Experte des droits humains et rapporteure spéciale des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, Agnès Callamard n’a pas été surprise par la décision du président turc Recep Tayyip Erdogan d’ouvrir ses frontières avec l’Union européenne, vendredi 28 février, à rebours du deal UE-Turquie de 2016 [1].
Depuis quelques jours, des dizaines de milliers de migrants se massent ainsi à la frontière grecque dans l’espoir de poursuivre leur route sur le territoire européen, et le président turc menace de laisser ce chiffre passer à plusieurs millions.
Alors que l’agence européenne de garde-côtes Frontex est passée à un niveau d’alerte « élevé », la majorité des dirigeants européens, Emmanuel Macron en tête, soutient la Grèce, alors même que des garde-côtes sont allés jusqu’à tirer vers un bateau de migrants à la dérive lundi.
Directrice de département à l’université américaine de Columbia et auteure d’un rapport sur « la mort illégale de réfugiés et migrants » en 2017, Agnès Callamard comprend la colère grecque liée au « marchandage extrêmement cruel » dont use la Turquie, mais dénonce le manque de leadership au sein de l’UE pour une politique d’immigration commune et l’inaction internationale face à la situation en Syrie.
Nejma Brahim : Que pensez-vous de la réaction de la Grèce et de la pratique du refoulement, dite « push back » ?
Agnès Callamard : Cela ne m’étonne pas et c’est sans doute le plus grave. L’Europe s’est enfermée dans une politique de militarisation et de sécurisation du contrôle de ses frontières. Ce qu’il se passe aujourd’hui sur les côtes grecques fait partie de l’évolution de la politique européenne de ces dernières années.
Jusqu’à présent, la Turquie constituait, avec la Libye, un avant-poste pour empêcher les migrants d’accéder à l’Europe : c’est une forme d’externalisation des opérations de contrôle des frontières. C’est maintenant la Grèce qui s’assure que ces personnes n’atteignent pas leur pays de destination.
La technique de refoulement (push back) à laquelle elle a recours est interdite par la Convention de Genève et par les conventions relatives aux droits humains. La Grèce est dans une situation de non-droit absolu en termes de droit international puisque, rappelons-le, elle n’est pas dans une situation de conflit armé et les circonstances ne demandent pas cet état d’urgence déclaré.
Elle a aussi fait le choix de suspendre sa procédure de demande d’asile pour un mois…
Elle n’en a pas le droit. Je ne vois d’ailleurs pas quelles justifications la Grèce pourrait apporter. C’est une aberration, surtout lorsque l’on sait que le système de détermination du statut de réfugié en Grèce est en grande crise. Pour être allée à Lesbos il y a deux ans, je peux témoigner de l’état effroyable, qui a dû empirer depuis, des camps de migrants et de réfugiés.
Cette suspension ne va que renforcer la vulnérabilité légale, économique et humanitaire de ceux qui sont en Grèce et de ceux qui veulent s’y rendre. La Grèce joue un rôle tout aussi cruel que celui joué par la Turquie ou le reste des États européens, car la crise est systémique et structurelle : elle est ancrée dans les pratiques étatiques, dans l’UE, dans le manque de vision et de courage des dirigeants européens.
Quid de l’attitude de l’essentiel des États européens qui soutiennent Athènes ?
Les leaders européens ne détournent plus seulement le regard, ils participent à cette situation. Si la Grèce viole clairement le droit international, je pointe également du doigt la politique européenne qui est menée en matière d’immigration. On ne peut pas critiquer la Grèce sans critiquer l’ensemble des États européens, qui ont eux aussi une responsabilité quant au partage équitable des demandeurs d’asile, au soutien financier et matériel que l’on peut apporter aux pays qui sont sur le pourtour méditerranéen.
Ce n’est pas en envoyant des bateaux de l’agence Frontex que l’on va gérer la crise ! Les dirigeants européens ne sont plus dans le silence mais dans l’accord actif avec ce qui est fait. Ce que l’on voit aujourd’hui se passait en Libye, loin de nos yeux, dans des proportions beaucoup plus graves. Il y a certes des enjeux économiques, politiques et sanitaires qu’on ne peut pas résoudre du jour au lendemain.
Mais en cherchant à fuir leurs responsabilités, en demandant à l’Italie ou à la Grèce de jouer un rôle important sans leur apporter le soutien prévu, en tolérant que la Hongrie adopte une loi pour pénaliser l’aide aux migrants en 2018, les dirigeants ont accumulé les mauvaises décisions.
Des vidéos diffusées sur les réseaux par les autorités turques montreraient des gardes-côtes grecs tirant vers un bateau de migrants à la dérive. Des pratiques illégales ?
Cet usage excessif de la force – létale – est illégal, et il y a là une multiple violation des droits humains et du droit international des réfugiés. On ne tire pas sur des gens qui cherchent la sécurité ! Le droit à la vie est fondamental et applicable en tout temps et en toutes circonstances, même dans le contexte d’un conflit armé.
Lundi, les opérations de push back des gardes-côtes grecs ont repoussé des bateaux de migrants alors qu’ils étaient dans les eaux territoriales grecques et auraient dû faire l’objet de mesures de protection. Pire, ils ont été repoussés vers une zone de danger, alors que leur probabilité de survie en haute mer était faible.
Cela rappelle les réfugiés qui fuyaient le nazisme et se faisaient tirer dessus à la frontière… Ou encore le Saint-Louis, ce paquebot qui avait quitté l’Europe en 1939 avec à son bord 900 juifs, repoussés en mer par Cuba, les États-Unis et le Canada. Lundi, ce n’est pas l’Europe de 1939 que nous avons vue mais bien celle de 2020, et c’est effrayant.
L’Union européenne (UE) a été créée sur les cendres de l’holocauste, mais aussi pour répondre à la menace communiste. Pour moi, la politique migratoire européenne menée depuis plus de huit ans fait partie de l’histoire des goulags et de l’holocauste syriens. L’UE doit être en accord avec les valeurs qui ont accompagné sa naissance et sur lesquelles on ne peut transiger.
Le Portugal propose malgré tout d’accueillir les Syriens bloqués par la Grèce. Est-ce mieux que rien ?
Je salue l’initiative portugaise, qui s’inspire d’un accord au niveau de l’UE vieux de six ans. Ces principes de solidarité devraient fonder toutes les démocraties, et j’en appelle aux autres États pour apporter une meilleure réponse à ce nouvel épisode de la crise que l’on connaît. La solution est européenne et va bien au-delà de la militarisation et de la sécurisation de nos frontières face au reste du monde.
Ne laissons pas cette crise nous enfoncer encore plus dans les méandres d’une politique européenne basée sur la dissuasion, allant jusqu’à tolérer le risque de mort au nom d’un contrôle efficace des frontières.
J’ajouterai que l’image de gardes-côtes tirant sur des bateaux de personnes non armées pour répondre à une prétendue « invasion » normalise, voire légitime tous les discours de haine. Les États européens ont là aussi une part de responsabilité.