Jamais une personnalité de la République islamique d’Iran n’a joué, composé, écrit à ce point avec la partition de l’ombre et celle de la lumière. Il utilisait l’une et l’autre comme – on n’échappe pas à ce cliché – un chef d’orchestre.
Pendant des mois, il organisait, planifiait des opérations secrètes et on le voyait peu ou pas. Puis il surgissait en pleine lumière quand la télévision d’État iranienne annonçait qu’il était en Irak, face à l’État islamique, en Syrie face aux rebelles ou au Liban, avec ses amis du Hezbollah. On le découvrait alors sur le front, y compris en première ligne, ou en pleine négociation.
Car le général Qassem Soleimani était davantage qu’un général, fût-il du plus haut rang, commandant la force Al-Qods, la branche la plus puissante des pasdaran (Gardiens de la révolution), chargée des opérations, secrètes ou non, du renseignement et des guerres qu’elle conduit sur les théâtres extérieurs.
Et plus encore qu’un diplomate de haut vol, c’était le stratège de l’Iran dans cette partie du monde, où l’on suivait son passage d’un conflit à un autre, et même le vecteur principal du déploiement de l’influence de Téhéran dans toute la région. Il aimait les champs de bataille où pour lui se prolongeait l’histoire sainte chiite.
C’est ce chef d’orchestre de l’ombre et de la lumière que les Américains ont tué dans la nuit de jeudi 2 au vendredi 3 janvier par une frappe contre son convoi qui circulait sur l’aéroport de Bagdad. Ordonnée par Donald Trump, sans l’aval du Congrès qui n’a même pas été informé, elle fait craindre une nouvelle escalade militaire dans la région et a été largement dénoncée comme « irresponsable », y compris aux États-Unis par les démocrates.
Peu avant, le président américain avait menacé ouvertement Téhéran après le siège de l’ambassade américaine, dans l’ultra-sécurisée « zone verte » de Bagdad, par des milices ouvertement pro-iraniennes.
À Bagdad, Soleimani était d’ailleurs chez lui. Jusqu’à l’irruption, fin septembre, de la contestation de la jeunesse chiite qui a brûlé à maintes reprises son portrait, il circulait à travers le pays quasiment sans escorte. C’est d’ailleurs en Irak qu’il a acquis une large partie de sa notoriété, d’abord en défendant la ville sainte chiite de Samarra contre l’État islamique, puis en reprenant en 2015 la ville sunnite de Tikrit, sans appui aérien américain – il n’en voulait pas d’ailleurs – après plusieurs lourds échecs de l’armée irakienne.
Sur le front irakien mais aussi sur ceux de Syrie, il a été à la fois un exécutant et un décideur, comme il le confiera dès 2007 à un officiel irakien qui en fera mention dans un rapport transmis à l’administration américaine. « Il est déjà tombé à deux reprises dans une embuscade de Daech », indique, de son côté, le chercheur irakien Hicham al-Hachemi.
En Syrie, il organisera une sorte d’internationale révolutionnaire chiite, comprenant des conseillers militaires iraniens, des brigades irakiennes, afghanes, pakistanaises et des unités du Hezbollah libanais pour sauver, avec l’aviation russe, le régime de Bachar al-Assad.
Au djihad sunnite lancé par l’EI, il répond par un contre-djihad chiite. On le voit alors sillonner la Syrie, participer notamment au siège d’Alep, mais aussi au cœur du réduit alaouite. Il semble qu’il n’ait pas apprécié la façon dont les généraux syriens conduisaient la guerre. Plus tard, on le retrouvera en Irak, lors du siège de Mossoul.
Dès 2015, sa popularité est à son comble en Iran. À la suite d’un sondage, le site iranien Khabaronline.ir (conservateurs pragmatiques) l’élit « homme de l’année ». On laisse aussi entendre en Iran qu’il pourrait représenter les factions radicales lors du prochain scrutin présidentiel.
Mais, visiblement, la politique intérieure ne l’intéresse pas. Il reste un général dans l’âme, fût-ce dans l’armée idéologique du régime, cela depuis la guerre Iran-Irak (1980-1988), où, d’après ses biographies publiées dès 1980, il a mené d’audacieuses missions de reconnaissance derrière les lignes irakiennes au sein de la 41e division des pasdaran sur le front du Khouzistan (sud de l’Iran).
« À la fin de la guerre, on le verra en opération sur les frontières avec l’Afghanistan et le Pakistan où cette fois il se bat contre les trafiquants de drogue [qui sont à la tête de véritables armées privées – ndlr], précise le politologue et ancien homme politique iranien Ahmad Salamatian. Dès 1995, quand le guide Khamenei commence la réorganisation des pasdaran, c’est lui qui est chargé des unités extérieures. C’est le début de sa renommée. »
Son charisme, aussi, plaît beaucoup. Car il joue la modestie, se montre humble, n’exhibe pas ses épaulettes de major-général, préférant une austère tenue noire et ne donne, à une exception près, aucune interview aux télévisions. Sur les fronts, les soldats se précipitent pour lui demander de poser pour des selfies. En contraste avec son pouvoir, qui fait de lui le numéro 2 de facto du régime après l’ayatollah Khamenei, il use d’une élocution douce, couplée à une assurance en toutes circonstances, ce qui témoigne qu’il a l’entière confiance du Guide de la révolution islamique.
En fait, comme beaucoup d’officiers iraniens ayant servi pendant la terrible guerre Irak-Iran déclenchée par Saddam Hussein, il n’a jamais été satisfait de la voir s’achever, en juillet 1988, sans victoire ni défaite, par un cessez-le-feu dont Khomeini, lui-même, avait dit que son acceptation était « pire que d’avaler du poison ».
L’invasion de l’Irak par George W. Bush, en mars 2003, va lui permettre de revenir sur le terrain en instrumentalisant des groupes chiites contre l’occupant américain et en faisant de Téhéran la pièce maîtresse sur l’échiquier irakien. C’est à cette époque que sont nées les quatre grandes milices qui pèsent actuellement si lourdement sur l’Irak, qui sont calquées sur le Hezbollah libanais ou le bassidj (milices populaires) iranien et vont mailler tout le territoire de l’ancienne Mésopotamie. À la tête de trois d’entre elles, on trouve un homme qu’il a choisi ou qui lui est proche.
Aussi fut-il le plus sérieux adversaire du général américain David Petraeus, chargé à cette époque de rétablir un semblant d’ordre en Irak, qui le décrivit au secrétaire d’État à la défense Robert Gates comme une « créature véritablement diabolique ». Commença à partir de 2007 une guerre de l’ombre où tous les coups furent permis, ce qui n’empêcha pas les deux ennemis de communiquer via différents intermédiaires, chacun menaçant l’autre de représailles.
Avec la montée en puissance de la contestation populaire en Irak et au Liban et son rôle dans la répression les manifestations, sa stratégie était remise en cause et son aura avait sérieusement pâli. En Iran, on se moque volontiers de la ville de Rashd, dont les habitants sont considérés – sans raison – comme des « peureux », forts en gueule mais incapables de passer à l’acte. C’est l’image qu’avait Donald Trump auprès des Iraniens, celui d’un « Rashdi ». Ce fut peut-être aussi la principale erreur militaire de Soleimani, celle de le croire et d’avoir sous-estimé son ennemi.
Tout a commencé dès le 28 octobre quand onze bombardements à la roquette prennent pour cibles des bases où sont postés des soldats de l’US Army et l’ambassade américaine, faisant un mort et des blessés parmi les militaires irakiens. Le 3 décembre, cinq roquettes sont tirées sur la base aérienne d’Ain al-Assad quatre jours après la visite du vice-président américain.
Le 27 décembre, la base militaire irakienne de Kirkuk accueillant les forces de l’opération américaine « Inherent Resolve », est à son tour visée. Un chef d’entreprise américain, venu en tant que consultant, est tué, quatre militaires américains et deux soldats irakiens sont blessés.
Le 29 décembre, survient la riposte américaine avec des bombardements contre la milice paramilitaire irakienne Kataëb Hezbollah (les Phalanges du parti de Dieu), suspectée d’avoir attaqué les bases américaines. Elle fait officiellement 25 tués parmi les miliciens – en réalité, selon une source sécuritaire irakienne, plusieurs dizaines de morts. C’est l’engrenage.
Après les funérailles des combattants tués, les miliciens du Kataëb Hezbollah, rejoints par ceux d’autres formations paramilitaires, attaquent la première enceinte de l’ambassade américaine, cassent et enflamment plusieurs bâtiments, en exigeant le retrait total des 5 200 soldats américains qui demeurent sur le territoire irakien. Le siège ne sera levé que dans la soirée du 31 décembre.
L’étape suivante sera l’assassinat de Soleimani, accusé par la Maison Blanche de commander les opérations anti-américaines, et d’une dizaine d’autres personnes qui l’accompagnaient, dont Abou Mehdi al-Mohandes, le numéro deux de Hacht Al-Chabi, en français les Forces de mobilisation populaire, la grande coalition qui réunit les innombrables milices irakiennes.
À Téhéran, le Guide suprême Ali Khamenei a décrété trois jours de deuil national et promis une « vengeance terrible ». Exceptionnellement, il a présidé le Conseil supérieur de défense nationale qui s’est réuni en toute hâte et il a nommé son successeur. Tout le régime s’est d’ailleurs retrouvé dans la condamnation de l’assassinat, y compris l’ancien président Mohammad Khatami, pourtant adversaire déclaré de l’officier, et aujourd’hui en résidence surveillée. À Nadjaf, l’ayatollah Ali Sistani, le chef spirituel des chiites irakiens, a parlé d’« attaque perfide » mais appelé à la retenue et à la sagesse.
Bien différent est le sentiment des manifestants qui occupent la place Tahrir à Bagdad : ils ont accueilli avec des cris de joie la mort du chef de la force Al-Qods, qu’ils accusaient de diriger la répression contre eux.
Jean-Pierre Perrin