Les manifestations du 29 novembre méritaient bien leur nom – Marches de la Solidarité –, s’attaquant à toutes les injustices, même les plus politiquement ou socialement « sensibles » comme les droits des populations minoritaires, le statut des femmes ou des transgenres, les lois contre le blasphème, des conditions d’exploitation parfois « féodales » (voire quasi esclavagistes) dans divers secteurs économiques… Ce faisant, les Marches sont devenues un point de ralliement pour un large éventail de courants politiques de gauche et de mouvements sociaux.
Convergences de résistances
Comme le note Farah Zia dans le quotidien de langue anglaise The News, les étudiant.es « ont été rejoint par des enseignants, journalistes, avocats, des révolutionnaires de la vieille garde, des activistes de la société civile, de la classe ouvrière, ou militant.es politiques. Tous les genres étaient représentés dans une foule inclusive comme le Mall n’en avait pas connu dans période récente – même lors du Mouvement des Avocats [en 2009] [3]. Les jeunes non-punjabis [4] se distinguaient par leur nombre important. Une occasion rare où les ”mangeurs de hamburgers” se mêlaient à leurs homologues des écoles [cotées] dans un espace public » [5]
Amna Chaudhry enfonce le clou dans un autre quotidien de langue anglaise, Dawn :
Le Comité d’Action étudiant (SAC) « était catégorique sur le fait que la marche aborderait [outre les questions universitaires] les problèmes plus larges de la privatisation, de la misogynie, du racisme et de la simple négligence des groupes marginalisés. En conséquence, la mobilisation pour la marche n’a pas seulement eu lieu sur les campus, mais les organisateurs étudiants se sont également engagés auprès des dirigeants syndicaux, des avocats, des médecins et des féministes. (…).
« Les femmes étaient invitées à se placer au premier plan (…), les travailleur.es bénéficiaient d’autant d’attention que les autres groupes. L’étudiant Mashal Khan – qui avait été tué après une fausse accusation de blasphème – fut honoré aux côtés de la socialiste révolutionnaire Rosa Luxembourg. Ce faisant, la marche a donné une grande importance à la question des couches marginalisées, montrant qu’elle lui était irrévocablement liée, créant un espace au sein duquel toutes et tous citoyens pouvaient faire connaître ses revendications (…).
Cette année, les étudiant.es ont recherché l’aide de syndicats ouvriers, tels que le Bhatta Mazdoor Union [Syndicat du travail de Bhata], la Labour Education Foundation, et le All Pakistan Wapda Hydroelectric Workers Union. Selon Mohiba Ahmed, la communauté transgenre a joué un rôle très important dans l’organisation et la mobilisation pour la grève. Etant donné que la Marche de la Solidarité s’opposait aussi à la privatisation croissante des institutions publiques, elle a trouvé un terrain commun avec les médecins et avocats exprimant les mêmes griefs. » [6]
Une préparation dans la durée
La seconde Marche de Solidarité a été longuement préparée note Raza Gilani, membre du Progressive Student Collective : « Nous avons beaucoup appris depuis notre première marche [réalisée l’année précédente]. La leçon la plus importante, peut-être, était qu’il nous fallait établir des connexions avec des activistes dans tout le pays. Nous avons passé l’an dernier, à voyager et à nouer ces liens, et c’est pourquoi la Marche a été un tel succès cette fois-ci. (…) »
« Les organisatrices et organisateurs se sont inspirés du mouvement de 1968 contre le régime dictatorial d’Ayub Khan. “Ce sont les ouvrier.es, paysan.nes, étudiant.es et femmes qui ont [aujourd’hui] dirigé le mouvement, tout comme la fois précédente. Tous ces groupes se sont rassemblés pour que nous soyons à même d’achever nos objectifs,“ explique Gilani. (…) »
« “Le mouvement est aussi critiqué parce que les femmes sont au premier plan“ ajoute Mohiba Ahmed. “Mais les femmes souffrent le plus dans le cadre des universités. Les campus ne sont pas sûrs pour elles, le manque de bourses et de facilités de logement les affecte plus que d’autres et c’est pour cela qu’elles sont aujourd’hui à l’avant plan“, dit-elle. “Les femmes doivent être partie prenante de ce qui se passe, de même que la communauté transgenre. Nous voulons que toutes ces personnes se rejoignent, pour que notre mouvement soit intersectionnel » [7]
L’accusation de sédition
Les Marches du 29 novembre n’étaient donc pas un feu de paille, mais l’expression du murissement d’une nouvelle génération militante et solidaire décidée à articuler les résistances à toutes les injustices dans une perspective progressiste. Les milieux politiques dirigeants et les différentes fractions de l’appareil d’Etat ne répondent pas de façon uniforme à ce défi. Mais il est clair qu’une aile au moins de l’appareil répressif veut frapper très fort. D’où l’accusation de sédition.
Comme dans bien d’autres pays – à commencer par l’Inde de Modi, l’ennemi juré vu du Pakistan ! – l’accusation de sédition, de terrosisme ou d’atteinte à la sécurité nationale est fréquemment utilisée pour réprimer l’opposition politique et les mouvements sociaux. L’armée a parfois planté de fausses preuves dans la résidence de dirigeants paysans ou ouvriers pour les faire condamner à des conditions particulièrement dures d’incarcération (tortures, isolement…) : à savoir des roupies indiennes. Etre dénoncé comme un « agent stipendié de l’Inde » est l’une des plus graves accusations qui soient dans ce pays – avec le blasphème. L’accusation de terrorisme permet de faire juger les activistes par une justice d’exception.
Le droit d’autodétermination n’est évidemment pas reconnu et, face à l’oppression exercée par l’Etat central, des mouvements irrédentistes existent, comme au Balouchistan. Cependant, l’armée, pour couvrir ses propres crimes, peut accuser d’atteinte à la sécurité nationale des mouvements pacifiques, non armés, qui ne remettent pas en cause leur appartenance au Pakistan, comme cela a été le cas avec le Mouvement de défense pachtoune / Pashtun Tahfuz Movement (PTM) [8], dans le nord-ouest du pays. A la suite d’une violente répression, les militaires ont fait incarcérer les deux membres de l’Assemblée nationale, élus dans cette région : Ali Wazir et Moshin Dawar. Ce n’est qu’après une intense mobilisation au Pakistan et une importante campagne de solidarité internationale [9] qu’ils ont été remis en liberté provisoire.
Sédition, terrorisme et blasphème
Les accusations de sédition ou terrorisme et de blasphème fonctionnent selon des modalités différentes, mais toutes deux opèrent à la fois dans le cadre des institutions (judiciaires…) et en dehors. Ainsi, des services de renseignements peuvent faire « disparaître » des personnes jugées trop critiques (comme des blogueurs) – et la justice peut les obliger à les faire « réapparaître ». L’appareil d’Etat (au sens large) n’est pas homogène. Les cours de justice sont souvent soumises aux puissances établies (finalement intraitables, comme dans le cas de Baba Jan au Gilgit Baltistan, quelques soient l’invraisemblance du dossier d’accusation [10]). Elles peuvent aussi prendre des positions très courageuses, comme quand les juges d’une Cour suprême ont déclaré la villageoise chrétienne Asia Bibi innocente du crime de blasphème pour lequel elle avait été condamnée à mort [11]. Les grandes campagnes de défense démocratique au Pakistan se mènent par voie de mobilisation, mais aussi sur le plan légal. Ainsi, de nombreux avocats, défenseurs des droits humains, accompagneront le 7 janvier les soi-disant « meneurs » du 29 novembre, accusés de sédition.
Dans le cas du blasphème, les mouvements religieux extrémistes n’hésitent pas à exercer eux-mêmes une « justice » expéditive. Aucune personne en détention et condamnée à mort pour blasphème n’a été légalement exécutée à ce jour – en revanche, elles peuvent être assassinées dans la prison – ou à l’extérieur, si elles sont libérées (une fois innocentée, Asia Bibi a dû être secrètement exfiltrée vers le Canada pour avoir la vie sauve). Bien d’autres sont tuées avant même d’être arrêtées.
Les islamistes radicaux font plus encore : ils assassinent des avocats et personnalités qui prennent la défense des « blasphémateurs » ou qui critiquent l’extension des lois sur le blasphème. Ainsi Salman Taseer [12], gouverneur de la principale province du Pakistan et membre du parti gouvernemental de l’époque, a été abattu par son propre garde du corps parce qu’il avait pris la défense de Bibi, la villageoise chrétienne.
Tout récemment, un universitaire spécialiste reconnu en littérature anglaise, Junaid Hafeez [13], arrêté en 2013, a été condamné à mort pour blasphème, sans preuve aucune. La véritable raison est probablement qu’il avait invité une collègue féministe à intervenir dans son séminaire. Il est resté six ans en détention solitaire et sa santé mentale s’en ressent douloureusement. Le groupe d’avocats fondamentalistes (il y en a beaucoup) qui plaident pour l’accusation a menacé de mort leur collègue qui défend Hafeez – alors que son précédent avocat, Rashid Rehman, avait déjà été attaqué dans son cabinet et assassiné en 2014. Les extrémistes religieux ont menacé les juges du même sort s’ils ne condamnent pas l’accusé à la peine capitale, ce qu’ils ont fait.
En règle générale, les auteurs de ces crimes religieux ne sont pas inquiétés. L’impunité règne et la pression exercée contre les autorités judiciaires ne cesse d’augmenter.
Une bataille sur de multiples fronts
Ce tour d’horizon (incomplet) permet de comprendre à la fois la profondeur et les ressorts de la mobilisation étudiante et populaire actuelle (en réaction à tant d’injustices) et les enjeux auxquels la nouvelle génération militante est confrontée. Elle a dû engager d’emblée la bataille sur de multiples fronts pour être à même de rassembler les forces vives de la résistance et renouer le fil d’un combat historique, progressiste, qui remonte au moins aux années 68, et jeter les bases d’une nouvelle force de gauche, rajeunie, socialement enracinée et inclusive.
Le 7 janvier représente une échéance judiciaire et politique très importante. Il faut, dans un premier temps, faire plus largement connaître la situation au Pakistan. Pour, une nouvelle fois, assurer de notre solidarité, celles et ceux qui poursuivent un combat difficile dans ce pays.
Pierre Rousset