Esclavage sexuel : le premier ministre japonais s’excuse
Le premier ministre japonais, Shinzo Abe, accusé de minimiser le rôle de son pays dans la prostitution forcée de femmes asiatiques des années 1930 à la fin de la seconde guerre mondiale, a présenté, lundi 26 mars, ses « excuses sincères » devant le Parlement. Le 5 mars, il avait déclaré que, dans cette affaire, « il n’y avait aucune raison de s’excuser », soulignant qu’il n’existait « aucun témoignage fiable » prouvant que l’armée nippone avait eu recours à la « coercition » dans le recrutement de prostituées pour les soldats japonais.
M. Abe a affirmé qu’il s’en tenait à la déclaration Kono de 1993 mais a exclu tout nouvel acte officiel de repentance. Cette déclaration, du nom du secrétaire principal du gouvernement en 1993, Yohei Kono, reconnaissait pour la première fois que l’armée impériale avait été impliquée « directement ou indirectement » dans l’esclavage sexuel qui, selon certains historiens, aurait concerné jusqu’à 200 000 femmes asiatiques pendant l’expansion coloniale du Japon.
« Comme je le répète souvent, j’éprouve de la compassion envers ceux qui ont subi des épreuves, et je présente des excuses pour celles qui ont été placées dans cette situation à cette époque », a assuré Shinzo Abe.
DES FAITS AVÉRÉS
De nombreux travaux de chercheurs et les témoignages de certaines « femmes de réconfort », selon le terme officiel japonais, prouvent depuis plusieurs années que les autorités nippones connaissaient l’existence de bordels militaires dans les pays voisins (Corée, Taïwan, Chine...). Dans certains cas, elles participaient même à leur gestion.
La Chine et la Corée du Sud, qui ont accueilli une partie de ces esclaves sexuelles, accusent Tokyo de ne pas vouloir reconnaître ses erreurs passées. Les pays voisins du Japon gardent encore à l’esprit, par exemple, la visite de Junichiro Koizumi, ancien premier ministre, au sanctuaire de Yasukuni (Chine) le 15 août 2006, où est honorée la mémoire de 2,5 millions de combattants japonais, dont quatorze criminels de guerre.
AP | 26.03.07, 29.06.07 | 11h35
TOKYO CORRESPONDANT
Le tollé suscité en Chine, en Corée du Sud et du Nord ainsi qu’aux Philippines par les déclarations faites le 5 mars par le premier ministre, Shinzo Abe, sur l’absence de « coercition » dans l’esclavage sexuel pratiqué par l’armée japonaise au cours de la guerre du Pacifique embarrasse Tokyo. Les photographies de Philippines âgées brandissant devant l’ambassade japonaise à Manille des pancartes sur lesquelles on peut lire « J’ai été violée ! », « Abe menteur ! », ne sont pas la meilleure publicité pour un pays qui entend accroître son poids sur la scène mondiale. « Le Japon se déshonore par ces efforts pour contourner la vérité », écrit le New York Times dans un éditorial.
Tokyo cherche à calmer la polémique en précisant que M. Abe n’a pas nié « toute coercition » mais a mis en cause une « coercition au sens strict » (par exemple des rafles par l’armée) qu’aucun document ne prouve. Le premier ministre a réaffirmé devant le Parlement respecter la déclaration du gouvernement Miyazawa qui, en 1993, avait reconnu l’implication « directe et indirecte de l’armée dans la création et la gestion des bordels militaires ». Le secrétaire du cabinet et porte-parole du gouvernement, Yasuhisa Shiozaki, a déclaré, mercredi 7 mars, que « la position du Japon n’avait pas changé ».
M. Abe pourrait demander un réexamen du dossier par des historiens. La position défendue par le premier ministre reflète, jusqu’à un certain point, une part de vérité : l’armée impériale s’en remettait le plus souvent à des marchands de femmes civils disposant de complicités locales pour alimenter les bordels militaires. Il reste que leurs pensionnaires étaient contraintes, après avoir été enlevées ou dupées, à servir au repos du guerrier nippon. L’état-major non seulement couvrait mais commanditait des pratiques dont le nombre des victimes (200 000 Asiatiques et quelques Européennes, dont 50 000 sont toujours vivantes) démontre qu’elles étaient systématiques.
Le tollé soulevé par les déclarations de M. Abe a été attisé par sa participation dans le passé à un groupe d’une centaine de parlementaires qui critiquent la position de leur gouvernement sur les « femmes de réconfort » (euphémisme pour désigner les victimes de l’esclavage sexuel) et s’insurgent contre le projet de résolution au Congrès américain demandant au Japon des excuses officielles. Issu de la droite du Parti libéral-démocrate, M. Abe a cherché à contenter ses amis politiques par une déclaration qui s’est avérée maladroite.
Sa volonté de s’en tenir à la déclaration de 1993 sera mesurée par la reconduction ou non, à la fin mars, du Fonds pour les femmes asiatiques créé en 1995 par le premier ministre socialiste Tomiichii Murayama pour dédommager les « femmes de réconfort ».
Philippe Pons
* Article paru dans le Monde, édition du 09.03.07. LE MONDE | 08.03.07 | 15h14 • Mis à jour le 08.03.07 | 15h14.
Le combat de Lee Yong-soo, ancienne « esclave sexuelle » au service de l’armée impériale japonaise
LE MONDE | 06.03.07 | 16h14 • Mis à jour le 29.06.07 | 11h36
TOKYO CORRESPONDANT
« J’en suis pourtant une preuve vivante » : en dépit de ses 78 ans, Lee Yong-soo bouillonne d’énergie et elle a ressenti comme un ultime outrage les déclarations du premier ministre, Shinzo Abe, qui a affirmé une nouvelle fois, lundi 5 mars, que les femmes contraintes à se prostituer pour l’armée impériale au cours de la seconde guerre mondiale « n’avaient pas été victimes de coercition ».
Mme Lee est l’un des trois « femmes de réconfort » - euphémisme désignant les 200 000 Asiatiques et quelques Européennes victimes de la soldatesque nippone, de la fin des années 1930 à la défaite de 1945 - qui viennent de témoigner devant la sous-commission pour les affaires étrangères du Congrès américain dans le cadre du débat sur une résolution exigeant des excuses du Japon. Lundi, M. Abe a déclaré au Parlement qu’« il n’y avait pas de raison de s’excuser ». « Le projet de résolution (américain) n’est pas fondé sur des faits. Rien ne prouve qu’il y a eu coercition », a-t-il ajouté. A Séoul, le gouvernement et la presse ont dénoncé avec véhémence le manque de repentance du Japon.
Dans ce petit restaurant coréen de Tokyo, Mme Lee en robe traditionnelle a l’air d’une douce grand-mère. Elle raconte en japonais (langue imposée pendant la colonisation de la péninsule de 1910 à 1945) ce que l’adolescente qu’elle était vécut au cours de l’année qui précéda la défaite du Japon. « Les rides ont envahi mon visage, dit-elle, mais au fond de moi la blessure demeure. » Elle se sent habitée par le han, ce mélange de ressentiment et d’amertume qui sourd de sacrifices, d’attentes déçues et de révolte contre l’impuissance qui caractérise l’âme coréenne. « Ce que je demande, c’est que l’Etat japonais reconnaisse qu’il a volé ma vie quand je n’étais qu’une enfant », poursuit-elle.
Née à Taegu, au sud-est de l’actuelle Corée du Sud, Mme Lee avait 14 ans « lorsqu’un matin de l’automne 1944, alors que je dormais, une voix de femme m’a appelée ; je suis sortie ; un soldat japonais m’a prise par le bras et emmenée de force ». Un train l’emporta jusqu’à Pyongyang puis Dalian, en Chine, où elle fut embarquée vers Taïwan et affectée au bordel militaire d’une base de pilotes suicide (kamikaze).
« VIOLÉE ET LAISSÉE POUR MORTE »
« Sur le bateau, nous étions cinq filles pour trois cents soldats. Mes aînées m’ont cachée. A la base, je fus battue, violée et laissée pour morte, les mains attachées par un fil de fer. Un pilote m’a soignée. »Je dois mourir mais, toi, tu dois vivre« , me répétait-il. C’est le seul homme qui m’a jamais aimée. Des mois passèrent. Chaque jour, une douzaine de soldats se présentait dans la petite cabine qui m’était affectée. Il y avait une couche, de l’ouate et du désinfectant. Ceux qui partaient pour leur dernière mission s’attardaient : eux aussi étaient des victimes. Puis, un matin, les soldats avaient disparu. De la rue montaient des cris en chinois, »La guerre est finie !« . »
Rentrée en Corée, Mme Lee chercha, comme toutes celles qui avaient subi un sort analogue, à cacher sa flétrissure pour que l’opprobre ne tombe pas sur toute sa famille. « Longtemps, mon frère m’a dissuadée de parler », dit-elle. Puis au début des années 1990, elle et plusieurs autres se décidèrent à sortir de l’ombre de l’Histoire.
Ce que l’on racontait jusqu’alors des « femmes de réconfort » était nié par Tokyo. Cette fois, les témoignages furent étayés par des recherches d’historiens japonais comme Yoshiaki Yoshimi qui, en 1992, révéla, à partir de documents militaires, l’implication de l’état-major dans la gestion des bordels militaires. L’année suivante, au nom du gouvernement, Yohei Kono, alors chef du secrétariat du premier ministre Miyazawa, reconnut que « les forces armées étaient directement et indirectement impliquées dans la création et la gestion de ces établissements ainsi que le transport (de leurs pensionnaires) ».
Avec le retour à la tête du Parti gouvernemental libéral-démocrate (PLD) du courant le plus droitier, la « déclaration Kono » est critiquée pour avoir été trop loin et les propos de M. Abe sont une expression de ce retrait. S’il y a bien eu implication de l’état-major, il n’y a pas de preuves que l’armée se chargeait elle-même du « recrutement » des filles. Le plus souvent, les militaires sous-traitaient cette besogne aux « marchands de femmes » dans la mouvance de l’armée, qui fournissaient ses bordels en femmes dupées ou tout bonnement enlevées.
Article paru dans le Monde, édition du 07.03.07.