Peu d’hommes auront compté autant dans ma vie intellectuelle et militante. Il faisait partie de ceux qui, comme Albert Soboul, grand historien de la Révolution française, ont légitimé intellectuellement mon choix politique du communisme, au moment du grand choc de 1968. Celles et ceux qui l’admiraient étaient en fait des myriades. Sa rigueur, son érudition marxologique et sa critique mordante ont fasciné plusieurs générations d’étudiants, d’enseignants, de chercheurs et de militants.
Lucien aurait pu avoir une carrière tout aussi tranquille que brillante. Il n’en a rien été. Normalien, professeur à l’automne de 1949, il est révoqué dès mai 1950 d’un poste de prestige, au lycée français de Bruxelles. S’il fait son service militaire, comme tous les jeunes Français, il le fait en Algérie, au sein du corps héritier du « Bat d’Af », le très disciplinaire Bataillon d’Afrique. Communiste et militant syndicaliste, il collectionne les mutations administrativement décidées avant d’atterrir au lycée Saint-Charles, où il reste jusqu’à la fin de sa carrière d’enseignant en 1970.
Science et lutte : les deux facettes de la quête de l’émancipation humaine
Marqué par les souvenirs de la guerre, plongé dans les pugilats idéologiques de la guerre froide, il faisait partie de ces intellectuels qui pensaient que la science et la lutte étaient deux facettes indissociables de la grande quête de l’émancipation humaine. Comme son ami Louis Althusser, comme tant d’autres, il fut sans réticence un intellectuel stalinien « à son créneau », très tôt un connaisseur érudit de Marx en version originale, comme il le fut de Lénine, grâce à son épouse Françoise qui maîtrisait parfaitement le russe [1].
Il ne fut pas facile, à cette génération, de se débarrasser des macules du stalinisme. En 1956, Lucien fit partie de ceux qui, tout en entrevoyant la tragédie d’une époque, ont d’abord considéré, comme Maurice Thorez et Mao Zedong, que la critique ne devait pas se confondre avec le reniement. Il estima donc, comme la grande majorité de ses camarades du PCF, que l’opportunisme était le principal danger.
Le premier grand combat public de sa vie fut mené contre la lecture de Marx entreprise par Roger Garaudy, alors considéré de fait comme le philosophe officiel du PC. Comme Althusser, il voyait dans ses approches une altération du marxisme, à terme source de capitulation. Mais à la différence d’Althusser, il choisit de combiner cet esprit de rigueur, confinant parfois à la raideur, avec le désir d’ouverture que le PCF engagea après 1962 et qui le poussa jusqu’aux rivages de l’eurocommunisme, entre 1975 et 1978.
Le choix du Parti communiste
En 1970, Lucien Sève choisit d’être permanent du Parti communiste. Le choix n’était pas sans conséquences redoutables : aux yeux du plus grand nombre, et d’abord à ceux des intellectuels, celui qui choisit d’être un révolutionnaire professionnel se met du côté de « l’intérêt de parti » et pas du côté de la « vérité » ou de « l’objectivité ». Au bout du compte, cela lui a valu de ne pas être reconnu pour le grand intellectuel que la somme et la qualité de ses œuvres désignaient pourtant. Il est vrai que le choix d’un engagement total, au sein d’un parti qui a été à la fois l’objet d’un choix conscient, une passion et un appareil, s’est avéré une contrainte façonnant la façon d’être, de parler et d’écrire. Mais ce respect du collectif militant d’insertion ne signifiait pas chez Lucien Sève l’obédience absolue de la foi. Il fut un permanent, membre du Comité central dès 1961 (il a alors 35 ans). En pratique, il fut considéré comme un philosophe officiel, même s’il s’en est toujours âprement défendu. Mais il n’accéda jamais au sacro-saint Bureau politique. Directeur des éditions du PCF depuis 1970, il quitta volontairement cette fonction en 1982, parce qu’il estimait ne plus disposer de l’autonomie de décision indispensable à ses yeux. Enfin, en juin 1984, alors qu’il était à l’apogée de son image dans le parti, il amorça le processus de distanciation qui fit de lui un refondateur en 1989 et lui valut même un temps d’être tenu pour l’âme d’un complot contre le parti. Lucien savait ce qu’il en coûtait de s’écarter de la ligne : il en assumait le prix.
Ce militant indéracinable a laissé une œuvre d’une incroyable richesse. J’en ai été un lecteur passionné, mais ne suis pas pour autant habilité à dire l’apport d’un travail avant tout philosophique. Je dirai seulement que j’en ai gardé l’admiration devant l’ascèse intellectuelle du chercheur, la conviction selon laquelle il n’est pas de science sans dispute et la fascination devant ce qui m’est apparu comme des intuitions géniales. S’il me fallait en retenir quelques-unes, ce serait notamment celles-ci : que l’abolition du capitalisme n’est rien sans la pensée de son dépassement, c’est-à-dire du processus qui conduit à sa disparition ; que l’histoire n’est pas une science des lois générales, au contraire plutôt une science de l’individu ; que Marx disait que l’émancipation de chacun était la condition de l’émancipation de tous, et pas le contraire ; qu’il ne servait à rien d’opposer forme et contenu, ou forme et structure, mais qu’il convenait de penser la formation, c’est-à-dire le processus construisant en même temps la forme, le contenu et la structure. Sans lui, je n’aurais jamais été capable de percevoir tout cela et bien d’autres choses encore.
Une figure tutélaire de la pensée marxiste
Dans le Parti communiste et dans sa direction, j’ai eu la chance et même l’honneur de côtoyer quelques grands noms de la légende communiste, comme Henri Rol-Tanguy ou Marie-Claude Vaillant-Couturier, pour ne citer que ces deux-là. J’ai de même la fierté d’avoir côtoyé Lucien Sève et de bénéficier de son amitié. Nous n’étions pas de la même génération, n’avions pas la même formation intellectuelle et n’étions pas d’accord sur quelques points. Mais si je n’ai jamais osé en faire un modèle, j’en ai fait continûment une figure tutélaire, depuis 1969. Une figure que j’aimais profondément, dont la perte me navre et crée un vide que rien ne saura combler.
En 2020, le PCF fête ses cent ans d’existence. Il le fera sans Lucien Sève. L’histoire a fermé bien des portes. La mort en ajoute une. Mais Lucien nous a suffisamment dit que, le communisme n’étant pas né avec le XXe siècle, il n’avait aucune raison de disparaître avec lui.
Roger Martelli
Historien, directeur de la rédaction de Regards, il a participé récemment à la publication de la correspondance de Louis Althusser et de Lucien Sève entre 1949-1987 (aux Éditions sociales en 2018). Il a aussi publié en 2018, toujours aux Éditions sociales, « Une dispute communiste : le Comité central d’Argenteuil sur la culture ». Lucien Sève fut, avec Louis Althusser et Roger Garaudy, l’un des protagonistes des débats entourant cette session du Comité central.
Parmi les ouvrages récents de Lucien Sève :
• Penser avec Marx aujourd’hui. Tome I. Marx et nous, La Dispute, 2004.
• Qu’est-ce que la personne humaine ? Bioéthique et démocratie, La Dispute, 2006.
• Penser avec Marx aujourd’hui. Tome II. L’homme ?, La Dispute, 2008.
• Aliénation et émancipation, Paris : Éditions La Dispute, 2012.
• Penser avec Marx aujourd’hui. Tome III. La philosophie ?, La Dispute, 2014.
• Pour une science de la biographie, suivi de « Formes historiques d’individualité », Éditions sociales, 2015.
• Octobre 1917. Une lecture très critique de l’historiographie dominante, suivi d’un choix de textes de Lénine, Éditions sociales, 2017.
• Capitalexit ou catastrophe. Entretiens avec Jean Sève, La Dispute, 2018.
• Penser avec Marx aujourd’hui. Tome IV. Le communisme ?, Première partie.