C’était la grande leçon du confinement. Alors qu’une immense partie de la population cessait de travailler pour demeurer chez soi, de nombreux Français restaient à leurs postes, malgré les risques, pour assurer une vie la plus « normale » possible à la nation. Se soigner, se nourrir, vivre dans des conditions décentes d’hygiène, disposer d’une infrastructure de communication performante ont été autant de services qui ont été réalisés grâce au travail d’hommes et de femmes habituellement peu visibles, rarement mis en avant et surtout fort mal rémunérés.
Éboueurs, infirmiers, caissiers, manutentionnaires, agents de nettoyage, techniciens divers ou encore routiers ont continué à travailler, souvent en s’exposant au virus, sur leurs lieux de travail et dans les transports en commun. Leur apport à la société et la nécessité de leur labeur sont devenus évidents. À quoi aurait ressemblé le confinement sans ceux qui sont venus décharger les produits et les placer dans les magasins d’alimentation, sans ceux qui ont ramassé les ordures dans les rues ou sans ceux qui ont nettoyé les divers locaux accueillant encore du public ?
En quelques jours, le temps des « premiers de cordée » jadis chanté par le président de la République a disparu. Emmanuel Macron s’est mis à saluer ceux qui étaient restés en « première ligne ». Terminé aussi, en apparence, le mépris avec lequel les autorités avaient traité la grève des services de nettoyage parisiens contre la réforme des retraites. Voici que le 13 avril, l’hôte de l’Élysée, dans une de ses causeries édifiantes de cette crise sanitaire, se lance dans une promesse qui a semblé à beaucoup impensable. « Il nous faudra nous rappeler aussi que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal », lance Emmanuel Macron. Et de reprendre les mots de la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 dans son article premier : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » « Ces mots, les Français les ont écrits il y a plus de 200 ans. Nous devons aujourd’hui reprendre le flambeau et donner toute sa force à ce principe », conclut le président.
Ainsi donc c’en serait fini de cette injustice radicale qui veut qu’un travail que l’on sait indispensable, pour l’avoir expérimenté concrètement grâce au confinement (mais certains, à la différence de notre président, le savaient déjà), soit bien moins récompensé qu’un emploi de cadre du tertiaire dans la communication dont nul ne s’est rendu compte de l’arrêt de l’activité.
Deux mois plus tard, cependant, la déception est partout et le changement nulle part. Le gouvernement a annoncé une prime forfaitaire de 500 à 1 500 euros pour les soignants, modulée selon les départements, ainsi que la réactivation d’une vieille médaille de 1884 pour récompenser la lutte contre les épidémies. Cette « récompense » a, au reste, réactivé le mécontentement du personnel hospitalier. Dans le secteur privé, la situation est encore plus pathétique et éloignée des ambitions du 13 avril. Le gouvernement a permis là aussi la mise en place d’une prime défiscalisée. Elle avait été promise à hauteur de 1 000 euros dans les entreprises de la grande distribution, mais cette (déjà) faible obole s’est évanouie, comme l’a montré une enquête parue dans Mediapart.
De façon générale, l’avenir ne ressemble pas pour ces travailleurs aux « jours heureux » promis par un président de la République que le confinement a rendu plus lyrique que lucide. Avec la crise sociale qui arrive, l’heure ne sera pas à la revalorisation des salaires. Le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, l’a clairement indiqué dans Le Monde : « À un moment où les entreprises perdent énormément en profitabilité, augmenter les salaires va s’avérer compliqué. » Une fin de non-recevoir à la ministre du travail, Muriel Pénicaud, qui avait voulu, pour respecter la parole présidentielle, « convoquer toutes les branches professionnelles concernées pour qu’elles regardent comment, dans leur classification, dans leurs évolutions de salaires, elles [pouvaient] prendre en compte [les] métiers qui ont besoin d’être revalorisés », comme les « caissières, éboueurs ou livreurs ».
Mais le gouvernement n’entend pas revaloriser le salaire minimum, alors pourtant que beaucoup de ces emplois sont rémunérés sur cette base. Bref, là aussi, tout cela sent l’opération de communication s’achevant par un enterrement de première classe, alors que, dans deux ou trois mois, l’urgence ne sera plus à la récompense des métiers d’utilité commune, mais bien à la lutte contre la crise économique et ses conséquences, et qu’il ne sera donc plus question que de « sauver l’emploi ». La ritournelle changera de ton, passant à l’inévitable « mieux vaut un emploi mal payé que pas d’emploi du tout ».
La réaction néolibérale
En réalité, en lançant ce débat sur l’utilité des métiers, l’exécutif a ouvert une véritable boîte de Pandore qui remet en question en profondeur le système économique actuel. Le 13 avril, Emmanuel Macron l’avait reconnu puisqu’il remarquait que « nos économies rémunéraient si mal » ces métiers essentiels. Mais si alors c’est bien l’économie qui est à la source de cette injustice, c’est bien elle qu’il faut modifier.
Il est vrai que la période néolibérale qui s’est ouverte dans les années 1970 aura été particulièrement rude avec ces métiers aujourd’hui portés aux nues et salués comme « héroïques ». Alors que l’austérité budgétaire se concentrait sur la santé et la rémunération des soignants, les libéralisations du marché du travail, accompagnées de la réduction du rôle de la lutte sociale dans la détermination des salaires, affaiblissaient les métiers jugés les « moins qualifiés ».
Le schéma est simple. Pour déterminer le prix du travail effectué, ces réformes permettent d’éviter de recourir à un autre rapport de force que celui du marché. La détermination d’un prix du travail a priori, issu de la lutte sociale et d’un rapport de force entre le capital et le travail, serait en effet une erreur qui réduirait la rentabilité et la compétitivité des entreprises. L’enjeu principal a donc été de réduire la possibilité de conflits dans les entreprises sur les enjeux salariaux. Pour cela, la flexibilité, autrement dit une meilleure capacité de licencier couplée avec une assurance-chômage réduite et punitive, sont les meilleurs atouts. Le salarié, menacé en permanence et contraint d’accepter, en cas de chômage, des salaires réduits et des emplois disponibles, concentre son attention sur l’emploi plus que sur la rémunération. Souvent, les syndicats l’imitent.
À cela s’ajoute une deuxième arme : la sous-traitance. L’exemple des personnels de nettoyage est très parlant, de ce point de vue. Pendant longtemps, il était naturel que les personnes qui nettoyaient les bureaux et les usines fassent partie intégrante des entreprises dont elles prenaient soin. De ce fait, ces personnels pouvaient disposer des mêmes garanties que les autres employés et bénéficier des rapports de force internes à l’entreprise qu’ils n’étaient pas en mesure de porter seuls.
Dans les années 1980, ces fonctions ont été confiées à des entreprises sous-traitantes. Le salaire des personnels de nettoyage est donc devenu dépendant de la rentabilité des entreprises qu’elles nettoient et de leur propre entreprise. Comme leur productivité est naturellement faible et que les marges liées à leur activité sont réduites, leurs salaires ont forcément été rognés, soit directement, soit par une dévalorisation au fil du temps, soit par le recours au travail partiel. « Le recours massif à la sous-traitance a conduit à dégrader les salaires et les conditions de travail au profit du versement de dividendes », résume la sociologue Dominique Méda.
Le meilleur exemple de cette situation a été l’Allemagne, où la compétitivité des entreprises exportatrices a principalement été maintenue non pas tant par la modération des salaires dans ces entreprises, mais plutôt par la déflation salariale dans les entreprises sous-traitantes et dans les services, grâce aux réformes du marché du travail, au recours à la sous-traitance et au développement du temps partiel.
Lorsque les syndicats acceptent la loi du marché et donc la soumission du coût du travail à sa seule valeur d’échange, alors les métiers du bas de la hiérarchie sociale sont frappés de plein fouet. Et cela quelle que soit leur utilité sociale. Car ce qui détermine alors les salaires, ce n’est pas cette utilité, mais la profitabilité de l’entreprise, autrement dit l’utilité pour le capital.
C’est bien pour cette raison que cette dévalorisation des métiers « essentiels » s’est accompagnée d’un développement des métiers tertiaires de services aux entreprises, qui n’ont pour fonction première que de favoriser la rentabilité de celles-ci. D’où la cohorte des consultants, communicants, conseillers fiscaux qui hantent les couloirs des entreprises. L’utilité sociale de ces métiers ne peut être prouvée directement, mais seulement par leur participation au maintien de l’ordre social.
De fait, c’est aussi à ce titre qu’il faut placer les « bullshits jobs » (« métiers à la con ») théorisés par l’anthropologue australien David Graeber et qui regroupent la myriade de travaux administratifs et bureaucratiques des entreprises (voir aussi notre vidéo de 2016). Ces tâches, dont là encore l’utilité tout court est contestable, se sont multipliées. L’analyse de Graeber est d’y voir une garantie de l’ordre social, car non seulement elles permettent de créer des emplois qui deviennent de plus en plus difficiles à créer autrement, mais elles peuvent aussi justifier un attachement d’autant plus fort à son employeur qu’on se sent dégradé dans sa pratique professionnelle. Sur le plan économique, ces bullshits jobs, souvent mieux payés que les tâches essentielles, permettent également de créer un déséquilibre sur le marché du travail, maintenant les métiers à forte utilité sociale dans une position subalterne et dégradante.
Les origines de l’inégalité entre les métiers
Ce tableau du travail à l’époque néolibérale ne correspond pas qu’à un rapport de force économique, c’est aussi une vision du monde. Pour la comprendre, il faut lire le père du néolibéralisme, Friedrich von Hayek, qui est un des auteurs fétiches du premier ministre Édouard Philippe, qui l’a cité en tant que tel le 5 mars 2019 lors d’un discours devant l’Autorité de la concurrence. Hayek était très conscient de ce que la hiérarchie des salaires créée par le marché donnait une impression d’injustice. Dans ses Nouveaux Essais de philosophie, de sciences politiques, d’économie et d’histoire des idées, publiés en 1978 et traduits aux Belles-Lettres en 2007, l’auteur autrichien affirme que « les résultats de la rémunération selon la valeur du produit […] correspondent rarement à ce que nous regardons comme le mérite subjectif de la performance ». Tout son travail va alors être de justifier le résultat du marché contre cette impression.
Le point de départ de Hayek est l’incapacité des individus de tout saisir de la réalité. Cette incapacité est précisément, pour lui, l’argument principal contre tout système socialiste. Or, pour lui, compte tenu de cette incapacité, le système de marché, autrement dit le système d’équilibre par les prix (dans le cadre des lois assurant son bon fonctionnement), est la seule solution satisfaisante pour tous, c’est un « ajustement mutuel réussi », ce qu’il appelle une « catallaxie ». Autrement dit, le prix du travail de tel ou tel métier peut sembler injuste en apparence, mais, en réalité, il est celui que la société libre peut lui fournir sans léser personne. Il correspond à la satisfaction d’un désir et, en tant que tel, il est légitime. Lorsque les salariés jouent de leur rapport de force ou de leurs protections pour briser cet équilibre, ils brisent l’ensemble de l’équilibre social et conduisent à leur propre appauvrissement.
livrehayekIl faut donc accepter l’ordre issu du marché et Hayek propose une distinction entre estime et richesse pour régler la tension entre le résultat du marché et l’utilité de certaines activités. Il signale que « nous devons nous montrer beaucoup plus conscients que si nous voyons un homme disposer d’une haute récompense matérielle, cela ne signifie pas nécessairement qu’il a droit à une haute estime morale ». Autrement dit, l’ordre du marché ne régit pas les relations morales. Les infirmières, éboueurs et caissières peuvent donc être des héros et héroïnes, ils ont droit à la plus haute estime morale, et donc sans doute à une médaille, mais en aucun cas cela ne leur donne le droit, dans la pensée de Hayek, à une plus forte rémunération qui, elle, relève d’un ordre global de la société qui échappe aux individus.
Autrement dit, si Emmanuel Macron n’était apparemment pas disciple de Hayek en parole le 13 avril, en remettant en cause le lien entre économie et salaires, il l’est depuis franchement en actes. Son refus d’agir concrètement pour changer le rapport de force dans les entreprises s’est même accompagné de nouvelles mesures de libéralisation du marché du travail, notamment dans l’emploi des CDD. Il n’a jamais été question de revenir sur les réformes de 2015, 2016 et 2017 du marché du travail. Le fait de ressortir une vieille médaille du temps du choléra pour récompenser les soignants achève de compléter le tableau : l’estime ne se traduit pas dans la rémunération. Et, d’une certaine manière, on pourrait même affirmer que la prime accordée aux soignants et promise à d’autres n’est rien d’autre qu’une gratification honorifique puisqu’elle ne modifie durablement ni la vie quotidienne des soignants, ni leur place réelle dans l’ordre social. La position du gouvernement est donc bien celle de la conservation de l’ordre social, celui issu du marché. Aucune correction même de cet ordre n’est sérieusement envisagée.
Mais, contrairement à ce que prétend Hayek, cet ordre est loin d’être spontané. « La notion de travail non qualifié est une construction qui met en avant la constitution aristocratique de la société », souligne Dominique Méda, qui, en 2005, a publié avec Francis Vennat un ouvrage intitulé Le Travail non qualifié, lequel décrit la source sociale de cette hiérarchie des métiers. L’État, par ses réformes et sa propre action, a contribué à dévaloriser socialement et économiquement ces métiers « utiles ».
Dès lors que l’ordre du marché est donc construit par ce que les économistes classiques appellent un « pouvoir de marché » (lire à ce sujet notre entretien avec Joseph Stiglitz), le déterminant de l’équilibre du marché est moins une forme d’ordre métaphysique sublime à la Hayek qu’un simple rapport de force. La dévalorisation salariale des tâches essentielles mais jugées non qualifiées est donc le fruit d’un « désarmement » du camp du travail. Soumis au chantage à l’emploi, affaiblis par des réformes favorables au camp du capital et à des emplois jugés plus qualifiés, isolés du reste des travailleurs par la sous-traitance, ces salariés ont été obligés d’accepter des conditions de travail de plus en plus rudes. Pour renverser cette logique, il faut donc briser ses constituants : en finir avec le chantage à l’emploi, renforcer les organisations de salariés, construire la lutte sociale.
C’est bien ici que se situe la boîte de Pandore entrouverte par Emmanuel Macron le soir du 13 avril. Remettre en cause les origines économiques de la hiérarchie des métiers, c’est remettre en cause le capitalisme contemporain. Et c’est aussi pourquoi il s’est empressé de la refermer et de noyer ses promesses sous son habituel galimatias technocratique et ses médailles en chocolat.
Comment définir l’utilité commune ?
Mais la boîte a bien été ouverte. Alors, prenons le président de la République au mot. Comment rémunérer les métiers à leur juste valeur sociale, à leur « utilité commune » ? La première tâche consiste alors à définir cette « utilité commune ». Les rédacteurs de la déclaration de 1789 ne pensaient peut-être pas à la même utilité que la nôtre. Ceux qui étaient visés ici étaient bien entendu les nobles, « ceux qui se sont donné la peine de naître », et les prêtres, qui servent les âmes immatérielles. Cette phrase de l’article premier comme la précédente (« les hommes naissent libres et égaux en droits ») sont les conséquences directes de l’abolition des privilèges le 4 août 1789.
Mais quelle « utilité commune » pouvaient alors justifier les « distinctions sociales » dans l’esprit des Constituants ? Sans doute pouvaient-elles, pour l’élite du tiers état d’alors, être aisément mesurées en termes monétaires, autrement dit en termes de fortune. C’était bien l’idée de la Révolution de 1789 : la distinction de naissance devait laisser la place à celle de l’argent, juge de paix des talents et de l’avancée de la société. Finalement, on ne serait alors pas loin ici de la catallaxie de Hayek, qui n’aurait sans doute pas jugé bon de se heurter à une « utilité commune » décidée par le marché. On comprend donc pourquoi Emmanuel Macron n’a pas eu à se tordre le bras pour prononcer ces mots grandiloquents le 13 avril.
Pour éviter cette impasse, il faut donc définir plus précisément « l’utilité commune ». Cette notion pourrait recouper ce qui crée de la valeur sociale, autrement dit de la valeur qui profite à tous. Dominique Méda préfère ainsi user de l’expression « utilité sociale des métiers ». Elle la définit comme « ce qui permet de satisfaire les besoins sociaux essentiels ». Elle propose d’avoir recours aux différents travaux de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES) sur les « budgets de référence » des familles les plus pauvres. Ces budgets définissent ce qui est incontournable pour mener une « vie normale » dans notre société et, partant, décrivent les métiers indispensables pour satisfaire ces besoins. « Plus globalement, les métiers essentiels, ce sont ceux qui font que l’on ne peut vivre sans eux », résume-t-elle, en donnant l’exemple des auxiliaires de vie qui deviennent indispensables au maintien en vie des personnes âgées.
Évidemment, ces besoins, y compris vitaux, évoluent avec les sociétés. Là où les personnes âgées étaient auparavant prises en charge au sein de la cellule familiale, elles font désormais l’objet d’un recours extérieur. Le point de départ serait donc la prise de conscience de ces besoins par la société et leur définition démocratique. Il devrait être possible d’aller au-delà de la survie des plus pauvres et de valoriser en conséquence les emplois qui satisfont ces besoins.
Ce travail de définition des besoins est d’autant plus utile que la pandémie ne dessine pas le seul horizon des besoins. En s’interrogeant sur ces besoins, on remonte les chaînes de l’utilité et l’on ne manquera pas de découvrir des métiers moins visibles mais tout aussi essentiels à notre bien-être et à notre vie. Et il faudra aussi prendre en compte cette utilité dans leur rémunération.
L’autre approche possible, plus synthétique, consisterait à évaluer la valeur du travail autrement, non plus en fonction de la seule rentabilité du capital qu’il induit, mais plus généralement en fonction de ce que ces métiers apportent à l’ensemble de la société. C’est la méthode du « retour social sur investissement » (RSI), qui tente d’évaluer les effets sur l’ensemble de la société des tâches réalisées. Dans une étude célèbre de la New Economics Foundation de 2009, il avait été ainsi évalué qu’un ouvrier du recyclage créait 12 livres sterling de valeur sociale par heure pour un salaire de 6,10 livres. À l’inverse, les grands banquiers d’affaires détruisaient 7 livres sterling de valeur sociale pour chaque livre de valeur financière créée. Logiquement, alors, il semblerait possible de relever d’autant le salaire de l’ouvrier et d’abaisser d’autant celui du financier.
Mais des difficultés surgissent alors. La première est celle de la mise en place pratique de ces nouveaux salaires. Comment déterminer cette nouvelle valeur des métiers socialement utiles et comment la réaliser concrètement ? Un des arguments souvent avancé et selon lequel le néolibéralisme empêche toute remise en cause de la hiérarchie des métiers, comme de la mondialisation de la production, est celui des prix. Mieux valoriser les besoins essentiels coûtera plus cher.
Une partie de la réponse consiste à intégrer dans les tâches relevant du service public une grande partie de ces métiers utiles. Dès lors que le secteur privé ne peut plus assurer des tâches nécessaires au bien commun, comme le nettoyage industriel ou les services à la personne, que dans des conditions de précarité et de rémunérations indécentes, il revient bien aux pouvoirs publics d’assurer à la fois la réalisation de ces tâches et la juste valorisation de ceux qui les effectuent.
Le financement se fait alors ex post, par l’impôt : le financier destructeur de valeur sociale se voit alors proportionnellement amputé d’une partie de sa rémunération pour financer les augmentations de salaires des travailleurs essentiels. Le prix de la prestation intégrant cette correction ne devrait pas être plus élevé.
Mais la question est alors de savoir si cette méthode doit se généraliser. Faut-il tout nationaliser et faire des caissières des fonctionnaires ? Dominique Méda ne le croit pas. Elle préfère, dans certains cas, recourir à des négociations de branches qui détermineraient les hausses de salaires. C’est, certes, ce que propose le gouvernement, mais avec une différence notable : là où l’exécutif actuel affaiblit le code du travail et les garanties aux salariés, il s’agirait cette fois de renforcer le camp salarié. La « négociation » en soi n’est rien, si le camp des salariés est soumis en permanence au chantage à l’emploi.
Comment évaluer et récompenser l’utilité sociale ?
Et c’est bien ici que surgit une autre difficulté : peut-on établir une telle valorisation sociale des métiers dans un système capitaliste ? L’exemple du RSI, utilisé à tout propos par les multinationales à des fins de communication, doit nous alerter contre les détournements possibles de ces belles ambitions. Mais, plus profondément, la logique capitaliste risque de disposer des moyens de répondre à une hausse des salaires des travaux « utiles », ainsi qu’à une plus forte fiscalité. Les réponses sont classiques : inflation, « grèves » des investissements, fuite des capitaux et, selon le schéma marxien de « l’armée industrielle de réserve », remplacement des emplois par des machines. En clair, si les caissières sont mieux payées, elles risquent de disparaître et d’être remplacées massivement par des caisses automatiques plus rentables.
Et cette question est d’autant plus sensible que les gains de productivité globaux de l’économie capitaliste aujourd’hui sont faibles. La pression sur les profits est forte et la réponse du capital au travail risque donc de se traduire par des destructions massives de ses emplois « utiles ». Que faire alors ? La question est délicate. Dans un tel schéma, l’action publique, en soutenant le travail, aura incité le secteur privé à améliorer sa productivité, à faire disparaître des métiers pénibles et à en créer d’autres, par exemple les ingénieurs et agents de maintenance chargés de ces machines, qui deviendront les nouveaux métiers utiles. Est-ce le rôle de l’État de maintenir des emplois pénibles ou de veiller à ce que ceux qui les assuraient puissent vivre au mieux et trouver une nouvelle activité ?
Cette voie serait la voie « réformiste », où l’on tenterait finalement de construire un équilibre entre les exigences du secteur privé et « l’utilité sociale ». Dès lors, le secteur public garderait à sa charge les métiers dont la productivité est naturellement faible et assurerait un filet de sécurité social suffisant pour ceux qui subiraient la loi du capital. Dans le cadre d’une planification des besoins, il pourrait ajuster sa protection.
Mais cette solution demeure fragile et soumise à une des options « vertueuses » d’un capitalisme qui n’est peut-être déjà plus le nôtre. Plutôt que d’investir, les entreprises pourraient choisir de répondre par de simples baisses d’effectifs, par un accroissement de l’évasion fiscale, par une pression sur les fournisseurs et donc par la paupérisation d’autres secteurs de l’économie…
Reste un dernier problème, plus profond encore. Si l’État prend en charge les métiers dotés d’utilité sociale, autrement dit de valeur sociale, alors comment doit-il estimer, en termes salariaux, cette valeur ? La question n’est certes pas anodine. On voit bien que l’État en tant que tel n’est nullement le garant d’un salaire juste. Les soignants, et les fonctionnaires en général, qui ont vu leurs rémunérations stagner depuis des années, le savent bien.
Le risque est que le système étatisé reste dépendant de la productivité des métiers parce qu’il demeure appuyé sur la nécessité de produire de la valeur monétaire à partir du travail. C’est la contradiction qui était au cœur des systèmes dits « socialistes » : ces systèmes restaient concentrés sur la nécessité de produire de la plus-value, autrement dit d’accumuler du capital, qui était ensuite redistribuée selon des critères politiques. Mais alors il fallait bien favoriser les salariés les plus productifs. En 1920, dans Terrorisme et communisme, Trotski défend ainsi l’idée que « les salaires doivent être mis en concordance le plus exactement possible avec la productivité du travail individuel ». Et d’ajouter : « Les travailleurs qui concourent plus que les autres au bien commun acquièrent le droit de recevoir une part plus grande du produit social que les fainéants, les indolents et les désorganisateurs. »
Mais Trotski, ici, ne pense pas même que ceux qui « concourent le plus au bien commun » sont précisément ceux qui ont une faible productivité individuelle au travail, parce que leurs métiers, précisément, sont utiles selon d’autres critères, plus concrets, plus réels que la productivité. L’infirmière qui prend son temps pour prendre soin d’un patient est-elle moins méritante que celle qui enchaîne les contrôles rapides ? Le personnel nettoyant qui prend son temps est-il moins efficace pour le bien commun que celui ou celle qui se hâte pour multiplier les travaux superficiellement ?
Au cœur de ce problème, il y a la question de la valeur du travail. Marx avait, dans les premières pages du Capital, décrit la « double forme » du travail et de la marchandise. D’un côté, le travail concret, « utile », humain, se traduisant par un bien ou un service répondant à un besoin concret. Et, de l’autre, le travail abstrait, réduit à une quantité indifférenciée et permettant de mesurer la valeur d’une marchandise. Cette abstraction est le moteur de la loi de la valeur, elle permet de transformer une dépense d’énergie humaine en un prix. Mais c’est la malédiction qui poursuit la question de l’utilité sociale.
Car cette utilité se représente dans une réalité qu’il n’est pas possible de saisir par l’abstraction du travail indifférencié. Au jeu de la valeur, l’infirmière perdra toujours face au financier. Et, du reste, si le RSI n’a pas conduit au rééquilibrage que l’on pouvait espérer, c’est bien parce que le financier a continué à produire plus de « valeur » que l’infirmière. De même, comme on l’a vu, une vision purement économiste, fondée sur la logique de la valeur, des caissières amène à un choix pur entre pénibilité et suppression, oubliant qu’il est possible d’envisager une autre forme d’activité, fondée sur le contact humain et la coopération, qui se libérerait ainsi de cette alternative entre machinisme et exploitation.
Cette question n’a pas été résolue par le soviétisme, qui a maintenu des hiérarchies de métiers fondées sur la production de valeur. C’est le cœur de la critique proposée par Paul Mattick, marxiste anti-léniniste, qui, dans son ouvrage Marx et Keynes (collection « Tel », éditions Gallimard) en 1972, souligne combien le sauvetage de l’idée de valeur et de productivité a conduit ce système à construire des contradictions encore plus exacerbées que dans le capitalisme. Le marché du travail est certes administré, mais il n’échappe pas à la loi de la valeur et à la fixation de prix. Si ce système donne trop aux tâches « socialement utiles » par rapport aux tâches utiles du point de vue de la valeur produite, il s’effondre.
C’est ici une aporie fondamentale qui montre les limites d’une fixation administrative de la rémunération des tâches essentielles et pourtant mal reconnues. La seule option possible devient alors de sortir de la loi de la valeur et d’organiser la société autour de la satisfaction des besoins sociaux et non plus autour de l’accumulation de capital, fût-il socialisé. Retrouver le sens de l’utilité sociale des activités des unes et des autres passeraient donc par un préalable : briser la soumission du travail abstrait sur la réalité de l’activité réalisée. Cela suppose, à n’en pas douter, de modifier en profondeur la société, son rapport au temps et aux diverses activités. Mais seul un tel saut qualitatif permet d’envisager le fameux « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins » et d’espérer une vraie justice pour ces travailleurs oubliés par la société. Nous n’y sommes certainement pas encore, mais la révolte des « utiles », de ceux qui sont chaque jour humiliés par le fonctionnement profond d’un système qui refuse d’intégrer leur quotidien dans ses calculs, en est un préalable fondamental. Décidément, Emmanuel Macron a vraiment ouvert la boîte de Pandore…
Romaric Godin