études à Paris, où il est diplômé en ingénierie de l’École polytechnique et de l’École des mines de Paris. Acteur majeur du secteur automobile mondial pendant près de 22 ans, Carlos Ghosn était ainsi le parangon de l’entrepreneur accompli, une position sociale tant louée au pays du cèdre.
Ce sentiment de fierté est renforcé par le fait que l’homme d’affaires a gardé des liens forts avec le Liban, notamment à travers des investissements dans la viticulture et l’immobilier. Au moment de son arrestation au Japon, des panneaux de soutien fleurissaient un peu partout dans la capitale Beyrouth, sur lesquels on pouvait lire, accompagnés de sa photo : « Nous sommes tous Carlos Ghosn » « Les accusations à son encontre sont infondées. C’est un homme éduqué, il a réussi à sauver Nissan de la faillite. Ce sont des gens comme lui qu’il nous faudrait en politique », explique Rosine, une Libanaise qui a accueilli la nouvelle avec joie.
Or, le retour de l’homme d’affaires intervient à un moment particulier pour le Liban : le pays traverse depuis le 17 octobre un soulèvement historique, qui demande, entre autres, la fin de la corruption de la classe politique, dans un contexte de crise économique sévère. Si « pour beaucoup de Libanais, il aurait pu être un homme providentiel pour l’économie libanaise », comme l’analyse Ibrahim Najjar, pour d’autres, Carlos Ghosn n’est qu’un énième visage de cette corruption endémique. Le soulèvement populaire a en effet exprimé à maintes reprises son ras-le-bol contre l’évasion fiscale et monétaire. « La révolution demande de récupérer les fonds volés… et c’est les voleurs qu’on récupère », s’amuse Christelle qui participe au mouvement de contestation depuis ses premiers jours. « On n’a pas besoin d’un autre corrompu », renchérit un autre manifestant.
Les rumeurs vont par ailleurs bon train quant au moment choisi par Carlos Ghosn pour son retour, alors que le premier ministre, désigné il y a deux semaines, doit encore former un gouvernement. « Je me demande s’il ne décrochera pas un poste de ministre au gouvernement, sinon quel intérêt à rentrer maintenant, et pourquoi avoir choisi le Liban ? », s’interroge la manifestante.
Les réseaux sociaux ont aussi réagi, avec beaucoup d’humour et d’ironie, au retour de l’homme d’affaires : « Carlos Ghosn dit dans son communiqué qu’il a échappé à la partialité du système juridique japonais. Il est donc venu chercher le confort et “l’efficacité” d’un système judiciaire libanais qui n’a jamais mis un homme politique en prison pour corruption, même quand des milliards de fonds publics sont détournés chaque année », s’amuse ainsi l’activiste Lucien Bourjeily sur Twitter.
lucien bourjeily
@lucienbourjeily
#Carlos_Ghosh said in his statement that he escaped the “rigged” Japanese justice system.
He then came to the comfort of the “efficient” Lebanese justice system that never ever put a politician in jail for corruption even though billions of public funds are embezzled yearly. https://twitter.com/business/status/1211852841905741824 …
Bloomberg
@business
“I am now in Lebanon and will no longer be held hostage by a rigged Japanese justice system where guilt is presumed, discrimination is rampant, and basic human rights are denied,” Carlos Ghosn said in a statement https://bloom.bg/2MGEKP9
10:52 - 31 déc. 2019 · Lebanon
© lucienbourjeily
Enfin, d’autres craignent qu’un conflit diplomatique avec le Japon place le Liban en porte-à-faux avec une puissance économique d’importance. « Le Japon va faire son possible pour réagir sur les plan diplomatique, commerciale et politique. Cependant, le Liban n’a aucun intérêt à voir ses relations avec Tokyo se dégrader », estime Ibrahim Najjar. La situation pourrait en effet porter atteinte à l’image du pays à l’international, à un moment critique où le Liban cherche à obtenir de l’argent de tout bailleur de fonds potentiel pour l’aider à sortir de sa grave crise économique.
Pour beaucoup de Libanais, c’est l’urgence sociale et économique qui reste la priorité. Le 31 au soir, loin des rumeurs entourant la fuite de Carlos Ghosn, ils étaient encore des milliers réunis au centre-ville pour la « révolution de la nouvelle année », « Révolution, contre les voleurs et jusqu’à ce que tombent les corrompus », entendait-on alors chanter.
Nada Maucourant Atallah
@MaucourantNada