Ces derniers jours, nous avons aussi été témoins de multiples agressions visant des personnes migrantes sur l’île de Lesbos où se trouvent les immenses camps de réfugié-e-s de Moria et Kara Tepe. Des militants d’extrême droite ont agressé physiquement et verbalement des personnes, des véhicules et des espaces de solidarité avec les migrant.e.s présents sur l’île, et ont entrepris des tentatives pour empêcher la venue de nouveaux bateaux de Turquie. Il faut souligner que cette stratégie de harcèlement s’apparente fortement aux actions des forces de sécurité grecques et des agents de Frontex, qui ont pour unique objectif d’empêcher que des personnes fuyant la guerre ou des conditions de misère arrivent sur le sol européen, quel que soit le prix.
Sur toile de fond de cette « crise migratoire » qui en vérité est en réalité une crise de l’accueil et du respect des droits humains se trouve l’accord UE-Turquie signé en 2016. Cet accord de la honte comprend le paiement de 6 milliards d’euros à la Turquie par l’UE afin qu’Ankara bloque l’arrivée de migrantes et migrants sur le sol européen. Nous parlons d’accord de la honte non seulement car il empêche l’effectivité du droit d’asile, mais aussi car il met un prix sur ce droit. Un prix que la Turquie fait valoir aujourd’hui pour mettre la pression sur l’UE d’une part, mais aussi d’autre part pour continuer à bénéficier d’une liberté et d’une impunité totales lors de ses attaques militaires dans le nord de la Syrie.
La rhétorique des différents représentants de l’UE correspond parfaitement à une approche de la politique européenne de gestion des frontières qui est consubstantielle à l’agenda politique néolibéral. D’un côté, elle promeut des politiques d’ajustement structurel dans les pays du Sud, ce qui augmente leur dépendance vis-à-vis des pays du Nord. De l’autre, elle responsabilise et pointe du doigt ces mêmes pays pour la gestion des différentes crises qu’ils traversent (économiques et sociales), mais aussi les personnes migrantes accusées de provoquer et d’exacerber les crises des pays européens. Il s’en suit la criminalisation des personnes migrantes et la militarisation des frontières. L’agence Frontex, responsable de coordonner la « protection » des frontières européennes, a vu son budget flamber de 6 à 330 millions d’euros entre 2005 et 2019. Cette impressionnante augmentation montre bien la place que les politiques de contrôle des personnes migrantes occupent dans l’UE actuelle. Ceci se traduit tout d’abord par le renforcement des frontières physiques, par le biais de murs et barrières sur au moins 990 km, et la dotation de moyens de surveillance de haute technologie. Il s’agit de frontières véritablement militarisées, qui cherchent à « protéger » le sol européen à l’image d’une cité assiégée par des « barbares ».
Pour couronner cette politique raciste, elle passe des accords en vertu desquels ces pays du Sud s’engagent à exercer la fonction d’agent de frontières pour l’UE. Car, n’oublions pas que l’accord entre l’UE et la Turquie n’est pas le seul moyen que l’UE trouve pour externaliser ses frontières. Pour faire en sorte que les pays non européens acceptent de mettre en œuvre une politique restrictive des migrations, l’Union et ses États membres monnaient leur soi-disant « aide publique au développement » (APD). En échange de mesures permettant de limiter les départs en amont et d’augmenter les expulsions de l’UE des personnes migrantes jugées « indésirables » vers les pays dits « d’origine » (accords de réadmission), l’UE et ses membres donnent ou refusent l’accès aux divers fonds de l’APD.
La persécution et la criminalisation des personnes migrantes n’élimineront pas l’immigration clandestine. Bien au contraire, ces approches conduisent à l’exacerbation de l’immigration clandestine et les décès catastrophiques qui l’accompagnent. Les jeunes d’Afrique, de Moyen Orient et d’Asie, fuyant la mort, la pauvreté et la misère, continueront de prendre le risque de quitter leurs pays.
Le CADTM pense que toute politique qui se veut progressiste dans le contexte actuel devra impérativement s’opposer aux politiques de l’Europe forteresse et désobéir afin de respecter les droits humains. Son action devra s’inspirer de la Déclaration Universelle des Droits Humains et de la Convention de Genève en ce qui concerne le droit d’asile. Au niveau plus immédiat, il faudra :
- Mettre fin aux accords de la honte comme celui signé entre l’UE et la Turquie ou entre l’Italie et la Lybie [3].
- Fermer les centres d’internement de personnes migrantes, qui sont de véritables prisons.
- En finir avec la criminalisation et les lois qui stigmatisent des personnes migrantes comme des personnes « illégales » ; en finir également avec les distinctions moralisantes entre bon-ne-s migrant-e-s (ceux et celles ayant l’accès à l’asile, celles et ceux ayant accès au marché du travail) et mauvais-es migrant-e-s (« illégaux »).
- Mettre en place de véritables dispositifs d’accueil des personnes migrantes, qui garantissent l’accès aux services publics.
- Mettre en place de voies sûres (tant physiques que juridiques) pour que les personnes puissent migrer. Cela passerait aussi par le plein usage des installations consulaires et diplomatiques des pays concernés et l’abandon du système de gestion sous-traitée des « visas Schengen ».
- Défendre la libre circulation au sein de l’espace Schengen et au-delà.
- Dans les pays qui se situent aux frontières de l’Europe, en finir avec les dispositifs militaires tels que les murs et clôtures, les systèmes de surveillance, etc.
- Ne pas appliquer le protocole de Dublin, si les personnes migrantes souhaitent demander l’asile dans un pays qui n’est pas celui par où elles sont entrées dans l’Union européenne.
- Prendre des mesures de sanction drastiques à l’égard de la Turquie.
- Annuler les dettes illégitimes réclamées aux pays du Sud Global car ces dettes pèsent horriblement sur les conditions de vie des populations et constituent un des facteurs qui forcent des centaines de milliers de personnes à chercher en Europe de meilleures conditions de vie.
- Dissoudre Frontex.
- Mettre fin à l’appartenance à l’OTAN.
- Interdire le commerce des armes.
Il faut faciliter les cadres juridiques et administratifs nécessaires pour assurer la circulation des personnes dans des conditions sûres, afin que nous puissions faire de la migration un choix, pas une nécessité qui peut trop fréquemment conduire à la mort. Par ailleurs, en ce qui concerne les pays européens, ils devront dépasser le cadre exclusif et colonialiste actuel de l’Union européenne. Il faudra nécessairement une politique de réparation vis-à-vis du pillage et de l’exploitation de richesses auxquelles les classes dominantes et les grandes entreprises des pays européens se sont livrés pendant des siècles.
CADTM
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