La décolonisation
En 2004, avec l’adoption d’un protocole de solidarité entre Femmes autochtones du Québec et la Fédération des femmes du Québec (FFQ), le mouvement féministe québécois a amorcé un virage décolonial. Ce changement d’analyse et d’approche s’est approfondi lors des États généraux de l’action et de l’analyse féministes, en 2013, avec l’adoption de plusieurs propositions visant à bâtir la solidarité sur de nouvelles bases. En 2014, en préparation de la Marche mondiale des femmes, les féministes sont passées de la parole aux actes en se joignant aux vigiles organisées par les femmes autochtones partout au Québec pour réclamer une enquête publique sur la disparition et l’assassinat de nombreuses Autochtones. Une étape majeure dans la prise de conscience du présent colonial était franchie.
L’enjeu du développement fait aussi partie d’une approche féministe décoloniale. Alors que le gouvernement de la Coalition avenir Québec annonce son intention de réactiver le Plan Nord — sans parler des projets d’exploration et d’extraction des énergies fossiles —, il serait temps de mieux organiser le soutien aux peuples autochtones qui s’opposent à de tels projets sur leurs territoires et de repenser notre rapport aux ressources naturelles. Pour deux raisons. Premièrement, au nom d’une solidarité à bâtir : les peuples autochtones possèdent le droit de décider de l’usage de leurs territoires et le droit à l’autodétermination. Ce sont des droits reconnus à l’échelle internationale qui doivent devenir effectifs, quitte à avoir un système plurijuridique dans lequel différents systèmes de droit cohabitent sur un même territoire. Le principe qui pourrait nous guider : le droit reconnu des peuples autochtones au consentement préalable, libre et éclairé. S’il y a un principe incontournable du féminisme, c’est bien le droit au consentement.
Deuxièmement, nous partageons un défi commun : survivre au chaos climatique qui s’en vient. Plusieurs communautés affirment vouloir se développer sur d’autres bases que la logique capitaliste et extractiviste qui prédomine actuellement. Récemment, des grands-mères mi’kmaq en Nouvelle-Écosse se sont opposées à un projet minier au nom de la protection de l’eau. Elles considèrent ce geste comme leur devoir sacré envers les enfants des générations futures et les animaux, qui n’ont pas voix au chapitre. Plusieurs féministes ressentent un lien profond avec ces femmes qui osent s’opposer à de grands pouvoirs économiques, comme Ellen Gabriel, protectrice des terres ancestrales des Kanien ?kehá : ka ; la popularité du livre Faire partie du monde. Réflexions écoféministes (Remue-ménage, 2017) en témoigne aussi.
Selon la philosophe Émilie Hache, les femmes ont depuis toujours été plus actives dans leur volonté de protéger l’environnement parce qu’elles « sont les premières touchées : elles font partie des personnes les plus pauvres, ce sont elles qui s’occupent des personnes les plus vulnérables, comme les enfants et les personnes âgées, elles forment le gros des agriculteurs dans le monde, etc. Outre ces raisons matérielles, il y a une dimension culturelle à cela : les femmes sont socialisées différemment des hommes. L’envers positif de notre identification avec la nature est peut-être que nous sommes moins coupées du monde naturel, ou du moins que nous n’avons pas honte de le reconnaître » (Libération, 12 mars 2019). Les femmes autochtones, inspirées par leurs traditions ancestrales, pourraient nous indiquer la direction à suivre pour sortir des rapports d’exploitation qui caractérisent notre société.
Nos gouvernements échouent actuellement à baliser l’exploitation des terres. Il faut trouver des façons d’articuler nos luttes, car nous ne livrons pas une bataille à armes égales. Une lutte pour le droit à l’autodétermination et pour une autre forme de développement pourrait être la base de nouvelles alliances. Devant l’ampleur de la crise, nous sommes toutes et tous appelés à élargir la définition même de ce qu’est l’exploitation et à la remplacer par la reconnaissance de l’interdépendance du vivant. […]
Oser penser
Repenser les luttes féministes, tout comme celles de la gauche, est plus que nécessaire alors que la crise climatique comme celles du capitalisme ou de la démocratie partout s’accentuent et s’accompagnent de l’effondrement de la social-démocratie et d’un ressac antiféministe, raciste et homophobe. Sans être complètes ou parfaites, les approches décoloniales peuvent y contribuer, elles qui reposent sur une logique féministe de base : cette idée que ce qui est dans la sphère privée est aussi politique. Elles nous appellent à repenser les rapports intimes et sociaux ainsi que les rapports économiques et politiques. Elles nous offrent des voies d’avenir lorsqu’on veut penser un monde visant l’émancipation face aux rapports de domination.
Alexa Conradi
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