N’importe quelle parole de soignant ou de scientifique a aujourd’hui plus de poids que les propos d’un ministre, du premier ministre ou du président de la République. Ce simple constat résume la défiance, pour ne pas dire le discrédit, qui en deux semaines a frappé le pouvoir exécutif.
Jeudi 12 mars, Emmanuel Macron s’installait en père de la Nation, tout occupé dans un discours égotiste envahi par les « je » et les « moi » à sculpter sa statue de chef de guerre. Mercredi 25 mars, son intervention à Mulhouse fut diffusée en direct au JT de 20 h de TF1. Elle ne fut pas commentée une seconde et comme effacée. Le présentateur Gilles Bouleau reprenait aussitôt son interview avec un responsable de l’AP-HP pour détailler la situation de l’Île-de-France et en lui précisant : « Je ne veux pas vous demander de réagir aux propos du président. »
L’anecdote dit combien la parole de l’exécutif est aujourd’hui dévaluée parce qu’inaudible et incompréhensible dès que confrontée aux réalités concrètes que provoque l’épidémie sur le terrain (lire l’article de Caroline Coq-Chodorge [1]).
Qui peut croire que la mobilisation de l’armée, dont le service de santé est de longue date sur les genoux (lire l’article de Justine Brabant ≥ [2]), pourra constituer un apport décisif ? Qui peut croire à la promesse de « revalorisation des heures supplémentaires » pour les infirmières et infirmiers alors qu’elles ne sont pas même payées mais récupérées en temps de repos si les plannings le permettent ? Qui peut croire en un « plan massif d’investissement pour l’hôpital », alors que près de dix-huit mois de conflits ont été superbement ignorés par le gouvernement.
Dans ce moment de crise sanitaire inédite (et non de guerre), d’inquiétudes et de douleurs intimes, le pouvoir tire sur la vieille ficelle de l’« union nationale » s’en prenant aux « basses polémiques » politiciennes. Il se montre une fois de plus à côté de la plaque.
Personne ne prête attention aux « petites phrases » de tel ou tel élu, et elles sont d’ailleurs bien rares. Les plus scandaleuses sont souvent énoncées par le pouvoir lui-même : « Je félicite ceux qui avaient prévu tous les éléments de la crise une fois qu’elle a eu lieu », osait le président le 20 mars quand les interrogations légitimes sur l’impréparation du pouvoir commençaient à poindre.
Ce que l’exécutif ne comprend pas, c’est que l’irruption massive du réel dans les médias, que l’accumulation de témoignages, de récits et d’analyses venues du terrain, que ce que vivent quotidiennement les Français en confinement est en train de l’engloutir. Paroles et mesures gouvernementales sont taillées en pièces par ce que le réel nous dit partout en France.
Pas assez de masques, pas assez de tests, pas assez de blouses et de charlottes, de gel et de gants, de mousses anti-escarres, de pousse-seringues électriques, de respirateurs, de lits. Pas assez de personnels. Et des réponses politiques décalées, inefficientes ou tardives, trop souvent démenties par un chef de service hospitalier, une responsable d’Ehpad, une équipe d’infirmières qui nous disent le réel (voir notre émission vidéo « les soignants face à la “vague” » [3]).
L’hôpital donc la santé publique, par le biais de la tarification à l’acte entre autres, a été organisé de longue date comme une chaîne de production automobile. Flux tendus, zéro stock, lignes d’approvisionnement internationales, réduction des coûts, suppressions d’effectifs et de lits. Ce gouvernement n’a fait qu’intensifier les politiques engagées par ses prédécesseurs. Malgré toutes les alertes, toutes les détresses, toutes les grèves. Malgré les démissions en chaîne de directeurs d’hôpitaux.
Il peut certes dire que face à une telle crise, n’importe quel système de santé risque la submersion. C’est une défense indigne au vu des immenses difficultés que rencontre l’ensemble des personnels soignants mais aussi en observant ce que nous montrent plusieurs exemples étrangers.
Dès lors, au-delà des innombrables couacs de communication, des retards à l’allumage et des errements stratégiques (lire l’analyse d’Ellen Salvi [4]), c’est aussi sur ce que cette crise nous dit du « système de gouvernance Macron » qu’il faut s’arrêter. Arrivé « par effraction » au pouvoir, le nouvel hôte de l’Élysée a exacerbé toutes les tares de la Ve République et de son présidentialisme sans limites : une majorité parlementaire godillot, comme aux pires heures du gaullisme ; un gouvernement d’inconnus sans épaisseur politique ; un premier ministre se plaisant au rôle de directeur de cabinet.
Dans ce dispositif d’un pouvoir qui repose sur une tête d’épingle, les cabinets de l’Élysée et de Matignon pèsent plus que les ministères. Une idéologie néolibérale et élitaire s’est imposée, sans contrepoids politique, face à une France de « Jojo le gilet jaune » qu’il convenait de réformer à la hussarde, en ignorant corps intermédiaires, élus locaux et spécialistes.
En ce sens, et bien que radicalement différente, la crise du Covid-19 vient comme prolonger celle des gilets jaunes par ce qu’elle révèle des effets des politiques publiques engagées ou accentuées depuis 2017 : désarmement de l’État ; vassalisation des administrations ; affaiblissement des grands services publics ; passages en force ; déconnexions d’avec la société et ses dynamiques ; creusement des inégalités ; refus d’écouter alertes et propositions.
Agnès Buzyn, à sa façon, apparaît comme un concentré chimiquement pur de ce système Macron. Ses alertes de janvier et de février n’ont pas été entendues [5], assure-t-elle, quand l’ancienne ministre de la santé dit avoir très vite pris la mesure du danger d’une épidémie en Chine pouvant se transformer en pandémie mondiale.
A-t-elle seulement suivi les procédures qui organisent la communication entre un ministre et l’Élysée ? Ou n’est-ce pas son absence de poids politique qui a fait que ni Matignon ni l’Élysée, tout occupés alors à imposer la réforme des retraites, n’ont écouté ? Et avec quelle conception du sens de l’État, l’ancienne membre du gouvernement a-t-elle pu quitter son ministère pour se lancer dans la campagne municipale parisienne ? L’aveu est implicite : un ministre en Macronie est transparent.
Une chronologie accablante
Au-delà de ce que le cas Buzyn nous dit de ce gouvernement d’ombres, c’est aussi toute une relation du pouvoir avec ses administrations qui émerge. Car le pouvoir exécutif, à la différence des parlementaires, des responsables politiques et des citoyens, dispose d’équipes de fonctionnaires et d’organismes ultra-spécialisés dont la mission est d’étudier, de rendre compte, d’alerter, d’anticiper.
C’est d’autant plus vrai en matière de santé publique que le scénario d’une pandémie mondiale liée à l’émergence d’un nouveau virus est étudié depuis plus de quinze ans, depuis la pandémie de Sras en 2003. Ce scénario est considéré de longue date comme certain par l’Organisation mondiale de la santé.
Les grandes agences publiques chargées de la veille sanitaire et de la protection de la population (Santé publique France), de la recherche (Inserm, Anses, Inria, CNRS entre autres), les multiples laboratoires et instituts de recherche hospitalo-universitaires, les instituts privés (Institut Pasteur, Fondation Mérieux), mais aussi l’armée avec, entre autres, son Institut stratégique de l’école militaire, n’ont cessé de travailler sur ces questions.
C’est aussi pour accentuer ces recherches sur les virus et les potentielles pandémies qu’a été créé, dans le cadre d’un partenariat franco-chinois, le laboratoire de haute sécurité biologique dit P4 à Wuhan, ville d’où est partie l’épidémie en décembre 2019.
En février 2017, Bernard Cazeneuve, alors premier ministre, inaugurait à Lyon la structure correspondante du laboratoire P4, pilotée par l’Inserm. « Ce laboratoire sera un fer de lance de notre lutte contre les maladies émergentes. Il accroîtra considérablement notre capacité à réagir efficacement à l’apparition de maladies infectieuses qui menacent les populations de l’ensemble du globe », déclarait alors Bernard Cazeneuve.
Comment peut-on imaginer que ces innombrables équipes spécialistes en veille sanitaire et en recherche sur les nouveaux virus n’aient pas remonté rapports, scénarios, alertes, propositions, sur l’évolution de l’épidémie en Chine puis sa transformation en pandémie mondiale et sur les mesures à anticiper en France ? Auraient-elles failli, toutes et toutes en même temps ?
Comment est-il possible que le pouvoir politique ne se soit pas soucié, dès janvier, des stocks disponibles d’équipements médicaux (masques, tests, etc.) et construit un plan opérationnel en adaptant les scénarios déjà existants pour répondre à une telle crise, même si à cette date, elle n’était que potentielle ? Comment a-t-il pu ignorer ou écarter durant quelques semaines décisives de tels problèmes ?
Dans une longue étude publiée sur le site La Vie des idées [6], Pascal Marichalar, chercheur au CNRS, établit une chronologie des savoirs disponibles et publics à partir de deux sources simples : les communiqués de l’OMS et la revue scientifique de référence Science. « Je crois ne pas trop m’avancer en suggérant qu’au ministère de la santé, on lit Science », note-t-il.
Dès le 30 janvier, Science rapporte que l’OMS considère désormais le nouveau coronavirus comme une urgence de santé publique au niveau mondial. Le scénario d’une pandémie mondiale ne peut être exclu, pour l’OMS, il faut que chaque pays se prépare. Le 25 février, la revue est formelle, la pandémie l’a emporté. Entretemps, plusieurs articles ont détaillé la dangerosité du virus, les modes de contamination, les problèmes de tests… Et l’OMS ne cesse d’insister sur la nécessité pour les pays de réagir.
Enfin le chercheur termine par cette date qu’il commente en ces termes : « Le 28 février est publié le rapport crucial de l’OMS sur ce qui a été fait en Chine. Il montre que seule une mobilisation de “tout le gouvernement” et “toute la société” permet de vaincre l’épidémie. On se souviendra sans doute longtemps du fait que le lendemain, le samedi 29 février d’une année bissextile, le premier ministre Édouard Philippe a décidé de détourner un conseil des ministres “exceptionnel dédié au Covid-19” pour annoncer l’utilisation de l’article 49.3 de la Constitution afin d’adopter sans vote la réforme des retraites. »
On se souviendra également que, deux semaines plus tard, se réfugiant derrière un avis d’un conseil scientifique surgi de nulle part et constitué seulement le 10 mars, le gouvernement maintiendra le premier tour des élections municipales malgré des appels d’élus et de nombreux médecins à l’annuler.
L’obsession économique du pouvoir, ce refus du président Macron de mettre à l’arrêt l’économie du pays, a sans aucun doute pesé lourd. Les discours insensés de la ministre du travail Muriel Pénicaud, fustigeant les « défaitistes » devenus mauvais patriotes [7], ou du ministre de l’agriculture Didier Guillaume appelant à rejoindre « l’armée des agriculteurs », laissent entrevoir comment ce choix fondamental a empêché une prise en charge rapide de la crise sanitaire.
Mais au-delà, c’est bien la surdité du pouvoir exécutif au monde, à ce qui se passait en Asie, aux notes et rapports qui sont immanquablement remontés des administrations, qui est en cause. Le résultat est aujourd’hui un cataclysme humain, une société traumatisée et une économie de fait bloquée par un confinement sans délai ni perspective.
À l’évidente nécessité de commissions d’enquête parlementaire s’ajouteront d’innombrables procédures judiciaires avec, déjà, le dépôt de plusieurs plaintes devant la Cour de justice [8]. Elles permettront sans doute de comprendre et d’établir dans le détail ce qui s’est passé depuis décembre 2019.
Mais à l’urgence de la crise doit répondre l’urgence politique. Le gouvernement par ordonnances, le présidentialisme débridé, le Parlement mis sous cloche, réduit à exercer son « contrôle » par de pauvres questions d’actualité, ce système d’état d’urgence ne peut être qu’une machine à répéter les échecs (lire l’article de Fabien Escalona [9]).
La « mobilisation de toute la société », demandée par l’OMS, appelée de ses vœux par Emmanuel Macron, ne pourra pas se faire dans le cadre d’un pouvoir cadenassé, d’un gouvernement affaibli constitué de ministres fantômes, farouchement impopulaires ou dont les engagements actuels sont en flagrante contradiction avec leurs décisions passées. Rebattre les cartes politiques, changer radicalement de manière de gouverner, sont les seuls moyens de se saisir des dynamiques de la société, de désamorcer les tensions à venir et de préparer dans de meilleures conditions l’après-crise.
François Bonnet