Réfugiés rohingyas : une catastrophe sanitaire, un désastre écologique
Depuis la fin du mois d’août, 620 000 membres de la communauté rohingya de Birmanie sont venus se réfugier à l’extrême sud du Bangladesh, pourchassés par l’armée birmane. Dans les camps bâtis en catastrophe au milieu des rizières, au cœur d’un drame humanitaire absolu, ils tentent de survivre à la faim et à la peur, sans oser penser à l’avenir. (1/3)
Cox’s Bazar (Bangladesh), envoyé spécial.- La langue de terre bangladaise qui s’étire le long du littoral birman est enchanteresse. Côté mer, une plage longiligne de plus d’une centaine de kilomètres borde le golfe du Bengale. Les gens d’ici prétendent qu’elle est la plus longue du monde. Ombragée de pins Casuarina aux allures de tamaris, elle est le paradis des surfeurs. Côté terre, d’innombrables bras de rivières sinueuses abritent à leur retour du large les bateaux de pêche en conque. Dès l’aube, les paysans s’affairent à la serpe dans les rizières. En ces premiers jours de novembre, les nuages sombres de la mousson s’en sont allés et la récolte d’automne a commencé. Malgré la chaleur suffocante, la campagne est à peine jaunissante, agrémentée de bouquets de palmiers à bétel aux troncs zébrés. Qui pourrait imaginer que c’est dans ce cadre tropical féerique que se joue actuellement un drame humanitaire absolu ?
Dans le camp de Balukhali, à la lisière de Kutupalong, 6 nov. 2017 © Guillaume Delacroix
Passée la ville d’Ukhiya, la route menant de Cox’s Bazar à la pointe sud du Bangladesh est jalonnée de camps de réfugiés où s’entassent près d’un million de Rohingyas. Ils étaient, jusqu’à l’été dernier, un peu plus de 200 000 membres de cette communauté musulmane à avoir fui depuis plusieurs décennies la Birmanie.
Depuis que le 9 octobre 2016, trois postes-frontières ont été attaqués par des insurgés, servant de prétexte aux massacres perpétrés par l’armée birmane, les tueries ont repris mieux que jamais, dénoncées par l’ONU et diverses organisations de défense des droits de l’homme comme un « nettoyage ethnique ». Et le flot a brusquement gonflé cet été, après de nouvelles attaques aux postes frontière survenues le 25 août. Au dernier pointage réalisé le 12 novembre par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), une agence intergouvernementale rattachée l’an passé à l’ONU et qui, pour la première fois de son existence, a la responsabilité de coordonner l’action sur le terrain, 620 000 personnes sont arrivées en deux mois du district de Maungdaw, où les militaires birmans brûlent leurs villages et les pourchassent en commettant les pires exactions.
On raconte que plusieurs dizaines de milliers d’autres candidats à l’exil attendent leur tour, là-bas, à l’horizon. Parmi les derniers arrivants, Sadek Hussein, 22 ans, et sa femme Hotiza Begum, 21 ans. Nous les rencontrons en bord de route, deux bébés de six et dix-huit mois dans les bras, hébétés et complètement affamés. « On a marché pendant douze jours et on a passé la frontière le 4 novembre. On n’a rien mangé depuis deux jours », murmurent-ils, à bout de forces. Ils viennent de Buthidaung, une ville située à une cinquantaine de kilomètres à vol d’oiseau.
Depuis fin août, une véritable ville et plusieurs villages ont surgi de nulle part, prenant d’assaut la moindre colline, le moindre recoin de terre disponible. Dans ce Bangladesh quatre fois plus petit que la France et peuplé de 170 millions d’habitants, la densité humaine est l’une des plus élevées au monde. Le gouvernement n’a eu d’autre choix que de laisser à ces migrants les zones rurales relevant du ministère des forêts. Il a mis à leur disposition 3 000 acres (1 214 hectares), sans imaginer que l’érection d’une multitude d’abris de fortune s’accompagnerait d’un désastre écologique.
Parce qu’ils ont besoin de place, les Rohingyas arasent les collines, terrassent leurs flancs friables et sculptent des escaliers de fortune, provoquant ici ou là des effondrements. Parce qu’ils ont besoin, aussi, de gagner un peu d’argent en vendant le bois opportunément débité en fagots, très recherché pour alimenter le feu des cuisines ou pour fabriquer du mobilier, ils coupent et déracinent des milliers d’arbres. Fromagers, eucalyptus et jusqu’aux hévéas qui valent à la région le surnom de “jardin du caoutchouc”, aucune essence n’est épargnée.
Très recherchés pour la construction des abris, les bambous de 10 mètres sont vendus 500 takas pièce (5,25 euros) © Guillaume Delacroix
Les bambous, eux, arrivent de Cox’s Bazar et sont utilisés sur place en squelette et charpente des habitations des camps. Ils sont acheminés en quantités effarantes par des camions surchargés roulant pied au plancher, obligeant parfois les rickshaws à plonger au fossé pour dégager le passage. L’OIM distribue des sacs qui, une fois remplis de sable, peuvent servir de soutènement. Le gouvernement bangladais, de son côté, est en passe d’achever la construction de dix routes d’accès et de cinq ponts, tandis que dans les camps eux-mêmes, l’armée a terrassé 6 kilomètres de pistes et prévoit d’en réaliser encore 16. « La dégradation est aussi épouvantable qu’irrémédiable. Ça va trop vite, on n’a pas le temps de les arrêter », s’émeut Shamsud Douza, l’un des représentants locaux d’un ministère dont l’intitulé en dit long sur la destinée funeste de ce pays. Littéralement : le ministère de la gestion des catastrophes et des secours.
Depuis quelques jours, l’armée bangladaise tente de démontrer aux réfugiés qu’ils peuvent bâtir sans détruire la végétation, laquelle peut du reste apporter une ombre bienvenue. Couper un arbre est même dorénavant passible d’une amende mais Runa Khan, fondatrice de l’organisation non gouvernementale Friendship (« amitié »), prédit néanmoins le pire. « Cette région de Cox’s Bazar et de Chittagong, la deuxième plus grande ville du Bangladesh, constitue une ceinture verte, dit-elle, elle est d’une fragilité extrême, car son sol est formé de limons et de sable qui ne demandent qu’à s’affaisser. Un cyclone, un incendie ou une forte mousson, et tout peut disparaître du jour au lendemain. »
Éviter tout contact avec les matières fécales
C’est pourtant là, dans cette ceinture verte, que les Rohingyas sont bien obligés d’élire domicile. Là qu’ils creusent avec les moyens du bord pour trouver de l’eau dans la nappe phréatique. « La ressource est aléatoire et un hydrogéologue vient d’arriver pour déterminer les meilleurs endroits où forer », nous confie le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR). En attendant, des milliers de puits pompent à une trentaine de mètres de profondeur et bientôt, des machines arriveront pour forer plus bas, à près de 200 mètres sous terre. Car il s’agit de faire remonter en surface de l’eau propre qui n’ait pas été contaminée par les dizaines de milliers de latrines qui surgissent dans le paysage, tels des champignons.
« Au début, c’était l’horreur, les gens faisaient leurs besoins partout dans les champs. Puis peu à peu, on s’est mis à creuser des petites fosses consolidées par des anneaux en béton d’environ 60 centimètres de haut, surmontées d’un cabanon », explique Abu Nayeem, chargé des questions d’hygiène à Friendship. Au bout d’un mois, les fosses débordent. On les recouvre alors de sable et on en creuse d’autres, un peu plus loin, un peu plus profondes.
Unchiprang, 7 nov. 2017 : les enfants apprennent à se laver les mains à la sortie des latrines © Guillaume Delacroix
Le camp de réfugiés le plus vaste, Kutupalong, est aussi le plus ancien. C’est ici que les Rohingyas des premières vagues migratoires, celles de 1978 et 1991, se sont installés. Situé près du hameau de Gundum, à 500 mètres à vol d’oiseau de la frontière birmane, il abritait au départ 33 000 personnes. Aujourd’hui, ils sont près de 540 000 à tenter d’y survivre. Les bâches en plastique estampillées HCR parsèment la contrée à perte de vue. À quelques kilomètres plus au sud, en direction de Teknaf et de son rivage rendu tristement célèbre par les bateaux qui y accostent chargés de réfugiés, un chemin de terre quitte la route principale à hauteur de Noapara. Nous nous y engageons à pied et marchons plus de 2 kilomètres, au milieu d’un paysage bucolique de rizières habité il y a encore un mois par une quinzaine d’éléphants sauvages.
Soudain, au détour d’une colline, surgit Unchiprang, un camp de 40 000 réfugiés. Une fourmilière humaine grouillante fait la queue pour obtenir des rations de nourriture, se protégeant de l’insolation à l’aide de parapluies. Deux énormes réservoirs d’eau ont été posés à l’entrée par l’organisation Oxfam International. Jean-Jacques Simon, un Canadien qui travaille ici pour l’Unicef, nous informe qu’un programme de construction de 10 000 toilettes va démarrer incessamment. « Nous devons agir sur tout le cycle des maladies hydriques, de l’alimentation en eau potable aux latrines, en faisant tout notre possible pour éviter que les enfants ne soient en contact avec les excréments », souligne-t-il.
Risque majeur : l’épidémie de polio et de choléra, la maladie de l’eau sale et des matières fécales. Aucun cas de ces deux maladies n’a encore été officiellement diagnostiqué, mais plusieurs personnes sont mortes de diarrhée aiguë, obligeant les organisations humanitaires à une vigilance extrême. Le premier cimetière bâti à la hâte contenait trois cents places, il a été vite plein et un nouveau site vient d’ouvrir, plus loin dans la campagne. D’après le HCR, un tiers des familles sont en situation de grande vulnérabilité sanitaire, avec 120 000 femmes enceintes, 14 % de mères seules, une forte proportion de personnes âgées à risque et des milliers d’enfants orphelins.
Balukhali, 5 nov. 2017 : Amina Khatun (en noir, à droite) vient consulter au dispensaire de l’ONG Friendship © Guillaume Delacroix
L’Unicef fait de la prévention et vient de lancer, en partenariat avec l’Organisation mondiale de la santé et le gouvernement bangladais, une deuxième campagne de vaccination, avec 35 équipes sur le terrain. Juché sur un talus, un volontaire en blouse blanche, muni d’un haut-parleur, appelle les adultes à faire venir leurs enfants au plus vite. Il en profite pour rappeler à tout le monde de se laver les mains avant de manger et après être allé aux toilettes.
Chaque jour, cinq cents enfants se voient administrer les vaccins par voie orale. « Il faut aussi traiter d’urgence le problème de la malnutrition, qui touche un enfant sur quatre et se révèle sévère chez plus de 7 % d’entre eux », précise Jean-Jacques Simon. Leur système immunitaire est très faible et quand la distribution de compléments alimentaires et de vitamine A ne suffit pas, les petits sont envoyés directement à l’hôpital de campagne que Médecins sans frontières a monté à proximité de Kutupalong.
À Balukhali, le deuxième plus grand camp qui s’est tellement agrandi qu’il jouxte désormais Kutupalong, plusieurs maternités en tôle ondulée viennent d’ouvrir. Dans l’une d’entre elles, gérée par Friendship avec le soutien de la Fondation Mérieux et des médecins de la Chaîne de l’Espoir, une petite centaine de femmes défilent quotidiennement. Nous y rencontrons Amina Khatun, une jeune femme qui dit avoir « 19 ou 20 ans » et qui berce dans ses bras Noyufa, sa fillette âgée de quatre semaines. « J’ai traversé la frontière le 2 septembre, enceinte de sept mois, après avoir traversé des rivières avec de l’eau sale jusqu’à la poitrine, raconte-t-elle. J’ai accouché en arrivant, toute seule, dans ma tente. Dans six semaines, mon bébé aura son premier vaccin, je crois qu’il est sauvé. »
Comment gérer la peur du kaki et du sang
Dans la pièce voisine, le docteur Saifuddin Akhtar compte et recompte les médicaments de sa pharmacie. Antibiotiques, traitements contre la toux et contre la dysenterie, paracétamol, solutions salines de réhydratation… Son stock n’est pas mirobolant, mais c’est un début. Une équipe de jeunes architectes bénévoles est arrivée dans la matinée de la capitale, Dacca, pour partager avec les ONG quelques astuces constructives. Parmi eux, Razzia Hassan Chowdhury et Mumtaheena Rifat insistent sur la nécessité d’avoir des toitures étanches et des systèmes de ventilation naturelle pour rafraîchir l’intérieur. « L’évacuation des eaux usées est un vrai problème, il faut jouer sur l’épuration naturelle en creusant à l’extérieur de la clinique des rigoles suffisamment larges et profondes, avec des bordures solides en brique ou en ciment », indiquent-ils.
Une fois les abris attribués, la nourriture distribuée, les médicaments dispensés, surgit une question : et après ? « Après l’épreuve de la migration, la question de l’avenir est une source d’angoisse, une inconnue que les réfugiés doivent apprendre à gérer », témoigne May Maloney, coordinatrice de l’accompagnement psychosocial à la Fédération internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. À leur arrivée dans les camps, les Rohingyas sont rassemblés dans des centres de transit, où ils sont pour la plupart en état de choc. « Nous les aidons à parler, à exprimer leurs peurs, et à vivre dans un premier temps au jour le jour », raconte May Maloney.
Dans un centre d’accueil d’Hakimpara : on apprend aux enfants à exprimer leurs sentiments à l’aide d’émoticônes © Guillaume Delacroix
Jusqu’à présent, très peu d’organisations humanitaires offraient un accompagnement psychologique, mais des experts commencent à arriver sur place. Ils doivent notamment traiter la peur qui s’empare des migrants au moment du couvre-feu. À la tombée de la nuit, vers 17 heures, tous craignent pour leurs maigres effets personnels. Malgré les petits panneaux solaires autonomes, les camps se retrouvent pratiquement plongés dans le noir, le gouvernement bangladais n’ayant pour l’instant installé que 50 réverbères.
La question de l’angoisse est particulièrement prégnante chez les enfants. Dans le camp d’Hakimpara, sur la commune de Thaing Khali, la Croix-Rouge a dressé un abri à flanc de colline d’où nous parvient un chant. Tous les matins, vers 11 heures, Patrizia Messina, psychologue italienne, et Hisumoto Nakushima, physiothérapeute japonais, reçoivent une cinquantaine d’enfants qui répètent inlassablement la même comptine, « pour instaurer un rituel et normaliser le quotidien », disent-ils. La séance se poursuit avec une séance de relaxation faite de longs exercices de respiration et de positions d’équilibre proches du yoga. « Nous travaillons sur l’estime de soi, à l’aide d’un miroir dans lequel nous poussons les enfants à se regarder, et sur l’expression des sentiments, à l’aide d’émoticônes qu’ils peuvent désigner du doigt pour manifester leur joie, leur peine, leur honte ou leur culpabilité », détaille Patrizia. Parfois, la panique survient à la simple vue d’un vêtement kaki ou d’une goutte de sang. Des réactions « anormales », parfois « démentes », qui nécessitent une assistance psychologique immédiate.
Une boucherie dans le camp de Kutupalong : la viande provient de Teknaf © Guillaume Delacroix
Pendant ce temps-là, les adultes se préoccupent de trouver de quoi nourrir leur famille. Les distributions de riz et de lentilles ne suffisent pas. À l’intérieur des camps, des étals sont vite apparus le long des pistes sablonneuses, où les réfugiés les plus futés revendent au prix fort des victuailles qu’ils ont réussi à se procurer sur le marché du dimanche, à Balukhali. Aubergines, radis blancs, topinambours, piments et poissons séchés sont 10 % à 15 % plus chers qu’à l’extérieur des camps. Dans toute la péninsule de Cox’s Bazar, la population autochtone commence à se plaindre de l’inflation provoquée par la hausse subite de la demande en denrées alimentaires et en matériaux de construction.
Dès le début de la crise, l’OIM a fait savoir que le Bangladesh avait besoin de 434 millions de dollars au minimum, pour assurer la survie des migrants rohingyas au cours des six prochains mois. Le 23 octobre, une conférence des donateurs, organisée à Genève par l’Union européenne et le Koweït, a permis d’enregistrer 100 millions de dollars de nouvelles promesses de dotations, une somme qui va s’ajouter aux 235 millions de dollars déjà engagés depuis le 25 août. « Ce sont des cacahuètes au regard des coûts directs et indirects de cette crise sur l’économie locale, avec des fonctionnaires en nombre insuffisant qui consacrent aujourd’hui tout leur temps aux réfugiés et n’ont plus ni le temps ni les moyens, de s’occuper du reste », s’emporte Iftekhar uz Zaman, directeur exécutif de Transparency International Bangladesh. Venue récemment se rendre compte de la situation sanitaire, sociale et environnementale, la présidente de Médecins sans frontières (MSF), Joanne Liu, a tiré la sonnette d’alarme. Selon elle, les camps de Cox’s Bazar sont « une bombe à retardement ».
Guillaume Delacroix
• MEDIAPART. 13 NOVEMBRE 2017 :
https://www.mediapart.fr/journal/international/131117/refugies-rohingyas-une-catastrophe-sanitaire-un-desastre-ecologique?onglet=full
Rohingyas : derrière la religion, le pétrole et le gaz
Pendant que le gouvernement bangladais négocie un accord de rapatriement avec le ministre de l’intérieur birman, militaire de carrière, les réfugiés reçoivent des permis de séjour. Ils gardent précieusement le moindre papier attestant leur lien avec l’Arakan, la province qu’ils ont fuie et dont la Chine rêve de prendre le contrôle, en raison des hydrocarbures qu’elle recèle.(2/3)
Cox’s Bazar (Bangladesh), envoyé spécial.- C’est une longue tente blanche dressée sur un terrain poussiéreux, près du camp de réfugiés de Balukhali. Des soldats en uniforme sont postés à l’entrée, vert pour les soldats de l’armée régulière, brun pour les gardes-frontières, bleu pour le bataillon paramilitaire Ansar. Les migrants rohingyas en provenance de Birmanie patientent en file indienne, attendant d’être enregistrés pour obtenir un toit, à boire et à manger, des soins au dispensaire et une place à l’école pour les enfants. L’armée enregistre leur nom, leur village d’origine et leur date d’entrée au Bangladesh. Elle les prend en photo et relève leurs empreintes digitales. De grands ventilateurs rafraîchissent le matériel informatique.
L’armée enregistre les données biométriques des réfugiés et leur donne un permis de séjour © Guillaume Delacroix
À la sortie, chaque réfugié reçoit une carte plastifiée format carte de crédit. Au verso apparaît un code-barres. Au recto, l’intitulé suivant : carte d’enregistrement de citoyen birman. Les Rohingyas n’en croient pas leurs yeux. Privés de citoyenneté en 1982, ce qui fait d’eux la plus grande communauté apatride de la planète, les voici avec un lien reconnu à la terre birmane, écrit noir sur blanc par le gouvernement bangladais. Ce n’est qu’un succédané de permis de séjour mais il fait plaisir à cette population presque exclusivement musulmane qui n’avait eu droit par le passé, au mieux, qu’à des cartes sur lesquelles la junte militaire birmane tamponnait le mot “bengali”, en référence à la langue officielle du Bangladesh, histoire de les considérer comme des étrangers.
L’ennui, c’est que les Rohingyas ne parlent pas bengali. Ils s’expriment en rohingya, une variante du chittagongais, le dialecte du sud du Bangladesh, voire parfois en arakanais, la langue de cet État d’Arakan dont ils ont été chassés. Qu’importe... Le 15 novembre, les services d’immigration bangladais ont indiqué être en possession des données biométriques de 527 600 réfugiés, soit 85 % de tous ceux qui ont passé la frontière depuis fin août.
En arpentant l’artère principale du camp de Kutupalong, nous rencontrons Mustafa, un jeune homme de 25 ans au regard perdu dans le vide. S’il accepte de nous montrer son permis de séjour, il ne veut visiblement pas nous en dire plus. Il nous prie de le suivre à travers les collines, jusqu’à son abri de fortune où, pour s’abriter d’un soleil de plomb, se terrent sa femme et ses trois enfants en bas âge. Le petit dernier est venu au monde trois jours après la fête de l’Aïd-el-Kébir, alors qu’ils venaient de traverser la rivière séparant la Birmanie du Bangladesh.
Mustafa et les siens ont faim, si bien que cette histoire de papier d’identité les laisse de marbre. « On remercie la communauté internationale et le gouvernement du Bangladesh de nous permettre de rester ici. Mais ce qu’on veut, c’est rentrer chez nous, déclare-t-il sans cérémonie. À condition, bien sûr, que notre statut de Rohingya et notre nationalité birmane soient reconnus. À condition, aussi, que nous soyons libres de nos déplacements en Birmanie. Sinon, on préfère mourir ici. »
Mustafa montre les titres de propriété de la ferme qu’il possède dans l’Etat birman d’Arakan © Guillaume Delacroix
Assis par terre, sur le pas de sa porte, Mustafa a les larmes aux yeux. Ses paroles s’emballent. « En Birmanie, le gouvernement faisait des photos de famille pour pouvoir en contrôler tous les membres. Si quelqu’un mourait ou qu’un bébé naissait, ça faisait des tas d’histoires, car la photo ne correspondait plus à la réalité et la police nous punissait », raconte-t-il. Il montre la photo en question et brandit toute une série de petits papiers agrafés entre eux, qui pourraient servir en cas de retour au pays : « Ce sont mes titres de propriété, six acres de terre que je possède en Arakan [2,4 hectares – ndlr], sur lesquels l’armée birmane est en train de récolter mon riz. » Il le sait parce que des copains restés là-bas lui racontent ce qu’ils voient.
Cachés dans la jungle, ces derniers ne peuvent pas venir jusqu’au Bangladesh. On raconte en effet que l’armée birmane tire sur tous ceux qui sortent à découvert. Ils restent donc à proximité de leur village et communiquent avec des téléphones portables qu’ils arrivent à recharger avec l’énergie solaire. Comment, dans un tel contexte, demander aux Rohingyas de retourner dans un pays qu’ils ont fui en se faisant arnaquer par les passeurs et les faux agents de change, et où de toutes les façons, leurs habitations ont été rayées de la carte ? « Il faudrait d’abord être d’accord sur les termes employés », pointe Chowdhury Abrar, professeur de relations internationales à l’université de Dacca, que nous avons rencontré le 2 novembre dans les locaux du centre de recherche sur les réfugiés et les mouvements migratoires qu’il dirige.
L’expression « nettoyage ethnique » est inappropriée
Première mise au point : les Rohingyas sont bien des réfugiés. « Les conventions internationales sont très claires : il faut qu’il y ait franchissement d’une frontière, la peur justifiée d’être persécuté pour des raisons ethniques, religieuses ou politiques, le fait que le pays d’origine ne fournisse pas de protection ou que la population ne puisse pas assurer elle-même sa propre protection… Les Rohingyas remplissent ces critères », observe-t-il, ajoutant que si le Bangladesh refuse aujourd’hui de parler de réfugiés, de peur d’en avoir la charge pour le restant de leurs jours, il n’avait pas eu cette pudeur lors des vagues de migration précédentes, en 1978, 1991 et 1992, 2012…
« Le gouvernement met en avant que le pays n’est pas signataire de la convention des Nations unies sur les réfugiés et parle d’“infiltrés” ou de “population birmane déplacée de force”, cela n’a aucun sens, car le statut de réfugié est précisément lié à la notion de droit au retour », s’indigne Chowdhury Abrar. Deuxième mise au point : le “nettoyage ethnique” est selon lui une expression « à bannir ». En droit international, en effet, c’est le génocide qui est passible de mesures de rétorsion, pas le nettoyage ethnique. « La communauté internationale ne veut pas parler de génocide parce qu’elle ne veut pas avoir à intervenir pour stopper les horreurs en cours, prétend notre interlocuteur, elle s’abrite derrière la commission conduite par Kofi Annan, laquelle est chargée de trouver une solution mais n’a obtenu aucun résultat à ce jour. »
Abdul, instituteur à Kutupalong, a eu la chance d’obtenir des papiers avant son exil il y a 25 ans © Guillaume Delacroix
Installé à Kutupalong depuis 1992, Abdul Mabut est loin de ces considérations. Âgé de 54 ans, il est instituteur dans l’une des écoles primaires du camp. La question de l’identité est pour lui très simple. « Je suis un Rohingya de Birmanie, ma patrie, c’est la Birmanie », assène-t-il, avant de s’engouffrer dans sa maison au sol en terre battue. Il en ressort avec une boîte en plastique vert contenant tous les papiers de sa famille : une carte d’identité birmane qu’il avait miraculeusement obtenue en 1990. Il nous montre du doigt les mots écrits en birman : nationalité birmane, statut rohingya. Puis il nous tend son carnet de famille, accordé par les autorités en 1988. Cette fois, Abdul apparaît comme un citoyen arakanais, preuve que la Birmanie a changé plusieurs fois de pied sur la question. « Je suis convaincu que je rentrerai un jour chez moi », nous confie-t-il.
De l’autre côté de la frontière, l’armée birmane ne cesse de répéter que seuls pourraient être un jour autorisés à revenir ceux qui possèdent des papiers d’identité birmans en bonne et due forme. Autant dire personne. Le gouvernement civil, sous l’autorité d’Aung San Suu Kyi, est en revanche plus souple, envisageant, selon nos informations, un retour sans contrôle d’identité. La prix Nobel de la paix 1991 ne prononce toujours pas le mot « Rohingya », mais elle vient de faire savoir que le processus de rapatriement « des personnes déplacées » serait enclenché d’ici à début décembre, le temps de signer un accord avec le Bangladesh, dont le brouillon a été rédigé le 24 octobre par les ministres de l’intérieur des deux pays.
« La Dame de Rangoun », comme on l’appelait avant qu’elle ne gagne les élections législatives de novembre 2015 et n’entre quatre mois plus tard au gouvernement sous le titre de conseillère spéciale de l’État, est en réalité coincée [1]. Si elle prenait ouvertement le parti des Rohingyas, elle se mettrait à dos la quasi-totalité de ses concitoyens, dont la haine à l’égard des musulmans de l’Arakan est notoire, notamment dans la région de Mandalay où sévit un moine bouddhiste fondamentaliste, Ashin Wirathu, parfois comparé à Hitler. Et l’armée s’efforcerait aussitôt de l’évincer du pouvoir. « Actuellement, dès qu’Aung San Suu Kyi tente d’apaiser le climat sur l’affaire des Rohingyas, le général Min Aung Hlaing, chef d’état-major de l’armée, la recadre immédiatement », indique une source proche du pouvoir.
Dans le camp de Rastar Matha, tous les Rohingya sont de confession hindoue © Guillaume Delacroix
La Birmanie, l’Occident a tendance à l’oublier, est toujours aux mains des militaires : les ministres de l’intérieur, de la défense et des frontières sont des hommes en uniforme, ainsi que 25 % des parlementaires. En Arakan de surcroît, la Ligue nationale pour la démocratie d’Aung San Suu Kyi est minoritaire à l’assemblée régionale, et ce sont les militaires qui contrôlent l’administration territoriale. En clair, Aung San Suu Kyi a le choix entre le suicide politique et le silence propre à sauver le processus de démocratisation de son pays, quitte à ruiner sa réputation personnelle. Elle a choisi la seconde voie, car elle garde en mémoire l’assassinat de son conseiller juridique, en janvier 2017. Un événement interprété comme un avertissement : celui-ci était de confession musulmane et revenait d’un voyage en Indonésie, où plusieurs dirigeants régionaux s’étaient retrouvés pour évoquer les tensions religieuses en Arakan.
Dans la crise humanitaire en cours au Bangladesh pourtant, la religion n’est qu’un alibi. À Rastar Matha, nous avons ainsi visité un camp de réfugiés où s’entassent 145 familles rohingyas de confession... hindoue, tandis que dans le centre-ville de Cox’s Bazar, nous avons découvert un marché de prêt-à-porter tenu par une communauté birmane d’Arakanais... bouddhistes. En réalité, les Rohingyas n’ont d’autre tort que de s’être installés en Arakan depuis des siècles et d’y avoir eu beaucoup d’enfants (lire ici notre rappel historique). Pour leur malheur, le monde s’est industrialisé et la province est devenue hautement stratégique.
Des milliards de dollars d’investissements chinois
Certes, l’Arakan est réputé être l’Etat le plus pauvre de Birmanie avec, au nord, autour du fief de Maungdaw, des Rohingyas paysans et petits-bourgeois vivant de la culture du riz et du commerce du bois de teck, et au sud de la ville de Sittwe, des Arakanais de souche, petits commerçants et fonctionnaires. Or, comme l’a rappelé récemment Annabelle Heugas, chercheuse à l’Institut birman des études stratégiques et internationales [2], c’est le sous-sol qui est prometteur : « En 2004, l’entreprise coréenne Daewoo a découvert un gisement de gaz offshore de 127 milliards de mètres cubes », dont les Chinois se sont aussitôt emparés, avec le feu vert de l’armée birmane.
La China National Petroleum Cooperation, en partenariat avec les entreprises publiques indiennes Gas Authority of India Limited et Oil and Natural Gas Corporation Limited, a dès lors construit un gazoduc qui, depuis 2013, achemine 12 milliards de mètres cubes de gaz par an depuis le port de Kyaukpyu, jusqu’à la province du Yunnan. L’Arakan recèle également du pétrole, et en avril 2017 la Chine a mis en service un oléoduc, parallèle au gazoduc, pour pomper l’or noir birman. Selon Annabelle Heugas, « les deux conduites ont coûté 2,5 milliards de dollars », soit 2,1 milliards d’euros.
Anjiman, dernier village bangladais avant la frontière. Derrière la rivière, c’est l’Arakan © Guillaume Delacroix
Le jeu en valait la chandelle, car Pékin, sous couvert de ressusciter les routes de la soie, cherche à diversifier ses circuits de ravitaillement énergétique, afin de ne plus être uniquement tributaire du détroit de Malacca qui sépare l’Indonésie de la Malaisie, par où transitent actuellement 80 % du pétrole importé du Moyen Orient. Pour faire de Kyaukpyu un nouveau point de passage, plus court et plus sûr, le fonds d’investissement chinois Citic finance depuis fin 2015 la construction d’un port en eaux profondes entouré d’une zone économique spéciale, pour 10 milliards de dollars (8,5 milliards d’euros).
Une infrastructure qui prendrait encore plus de sens si la rumeur de la présence d’uranium dans la région était confirmée. Selon l’Initiative contre la menace nucléaire (NTI), une association qui réunit des scientifiques et des diplomates du monde entier, « le gouvernement birman a entrepris des travaux d’exploration, mais l’ampleur et les spécificités de ces activités ne sont pas connues ». Tout juste le ministère de l’énergie a-t-il reconnu l’existence de « cinq sites potentiels d’uranium » autour de Mandalay, dans le centre du pays.
Selon le Bangkok Post toutefois, « une dizaine de gisements » aurait été repérée, « dont deux très importants ». Des documents confidentiels américains révélés en 2010 par WikiLeaks [3] évoquaient quant à eux « des expéditions d’uranium birman vers la Chine » et « la présence de trois cents ouvriers nord-coréens construisant une infrastructure souterraine en béton armé » près de Minbu, une ville située à 50 kilomètres de l’Arakan.
L’Inde, qui ne veut pas être en reste, développe pour sa part le port de commerce de Sittwe et projette de construire une plate-forme multimodale, en vue d’établir des liens maritimes vers Calcutta, et terrestres vers les États du Mizoram et de l’Assam, en passant à travers les zones de l’Arakan habitées par les Rohingyas. « Voilà pourquoi la Chine et l’Inde aspirent à la stabilité dans la région et refusent de se ranger du côté des Occidentaux pour exiger de la Birmanie une solution au problème rohingya », conclut Annabelle Heugas. En somme, les deux géants d’Asie préfèrent considérer eux aussi les Rohingyas comme des terroristes et les savoir au Bangladesh, afin de mieux protéger leurs investissements.
« La seule chose qui les intéresse, c’est le contrôle du golfe du Bengale. La communauté internationale ne dit rien parce que beaucoup d’intérêts économiques sont en jeu », résume Runa Khan, fondatrice de l’ONG Friendship, à qui les derniers développements donnent raison. Mercredi 15 novembre, le secrétaire d’État américain, Rex Tillerson, s’est rendu en Birmanie et lors d’une conférence de presse commune avec Aung San Suu Kyi, il s’est déclaré opposé « à toute sanction économique globale » contre la Birmanie.
Pour obtenir des rations alimentaires, les réfugiés doivent porter au cou le permis de séjour attestant de leur citoyenneté birmane © Guillaume Delacroix
Pendant ce temps-là, à Dacca, les autorités bangladaises se préparent à plusieurs années d’attente. Priorité : stopper la croissance démographique des familles rohingyas qui comptent bien souvent une dizaine d’enfants chacune. Dans les camps de Cox’s Bazar, le gouvernement pousse les organisations humanitaires à former les réfugiés au planning familial. Les dispensaires distribuent la pilule et les préservatifs à tour de bras. Ils proposent aussi aux femmes de se faire stériliser, « sur la base du volontariat ».
Parallèlement, au large de Chittagong, la marine bangladaise a reçu l’ordre d’accélérer les travaux d’aménagement de Bhasan Char, une île déserte de 5 300 hectares formée il y a une vingtaine d’années par l’accumulation de limons charriés par le fleuve Meghna depuis l’Himalaya. L’endroit n’est accessible qu’après deux heures de navigation, depuis le port de Noakhali. Un ponton de débarquement et des équipements destinés à produire de l’électricité et à stocker de l’eau sont en construction. « C’est sur cette terre du bout du monde, régulièrement submergée à marée haute, que les Rohingyas pourraient être bientôt déportés », rapporte Ashraf Haque, chercheur en relations internationales à la faculté de sciences sociales de l’université de Dacca. « Le gouvernement a mobilisé 10 milliards de takas (103,6 millions d’euros) pour la rendre habitable, ce qui montre qu’à ses yeux la crise des Rohingyas ne sera pas résolue de sitôt. »
Guillaume Delacroix
Comment la Birmanie s’est faite berner par Pékin
Dans son édition datée du 15 novembre 2017, l’hebdomadaire indien Tehelka consacre un long article à la présence chinoise en Birmanie. Le magazine apporte notamment des précisions sur les contreparties consenties par Pékin au gouvernement birman, lors de la signature des contrats de construction du gazoduc et de l’oléoduc reliant le port de Kyaukpyu à la ville chinoise de Kunming, dans la province du Yunnan (770 km). On apprend que la China National Petroleum Corporation (CNPC) s’est engagée à verser durant trente ans une redevance annuelle de 13,8 millions de dollars (11,7 millions d’euros) à la Birmanie, ainsi qu’un péage de 1 dollar par tonne de pétrole brut pompé au large de l’Arakan. La Birmanie récupère en outre 2 millions de pétrole brut par an depuis l’oléoduc, pour sa propre consommation. Cela représente seulement 9% des volumes que la Chine s’approprie dans la région.
• MEDIAPART. 16 NOVEMBRE 2017 :
https://www.mediapart.fr/journal/international/161117/rohingyas-derriere-la-religion-le-petrole-et-le-gaz?onglet=full
Au Bangladesh, l’arrivée massive des Rohingyas bouleverse le jeu politique
Alors que des élections générales doivent se tenir dans un an, les Bangladais assistent à une instrumentalisation de la situation des centaines de milliers de réfugiés en provenance de Birmanie par les deux principaux partis, la Ligue Awami, au pouvoir, et le BNP. Le tout, sur fond d’islamisation rampante et de combats avec des groupes terroristes. Reportage de notre envoyé spécial.
Cox’s Bazar (Bangladesh), de notre envoyé spécial.- Il y a ceux qui jurent ignorer de qui il s’agit, comme Mohammed, arrivé début octobre dans le camp de réfugiés de Kutupalong : « Nous, on n’a jamais vu les gars d’Al-Yakin. À cause d’eux, les Birmans ont raconté que les Rohingyas étaient tous des terroristes, mais c’était juste un prétexte pour nous faire partir. » Et puis, il y a ceux qui prétendent les avoir regardés droit dans les yeux, comme Rotna Raddrew, une Hindoue qui assure que ce sont eux qui ont attaqué son village et torturé la population, dans la province birmane de l’Arakan. « Ils étaient 80, ils portaient tous des tee-shirts et des pantalons noirs, avec un foulard sur le visage. Avant d’aller attaquer les postes de police, ils ont égorgé 86 personnes », assène-t-elle, le visage dur.
Un bus à Shahbag Square, ancien point de rendez-vous des manifestations à Dacca © Guillaume Delacroix
Notre interprète est dubitatif : « Ça, c’est la version des Hindous, qui espèrent rentrer en Birmanie avant les musulmans, en racontant qu’ils n’ont jamais été inquiétés par l’armée birmane. Tout le monde sait que c’est faux et décrire à quoi ressemblent les combattants d’Al-Yakin, c’est tellement facile : ils sont en photo sur tous les réseaux sociaux ! »
Al-Yaqin, ou plus exactement Harakah Al-Yaqin, est le nom qu’emploient dans leur langue les réfugiés du sud du Bangladesh pour désigner l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan (Arsa). Ce mouvement insurgé s’est donné pour mission de « libérer le peuple rohingya de l’oppression perpétrée par les régimes birmans successifs » et dément appartenir à une quelconque mouvance islamiste. La Birmanie, le Bangladesh et l’Inde pensent pourtant le contraire et le qualifient même d’organisation « terroriste », notamment parce que son chef présumé, Ata Ullah, qui aurait grandi en Arabie saoudite, est né au Pakistan de parents ayant fui l’Arakan à la fin des années 1970.
Lors d’un passage début septembre dans la capitale birmane, Naypyidaw, le premier ministre indien Narendra Modi a laissé entendre que l’attaque du 25 août dernier contre une trentaine de postes-frontières entre la Birmanie et le Bangladesh avait été préparée avec le soutien de l’Inter-Services Intelligence (ISI), le renseignement de l’armée pakistanaise. Il a aussi fait circuler l’information selon laquelle Ata Ullah aurait été entraîné par l’organisation islamiste armée pakistanaise Lashkar-e-Toiba (LeT), bête noire de l’Inde en raison de son combat pour le rattachement du Cachemire au Pakistan.
On mesure ainsi le degré d’instrumentalisation de l’Arsa, discipline dans laquelle l’armée birmane, appelée Tatmadaw dans son pays, est championne toutes catégories, désignant cette « Armée du salut » comme la responsable de tous les maux dans l’ouest de la Birmanie et menant actuellement contre elle une guerre d’une violence inouïe, qui a fait fuir en quelques semaines plus de 620 000 Rohingyas. Elle qualifie d’ailleurs les militants de l’Arsa de « terroristes bangalais », alors que les intéressés sont réputés vivre cachés dans les montagnes Mayu, au nord de l’Arakan. Côté birman, donc.
Si les services secrets birmans évaluent les effectifs de l’Arsa à 600 individus environ, Tatmadaw a visiblement des problèmes de calculette : elle a d’abord estimé que les auteurs des attaques du 25 août étaient un millier, pour dire ensuite qu’ils étaient 4 000 et finalement affirmer, dans un rapport surréaliste publié le 13 novembre, qu’ils étaient « au minimum 6 200, au maximum plus de 10 000 ».
Dans une école coranique du camp de Kutupalong © Guillaume Delacroix
Au Bangladesh, dans les camps de réfugiés de Cox’s Bazar, l’Arsa n’est pas très populaire. « Quand ils sont arrivés, les Rohingyas étaient en colère contre ces insurgés, mais le climat est en train de changer et certains commencent à les considérer comme des “frères” qui défendent leurs intérêts en Birmanie », nous confie le représentant d’une ONG, qui demande l’anonymat. Sur les collines de Kutupalong et de Balukhali, des haut-parleurs crachotent parfois des versets du Coran, indiquant la présence d’une madrasa.
Un nombre invérifiable d’écoles coraniques ont surgi au milieu des abris en bambou. Elles sont officiellement financées par des associations musulmanes de charité, mais les organisations humanitaires internationales les tiennent à l’œil. « Nous surveillons plus particulièrement les adolescents, indique le Croissant-Rouge. Ils sont désœuvrés et constituent une cible parfaite pour des adultes qui chercheraient à les embrigader. » Pour contrer ce risque, les écoles des camps jouent la carte de la mixité, en accueillant les enfants des villages bangladais autochtones des alentours.
Plus que l’infiltration de militants de l’Arsa, c’est la radicalisation religieuse qui est crainte. « Le risque est très fort, c’est pourquoi nous avons ouvert des clubs spécifiques pour les 15-18 ans, afin de les occuper dans la journée, sous l’encadrement d’experts de la psychologie de l’enfant », explique l’Unicef, qui se penche en particulier sur ceux qui sont « non accompagnés » (les orphelins, en jargon onusien) ou « séparés » (ceux qui ont perdu l’un au moins des deux parents). « Après l’urgence sanitaire, vient le temps de la convalescence. Quand les Rohingyas auront retrouvé leurs forces, ils se transformeront en tigres et organiseront la lutte pour rentrer chez eux, car ils savent qu’ils n’ont pas d’avenir au Bangladesh », analyse Runa Khan, présidente de l’ONG Friendship.
Le retour hypothétique des nationalistes, la dérive de la gauche laïque
Pour comprendre ce qui est en cours sur les rives du golfe du Bengale, nous avons interrogé Ali Riaz, écrivain bangladais et professeur de sciences politiques asiatiques à l’université américaine de l’Illinois. « Avec la menace islamiste actuelle, c’est tout le Bangladesh qui est une Cocotte-Minute », d’après lui. « À la frontière birmane a fortiori, il pourrait y avoir rapidement des tensions locales avec les Rohingyas, ou entre les Rohingyas eux-mêmes. Dans les camps, les réfugiés sont désespérés et constituent un excellent terreau pour les organisations terroristes internationales », dit-il.
Si la situation empire par manque de nourriture, de médicaments et d’abris, la religion deviendra « un refuge facile ». « Il se trouve que dans le cas présent, il s’agit de l’islam. Mais ce serait la même chose avec le bouddhisme, le judaïsme ou le christianisme », estime Ali Riaz.
À Dacca, qui se trouve à 418 km de Cox’s Bazar si l’on en croit les panneaux de signalisation en bord de route, en tout état de cause, les migrants bousculent le jeu politique général. Des élections législatives figurent à l’agenda de la fin de l’année 2018, sans que personne ne sache vraiment si un scrutin « libre et juste » pourra se tenir. Les paris vont bon train. En 2014, le Parti nationaliste du Bangladesh (BNP, droite) avait boycotté le rendez-vous, estimant que les règles élémentaires de la démocratie n’étaient pas respectées. Absent depuis lors du Parlement, il pourrait être en mesure de gagner l’an prochain, s’il ressuscitait son alliance du passé avec le Bangladesh Jamaat-e-Islami, parti islamique modéré. Encore faudrait-il que ses dirigeants cessent de déserter le débat public.
Banderoles à l’effigie de Khaled Zia, présidente du BNP, sur la route menant de Cox’s Bazar aux camps rohingyas © Guillaume Delacroix
Sa présidente, Khaleda Zia, qui fut première ministre de 1991 à 1996 et de 2001 à 2006, vient d’ailleurs de rentrer au pays, après plusieurs mois passés en Angleterre. À peine arrivée, le 30 octobre, elle s’est rendue dans les camps de réfugiés pour une opération de communication dont personne n’a été dupe. Tout en distribuant des cartons de produits alimentaires et de vêtements, elle a pris soin de prendre un bébé dans ses bras, sous l’objectif des caméras de télévision, afin de fustiger « l’incapacité » du gouvernement d’organiser le rapatriement des Rohingyas en Birmanie.
« À Dacca, on se souvient pourtant qu’à l’époque où Khaleda Zia était au pouvoir, les femmes rohingyas pouvaient obtenir la citoyenneté bangladaise en se mariant avec un Bangladais, tandis que les hommes rohingyas se voyaient offrir une carte d’électeur s’ils s’engageaient à voter BNP », raconte un journaliste du Daily Star, le premier quotidien du pays, sous réserve que nous ne révélions pas son identité.
« Même s’il existe un consensus de façade entre le BNP et sa grande rivale, la Ligue Awami, sur la nécessité de trouver une solution diplomatique avec la Birmanie pour renvoyer les réfugiés au lieu d’où ils viennent, chaque formation essaie de tirer avantage de la situation », observe Ali Riaz. Tout au long de la route donnant accès aux camps de réfugiés, alternent en effet des portraits de Khaleda Zia et de l’actuelle chef du gouvernement, Sheikh Hasina, que ses partisans présentent comme « la mère de l’humanité ». Cette dernière n’a, paraît-il, qu’une idée en tête : être toujours aux commandes lorsque le Bangladesh, fondé par son père, Sheikh Mujibur Rahman, célèbrera, en 2021, le cinquantième anniversaire de son indépendance.
Son parti, la Ligue Awami (centre gauche, laïc), nie toute présence de l’islamisme radical international sur le territoire. À la suite de l’attaque, le 1er juillet 2016, contre le restaurant Holey Artisan Bakery, à Dacca, qui avait fait 24 morts, dont 18 étrangers, le gouvernement a pointé du doigt le Jamaat-ul-Mujahideen Bangladesh (« L’Assemblée des djihadistes »), une organisation terroriste bangladaise interdite en 2005 et réapparue sous le nom de New Jamaat-ul-Mujahideen Bangladesh.
Une affiche de Sheikh Hasina, première ministre du Bangladesh, à l’entrée du camp de Balukhali © Guillaume Delacroix
En même temps, l’exécutif a implicitement reconnu que le pays n’échappait pas à la toile du terrorisme mondial, puisqu’il a donné ordre à la police de créer un nouveau corps d’élite, « l’unité de lutte contre le crime transnational ». C’est elle qui boucle aujourd’hui le quartier de Gulshan 2 où se trouvait le Holey Artisan Bakery et où plus aucun piéton n’ose s’aventurer. Selon nos informations, une soixantaine d’individus soupçonnés de préparer des attentats ont depuis été tués par les forces de l’ordre. Dernier incident en date, des pilotes de la compagnie low cost Biman Airlines ont été arrêtés fin octobre. Ils étaient, semble-t-il, en train de projeter un attentat suicide.
La présence des Rohingyas dans le sud alourdit une atmosphère déjà pesante, marquée par des interpellations en masse (plus de 11 000 personnes, dont de nombreux représentants de l’opposition, ont été placés en garde à vue au printemps 2016) et par des assassinats à la machette ciblés, contre des homosexuels et des blogueurs militants de la laïcité et de la liberté d’expression. Le tout sur fond de très forte croissance démographique, de chômage endémique et de pertes de terres importantes dues au réchauffement climatique et à la montée des eaux. « On peut parler d’islamisation rampante », estime un diplomate européen en poste à Dacca, qui s’étonne de l’autorisation donnée récemment aux professeurs des écoles coraniques d’aller enseigner dans les écoles publiques.
La peur de voir les islamistes s’implanter dans les camps de réfugiés
« Dans ce contexte, l’instrumentalisation de la question des réfugiés par la Ligue Awami n’est pas nouvelle. C’est juste l’ampleur qui a changé. Lors du précédent afflux de Rohingyas, à l’automne 2016, Sheikh Hasina avait organisé avec l’ONU une grande conférence sur les migrations, qui avait été interprétée comme un vrai succès politique », rappelle Nordine Drici, directeur du cabinet ND Consultance et auteur d’un récent essai sur le Bangladesh (Face à l’autoritarisme, les droits de l’homme en péril, auto-édité par son cabinet, avril 2017, 95 pages).
« Aujourd’hui, la situation à la frontière birmane permet à la première ministre de montrer au monde combien le Bangladesh est une nation musulmane amie des musulmans du monde entier. Cela lui permet d’amadouer la nébuleuse des groupuscules islamistes, politiques ou pas politiques, qu’elle n’arrive pas à contrôler », ajoute-t-il.
Sheikh Hasina, surnommée la « Dame de fer », est en train de concentrer tous les pouvoirs, poursuit Nordine Drici : « Avec elle, le régime a viré à l’autoritarisme et tourne maintenant au totalitarisme, si l’on se réfère aux définitions de Raymond Aron et Hannah Arendt. » Pour preuve, notre interlocuteur cite la loi de 2013 sur la torture qui a créé un vide juridique « pour laisser les mains libres aux services de sécurité », ou la propension du gouvernement à vouloir contrôler « tout ce qui touche à la culture, à la vision de l’histoire ou à la censure de la presse », lorsque celle-ci s’intéresse de trop près à l’armée, à la justice ou à la religion.
À l’entrée de Old Dhaka, le quartier historique de la capitale © Guillaume Delacroix
Si le BNP a souvent noué des alliances avec des formations politiques religieuses, la Ligue Awami fonctionnait jusqu’ici sur le principe de la laïcité. « En réalité, elle agit de plus en plus sous l’influence du Hefazat-e-Islam Bangladesh », remarque Nordine Drici, en faisant référence à la plus vaste organisation fondamentaliste du pays, qui repose sur un réseau de 25 000 madrasas.
Soupçonnée de liens avec les talibans pakistanais, Hefazat-e-Islam Bangladesh prône l’interdiction de la mixité entre hommes et femmes dans les lieux publics, et l’inscription dans la Constitution de « la confiance absolue en Allah ». C’est elle qui, par exemple, a obtenu en mai dernier le déplacement de la statue de la Justice que le gouvernement avait dressée devant le bâtiment de la Cour suprême, à Dacca, au motif que l’œuvre était « non islamique ».
Autre inquiétude : l’implantation de l’organisation État islamique. « Dans les camps de réfugiés de Cox’s Bazar, le risque est réel, car beaucoup de Rohingyas ont été victimes d’atrocités et veulent maintenant se venger », indique le représentant local de l’organisme anticorruption Transparency International. Iftekhar uz Zaman nous a reçus dans son bureau à Dacca et a voulu nous expliquer le ressentiment qui habite les migrants : « Ils ont eu affaire à de faux agents de change qui leur ont donné entre 2 000 et 4 500 takas pour 100 000 kyats birmans, au lieu des 6 000 takas auxquels ils avaient droit. » Ils ont ensuite payé « parfois plus de 5 000 takas par personne [51,70 euros – ndlr] » pour prendre le bateau à la frontière, alors que la traversée coûte normalement 200 takas (2 euros). Arrivés au Bangladesh, enfin, ils se sont vu réclamer « 2 000 à 5 000 takas [20,7 à 51,7 euros – ndlr] pour obtenir un minuscule bout de terrain ».
Pas étonnant qu’ensuite les Rohingyas cherchent des petits boulots et soient prêts à ne gagner que 20 takas de l’heure, contre 40 habituellement dans la région, et que ceux qui sont venus avec leur bétail cherchent à vendre une vache 2 000 takas, alors que le prix normal se situe entre 20 000 et 30 000 takas (entre 207 et 310 euros). Pas étonnant non plus que les habitants de Cox’s Bazar commencent à en avoir assez. Le marché du travail est déstabilisé, l’accès aux services publics de santé et d’éducation sature, le tourisme est anéanti et le coût des produits de première nécessité s’envole. « Une bâche en plastique pour couvrir un abri se monnaie 500 takas [5,20 euros – ndlr], alors qu’à Dacca, elle coûte moins de 10 takas [10 centimes d’euro – ndlr] », se plaint un homme rencontré sur le marché.
Jatiya Sangsad Bhaban, le Parlement du Bangladesh, dessiné par l’architecte américain Louis Kahn © Guillaume Delacroix
À l’échelle macroéconomique, l’impact de l’arrivée massive des migrants de Birmanie est très important. Selon le Centre pour le dialogue politique, un think tank qui vient de mener une étude de terrain avec le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR), le Bangladesh a besoin de 71,26 milliards de takas (737 millions d’euros) pour tenir jusqu’en juin. Cela représente 1,8 % de son budget annuel et devrait lui faire perdre 0,3 point de croissance.
Un gros coup dur pour ce pays qui figure parmi les plus pauvres de la planète : une contraction de près de 15 % des rapatriements de devises de sa diaspora pour cause de crise pétrolière dans les pays du Golfe persique, une hausse de 66 % du prix du riz en raison de la pénurie induite par les inondations dramatiques provoquées cet été par la mousson, et un coup de frein inédit des exportations de prêt-à-porter, secteur clé du Bangladesh. Tous ces éléments laissent présager le pire pour les prochains mois et font peser d’énormes incertitudes sur les élections à venir.
Guillaume Delacroix
• MEDIAPART. 25 NOVEMBRE 2017 :
hhttps://www.mediapart.fr/journal/international/251117/au-bangladesh-l-arrivee-massive-des-rohingyas-bouleverse-le-jeu-politique?onglet=full