Julia Hamlaoui. En quoi la crise que nous traversons démontre la nécessité de rompre avec le système actuel ?
Olivier Besancenot. C’est désormais une question de survie. On pressentait déjà à quel point la phase de mondialisation libérale des 30 dernières années – promesse de stabilité pour les marchés financiers – avait atteint ses limites. Même mondialisé, le capitalisme a fini par faire le tour de la planète. Ce n’est pas un puits sans fond. On l’a vu avec la crise financière de 2008, avec la crise climatique et maintenant avec la crise sanitaire. Le système est confronté de manière dramatique à ses propres contradictions. Mais, pour reprendre la formule de Walter Benjamin, le capitalisme ne mourra jamais de mort naturelle. Tout l’enjeu est de l’y aider. Car le jour d’après peut, si on les laisse faire, être pire que le jour d’avant.
Comment éviter que la facture de la crise économique qui s’annonce ne soit présentée aux citoyens ?
Olivier Besancenot. La question, c’est qui aura la main sur le modèle de production dans le monde d’après ? Une réappropriation collective et publique est à inventer, notamment pour que l’industrie réponde aux besoins sociaux. Il ne s’agit pas simplement de revenir sur les privatisations de services publics, mais d’exproprier des intérêts privés de certains secteurs trop importants pour les laisser à la logique folle de l’économie de marché. Cette logique consiste aujourd’hui à obliger des salariés d’Airbus à fabriquer des hélicoptères de guerre, tout en étant incapable de réquisitionner une entreprise, Luxfer, seule à même de fabriquer des bouteilles d’oxygène. À défaut, les travailleurs, les opprimés, les exploités paieront à coup sûr une facture socialement dramatique. C’est ce qui s’amorce déjà avec les congés payés, la durée hebdomadaire du temps de travail. Les conséquences écologiques seront elles aussi catastrophiques car la course à la croissance reprendra de plus belle. Au niveau politique, les gouvernements libéraux envisagent déjà la stratégie du choc pour imposer des recettes impopulaires. L’autoritarisme n’est que le revers de la médaille capitaliste. Il faut y opposer un choc de solidarité.
Ce choc de solidarité, par quelles mesures passe-t-il concrètement ?
Olivier Besancenot. L’après commence dès maintenant. La priorité, financière notamment, doit être donnée à la solidarité. À commencer par les services de santé. Il faut obtenir sans délai les ouvertures de lits, les milliers d’embauches nécessaires, le matériel de protection. Le décalage entre les effets d’annonce et la nécessité vitale est intolérable. Ne serait-ce que pour les Ehpad, il faudrait 2 millions de masques par jour. Sans compter, outre les soignants, tous ceux dont le travail demeure indispensable. L’enjeu immédiat est de faire en sorte que les milliards d’euros publics – l’argent des contribuables, donc le nôtre – reviennent à l’urgence sanitaire. Si on les laisse filer vers les grandes entreprises et les banques, ils seront définitivement perdus pour le monde d’après. Le gouvernement ne prend pas la mesure de la colère sourde et grave qui monte. Imaginer une seule seconde qu’on puisse fonctionner comme avant avec le démantèlement des services publics de la santé, du transport, de l’éducation, la couverture sociale, etc., est inconcevable. Le pouvoir reconnaît lui-même que le système économique sera confronté à une crise systémique. C’est avouer ses failles pour un gouvernement qui, il y a quelques semaines encore, invitait avec sa réforme des retraites le monde des assureurs à prendre la place de notre système de solidarité.
Cette crise donne à voir la concentration du pouvoir. Quelles ruptures démocratiques sont nécessaires ?
Olivier Besancenot. Cela commence par lever ici et maintenant la loi d’urgence qui permet à l’exécutif de gouverner par ordonnances et décrets et de concentrer un peu plus encore le pouvoir. Au plan politique, nous arrivons à la croisée des chemins : soit la tentation de la main de fer de la part des classes dominantes, soit, au contraire, l’invention d’une société qui fonctionne du bas vers le haut. Cela implique d’en finir entre autres avec la Ve République et de remettre à plat, dans un processus constituant, toutes les règles démocratiques. Mais aussi d’ouvrir ce chantier dans le milieu de l’entreprise. Les salariés du public comme du privé ne disposent de pratiquement aucun droit de regard. Or la crise sanitaire montre, par exemple, comment ils sont les mieux placés pour savoir de quelles protections ils ont besoin.
Après le mouvement social historique de cet hiver, comment construire le rapport de forces nécessaire à un « jour d’après » qui aille dans le sens du progrès ?
Olivier Besancenot. Si on espère des politiques qui imposent un choc de solidarité, des politiques émancipatrices, égalitaires, écologiques, il faut au préalable être capable de stopper le rouleau compresseur des politiques libérales et autoritaires. Donc, que toutes les forces sociales, politiques et syndicales soient unies pour de bon.
Entretien réalisé par Julia Hamlaoui