« Ramenez-nous ! » C’est le cri du cœur, le vibrant appel à l’aide, au rapatriement, lancé par des étudiants et résidents polynésiens depuis la région parisienne et le reste de l’Hexagone. Ce mercredi 13 mai 2020, les jeunes originaires du fenua, la patrie en langue polynésienne, étaient un peu moins de trois mille à être bloqués en Europe.
Tous les étudiants originaires de Nouvelle-Calédonie n’ont, eux non plus, pas encore tous pu rentrer chez eux. Vers l’océan Indien, aussi, des vols spéciaux sont organisés une à deux fois par semaine depuis l’aéroport parisien de Roissy-Charles-de-Gaulle afin de ramener des Réunionnais sur leur île.
Sur chaque île, sur tous les océans, chaque territoire déplore son lot d’histoires déchirantes. En Guadeloupe, c’est un père de famille qui ne peut faire le voyage de Bretagne jusqu’à Pointe-à-Pitre afin d’accompagner dans ses derniers instants son fils atteint d’un cancer généralisé. À La Réunion, un homme d’une cinquantaine d’années a échappé de peu à l’internement psychiatrique après avoir eu bien du mal à supporter la « quatorzaine » imposée dans un hôtel, dans des conditions très dures à son arrivée sur son île.
À ce sujet, au moins, la situation a changé très récemment : dans un avis rendu public lundi 11 mai, le Conseil constitutionnel a estimé que les conditions d’enfermement des arrivants dans les territoires d’outre-mer étaient contraires à la Constitution et à la liberté fondamentale d’aller et de venir. « Ces dispositions ne sauraient, sans méconnaître les exigences de l’article 66 de la Constitution, permettre la prolongation des mesures de mise en quarantaine ou de placement en isolement imposant à l’intéressé de demeurer à son domicile ou dans son lieu d’hébergement pendant une plage horaire de plus de douze heures par jour sans l’autorisation du juge judiciaire », écrivent les Sages dans leur avis.
Lors d’une allocution vidéo diffusée mardi 12 mai 2020 [1], la ministre des outre-mer a donc annoncé une modification des règles des quarantaines imposées aux voyageurs. Elles sont assouplies. « Les nouveaux arrivants dans les territoires d’outre-mer dans les prochains jours devront signer quant à eux un contrat d’engagement à respecter une quatorzaine stricte en site dédié ou à leur domicile », a-t-elle déclaré. Non sans ajouter que « le principe d’une interdiction d’entrée dans les territoires demeure et que seuls les motifs impérieux pour voyager, qui sont d’ordre familial, de santé ou professionnel sont justifiés ».
« Le principe de la quatorzaine est maintenu pour toute personne qui souhaite se rendre dans l’outre-mer, confirme Maud Petit, Martiniquaise, députée du Val-de-Marne et vice-présidente de la délégation aux outre-mer de l’Assemblée nationale. Ces mises à l’isolement, même à domicile, même entrecoupées de sorties, seront probablement maintenues cet été. Ce qui est vrai un jour ne l’est plus forcément le lendemain avec cette crise du coronavirus mais cela sera fonction de l’évolution de la situation sanitaire en métropole et dans l’outre-mer. Si la situation reste la même, voire empire en métropole, les liaisons pourraient de nouveau être coupées. La situation est par ailleurs très différente que l’on soit un département ou un territoire d’outremer, que l’on soit en Guadeloupe ou en Nouvelle-Calédonie par exemple, pour des raisons de statut. »
Ces imbroglios juridiques et leurs conséquences, pour douloureuses qu’elles soient, sont le prix à payer pour que les départements et les collectivités d’outre-mer ne soient pas rattrapés par le nouveau coronavirus alors que ces territoires estiment désormais y avoir échappé.
Deux semaines d’isolement strict ici, trois semaines là, les conditions d’entrée sur les territoires ultramarins diffèrent bien selon que l’on tente de se rendre en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie ou encore en Guadeloupe ou bien à La Réunion. Un point commun tout de même : les conséquences économiques et sociales sont d’importance.
« Ces mises à l’isolement posent des problèmes considérables parce qu’elles empêchent des voyages courts et je fais partie des députés qui ont plaidé pour qu’on n’oublie pas l’outre-mer lorsqu’on a appelé les Français à privilégier la France lors de leurs vacances d’été, ajoute Maud Petit. L’économie des outre-mer est très dépendante du tourisme et nous nous retrouvons dans une situation paradoxale : il nous faut à tout prix éviter le chômage et la précarisation mais tout le monde est conscient que les premiers cas ultramarins ont été importés avec des touristes, des croisiéristes notamment. »
Avec plusieurs collègues de la délégation aux outre-mer de l’Assemblée nationale, Maud Petit souhaite qu’un compromis sanitaire et une politique de dépistage massif des voyageurs soient mis en place. Elle estime qu’il n’est pas possible à moyen terme « d’empêcher des personnes extérieures de venir. Si on ne généralise pas les autorisations de voyage, on pourrait tout de même permettre à ceux qui ont des attaches là-bas de s’y rendre et ainsi de relancer l’économie grâce à un tourisme plus social et affinitaire ».
Cet avis n’est pas partagé unanimement. En Océanie par exemple, sous le couvert de l’anonymat, plusieurs responsables politiques estiment que « la Nouvelle-Calédonie va se fermer durablement et l’isolement mené jusqu’ici laissera des traces profondes, y compris sur le plan politique ». Une union politique et commerciale autour de pays de la zone Pacifique, une « bulle Covid-Free » [2], c’est-à-dire où le virus ne circule plus, comme la Nouvelle-Zélande, l’Australie, le Vanuatu ou encore les îles Fijdi, pourrait bientôt voir le jour.
« L’État a profité de la crise du Covid-19 pour se recentraliser énormément »
La participation ou non de la Nouvelle-Calédonie à cette union essentiellement commerçante et touristique dépendra du choix du haut-commissaire (l’équivalent du préfet dans les collectivités autonomes) de respecter et d’assurer plus ou moins la « continuité territoriale » avec la France distante de 16 000 kilomètres. Réouverture des vols, relèves de fonctionnaires, de militaires, de personnels éducatifs ou soignants : aucune date n’est pour l’instant fixée mais des tensions graves sont déjà apparues à ce sujet. Du côté indépendantiste comme non indépendantiste, plusieurs recours ont été déposés au Conseil d’État et au Conseil constitutionnel contre l’application de règles nationales françaises.
Mathias Chauchat, professeur de droit public à l’université de la Nouvelle-Calédonie, engagé de longue date du côté indépendantiste, estime que « l’État a profité de la crise du Covid-19 pour se recentraliser énormément, c’est-à-dire signer des décrets et des ordonnances qui empiètent sur les compétences de la Nouvelle-Calédonie, du Congrès. L’état d’urgence sanitaire n’aurait pas dû être proclamé en Nouvelle-Calédonie, c’est une compétence locale. Revenir dessus est illégal et revient à ne pas respecter les accords de Matignon et de Nouméa », qui fixent les conditions du processus de décolonisation en cours dans la collectivité du Pacifique Sud.
À l’autre bout de l’échiquier politique, en saisissant le Conseil constitutionnel à propos de la loi sur l’état d’urgence sanitaire, les parlementaires de Calédonie ensemble (droite, loyaliste), ne disent pas autre chose. Cette loi « attribue à l’État une mission qui empiète sur l’une des compétences que la Nouvelle-Calédonie exerce elle-même depuis soixante ans, à savoir la compétence en matière de santé et de contrôle sanitaire aux frontières », s’indignent les députés Philippe Gomès et Philippe Dunoyer, accompagnés du sénateur Gérard Poadja.
En ligne de mire, la fameuse « continuité territoriale » prônée par les autorités françaises depuis l’Océanie mais aussi l’organisation du prochain référendum sur l’indépendance, prévu et maintenu pour l’instant au 6 septembre. La campagne électorale est bien engagée sur place. Des commissions administratives spéciales (CAS) chargées de réviser les listes électorales se tiennent régulièrement et les observateurs de l’ONU sont sur place, confinés de facto sur le Caillou. Sollicités sur l’opportunité et la faisabilité de ce référendum, ni les services du premier ministre, ni la ministre des outre-mer Annick Girardin n’ont retourné de réponses à nos questions sur ce sujet.
La rue Oudinot, c’est-à-dire le ministère des outre-mer, se contente d’une communication a minima depuis le début de la crise sanitaire. Un « plan de relance » [3] pour l’industrie touristique a bien été annoncé par la ministre Annick Girardin à la fin du mois d’avril mais il ne comporte pour l’instant aucune mesure spécifique aux départements et collectivités d’outre-mer. Quatorzaines, réouverture des lignes aériennes, plan de dépistage, les sujets sont pourtant nombreux. Un « conseil interministériel du tourisme » est prévu ce jeudi 14 mai.
Julien Sartre