ÉTAT DES LIEUX
Le premier cas identifié de covid-19 en Amérique latine et aux Caraïbes l’a été le 26 février 2020 au Brésil. Une dizaine de jours plus tard, le 7 mars, le premier décès reconnu officiellement était enregistré en Argentine. Haïti fut l’un des derniers pays touchés du continent avec deux personnes testées positives le 19 mars. Dans la foulée, un peu partout sur le continent, l’état d’urgence est décrété. Ce décalage de quelques jours de la propagation par rapport à l’Europe fut précieux en ce qu’il a donné la possibilité aux États d’un peu mieux se préparer. Mais il signifie aussi que le pic n’a pas encore été atteint dans cette région.
Aujourd’hui (13 mai 2020), l’ensemble du continent, qui compte autour de 650 millions d’habitants, est touché, avec 400.000 cas et près de 23.000 décès, dont plus de la moitié (13.000) au Brésil. Outre ce pays (190.000 cas confirmés), sont particulièrement affectés le Pérou (plus de 2.000 décès et plus de 76.000 cas confirmés), le Mexique (plus de 4.000 décès et plus de 40.000 personnes contaminées) et l’Équateur (2.334 décès et plus de 30.000 cas confirmés) [1]. Suivent, en termes de mortalité, la Colombie, la République dominicaine, le Chili et l’Argentine (335 morts ou plus dans chacun de ces pays). En Amérique centrale, le Panama est le pays le plus touché, concentrant autour des deux-tiers des décès et des infections sur le sous-continent, avec plus de deux cents morts et plus de 8.700 personnes infectées. Son voisin, le Costa Rica, et, en Amérique du Sud, l’Uruguay, sont parmi les pays les moins touchés.
Mais, en l’absence de tests systématiques, ces chiffres sont à prendre avec précaution et sont très certainement en deçà de la réalité, comme le reconnaissent d’ailleurs la plupart des gouvernements. Ainsi, le nombre de tests par million d’habitants en Belgique est trois fois plus élevé que ceux réalisés au Venezuela (pays d’Amérique du Sud qui a réalisé le plus de tests), au Pérou et au Chili, seize fois plus qu’en Colombie, dix fois plus qu’en Équateur, et trente fois plus qu’au Mexique et au Brésil [2].
CONFIGURATION PARTICULIÈRE
Il n’est pas aisé de dresser un panorama synthétique du covid-19 en Amérique latine, au vu de l’hétérogénéité du continent. Difficile, en effet, d’inscrire dans un même tableau d’ensemble Haïti et l’Argentine, le Honduras et le Brésil, tant les situations nationales sont différentes. Cependant, il existe des convergences et un terreau commun. Le covid-19 n’est pas apparu sur un terrain vierge, mais bien sur des terres dont les caractéristiques configurent l’impact et la réponse à la pandémie.
Continent le plus inégalitaire du monde, confronté à l’augmentation de la pauvreté depuis (au moins) 2014, en prise avec des difficultés économiques, et secoué ici ou là par des révoltes populaires (Chili, Équateur, Colombie, Haïti, Nicaragua) et des crises politiques (Bolivie, Venezuela), l’Amérique latine et les Caraïbes ne sont pas dans les meilleures dispositions pour affronter la crise sanitaire actuelle.
En 2018, selon la Commission économique pour l’Amérique latine (Cepal, agence des Nations unies), la pauvreté touchait un peu plus de 30% de la population. Elle se décline de manière très différente entre le Nord et le Sud du continent – plus de 23% en Amérique du Sud contre près de 38% en Amérique centrale – et entre pays : 2,9% de la population en Uruguay contre 55,8% au Honduras ; près de 42% au Mexique, entre 30 et 34% en Colombie, en Bolivie et au Salvador, 24% en Argentine et en Équateur, et un peu plus de 19% au Brésil [3]. Mais, partout, la tendance est à la hausse.
Autre donnée structurante : l’informalité du travail. La majorité (53%) de la population économiquement active (PEA) l’est dans le secteur informel. Là encore avec de fortes disparités entre les pays. Ainsi, ce taux descend à 25% en Uruguay et monte à plus de 60% en Amérique centrale et à près de 90% en Haïti. Inégalités, pauvreté et informalité se déploient diversement selon les pays, mais aussi au sein de ceux-ci selon les clivages urbains-ruraux, hommes-femmes et ethniques ; les populations afro-descendantes (21% de la population du continent) et indigènes (7,5% de la population continentale) sont proportionnellement les plus vulnérables.
Évidemment, l’importance du secteur informel pèse sur la question du confinement, et a un impact particulier sur le travail des femmes. Dans la région, les femmes consacrent trois plus de temps que les hommes au travail domestique et aux soins non rémunérés. Dès lors, le confinement et la demande de renforcement de l’hygiène et des soins reposent essentiellement sur les épaules des femmes, accentuant un peu plus les inégalités [4].
Enfin, des épidémies, telles que la malaria et la fièvre jaune, affectaient déjà la région, mais la plus importante d’entre elles est de loin la dengue. En 2019, plus de trois millions de personnes étaient touchées sur le continent, et elle a fait, cette année-là, plus de 1.500 morts. La crainte d’un cocktail meurtrier, combinant covid-19 et dengue, est d’autant plus forte, que les symptômes sont similaires. Seule note positive : la pyramide des âges. La population âgée (65 ans et plus) tourne autour de 10%.
SANTÉ PUBLIQUE
Christophe Ventura résume bien la situation, en affirmant que la région se caractérise « par la fragilité, la vulnérabilité et la faiblesse de ses systèmes de santé et de protection sociale » [5]. Selon l’Organisation panaméricaine de la santé (OPS), trois personnes sur dix dans la région n’ont pas accès aux soins de santé, pour des raisons économiques et/ou d’éloignement. L’institution appelait dès 2017 les États latino-américains à « accélérer la transformation de leurs systèmes de santé en un système de santé universelle » [6]. Force est de reconnaître que, trois ans plus tard, on en est encore loin…
En 2014, les dépenses publiques en santé par rapport au PIB variaient de moins de 2% en Haïti et au Venezuela à plus de 10% à Cuba. De fait, ce dernier pays est, avec le Costa Rica, l’Argentine et l’Uruguay, l’un des seuls pays de la région « à suivre la recommandation de l’OPS d’investir plus de 6% de son produit intérieur (PIB) dans le système de santé » [7]. La moyenne des dépenses publiques de santé par habitant dans la région était de 336 dollars en 2014. Mais, là encore, avec de très fortes disparités. Cuba dépensait plus du double (781 dollars) de la moyenne régionale ; la République Dominicaine, près de deux fois moins (180 dollars), et, son voisin, Haïti, dix-huit fois moins (13 dollars).
En 2013-2014, le nombre de lits pour 10.000 habitants variait d’une cinquantaine à Cuba et en Argentine, à 6 ou 7 en Haïti, au Honduras et au Guatemala. Il y avait deux fois plus de lits (pour 10.000 habitants) au Pérou et en Équateur qu’au Venezuela (8) ; trois fois plus en Uruguay (28) qu’au Nicaragua (9) [8]. En 2017-2018, il y avait respectivement 14 et 21 lits pour 10.000 habitants, au Mexique et au Chili (contre 57 en Belgique). Le risque de saturation est donc évident.
La Cepal remarquait par ailleurs que la pression sur les systèmes de santé serait inégalement répartie puisqu’elle affecte significativement les femmes. D’une part, celles-ci représentent 72,8% du total des personnes employées dans ce secteur dans la région – alors que leurs revenus sont en moyenne 25% inférieurs à ceux des hommes dans le même secteur – et, d’autre part, elles assurent largement le travail de soins (le care) au sein des familles [9].
RÉPONSES DISPERSÉES ET CAS PARTICULIERS
Le manque de coordination et d’intégration des pays du continent s’est confirmé dans la réponse au covid-19. La faible institutionnalisation de l’espace régional et la polarisation croissante des gouvernements, catalysés par la crise au Venezuela, et son instrumentalisation par Washington, pèsent lourd. Sans compter le peu de crédibilité accordée à l’Organisation des États d’Amérique (OEA) [10]. En conséquence, les réponses apportées à la crise sanitaire se sont concentrées au niveau national.
- Trois cas particuliers : Haïti, Venezuela, Colombie
Si nombre d’analystes s’accordent à voir dans le Brésil l’épicentre de la pandémie, deux pays préoccupent plus particulièrement, en raison de la situation qui y prévalait avant l’émergence du covid-19 : Haïti et le Venezuela. La réponse de ces deux pays dépend largement de l’aide internationale et/ou de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Et les deux sont en butte à une crise économique et politique de grande ampleur, aux contours différents.
Depuis 2016 (au moins), l’inflation explose, les services publics se dégradent et la pauvreté se généralise au Venezuela, entraînant une émigration massive de près de 5 millions de Vénézuéliens. Parallèlement, début 2019, le président du parlement, Juan Guaidó, se proclame chef de l’État par intérim, et est immédiatement reconnu par Donald Trump, puis par une cinquantaine de pays, dont plusieurs de l’Union européenne. De lourdes sanctions nord-américaines frappent le Venezuela d’autant plus durement, que ses revenus dépendent de manière disproportionnée de l’exportation de pétrole (dont les cours ont chuté), à destination des États-Unis.
En pleine crise du coronavirus, le 26 mars, l’administration nord-américaine a ainsi offert une récompense pour toute information amenant à l’arrestation du président, Nicolas Maduro, et de hauts fonctionnaires, pour leur supposé rôle dans le narcotrafic. Peu de temps auparavant, le Fonds monétaire international (FMI) avait refusé un prêt d’urgence sollicité par le gouvernement vénézuélien pour faire face à la crise. Le Venezuela, comme Cuba d’ailleurs, se voit ainsi obligé d’affronter la pandémie dans des conditions difficiles et avec des contraintes majeures [11].
Le nombre de cas infectés reconnus officiellement – 440 – est près de trente fois inférieures à celui affiché par la Colombie voisine. Cette très certaine sous-estimation tient probablement d’une guerre des chiffres de la part du gouvernement vénézuélien face à ses opposants. Mais elle est avant tout le marqueur de l’incapacité de réaliser un comptage quotidien exhaustif. Paradoxalement, le relatif isolement de Caracas sur la scène internationale le préserve ; il y a probablement moins de cas importés que dans les autres pays de la région.
En Haïti, les chiffres officiels restent jusqu’à présent bas : 415 cas confirmés et 20 morts. La République dominicaine, qui partage l’île avec Haïti, a, elle, passé la barre des 10.000 cas. Mais, en vingt-quatre heures, entre le 17 et 18 mai, près d’une centaine de nouveaux cas ont été diagnostiqués. Surtout, la catastrophe sanitaire précède la crise du covid-19 : la pauvreté touche près de 60% de la population, 4,5 millions de personnes (sur une population de 11 millions) sont en insécurité alimentaire, l’inflation s’envole, les inégalités se creusent, l’aggravation de l’insécurité et les violations des droits humains s’aggravent, et le gouvernement, gangréné par l’autoritarisme néolibéral et la corruption, est totalement discrédité…
Par ailleurs, un quart de la population vit dans la capitale, Port-au-Prince, dont une grande partie dans la promiscuité des bidonvilles, avec peu d’accès à l’eau et aux services sociaux de base. Un temps interrompu, le travail, majoritairement féminin, a repris dans l’industrie de la sous-traitance textile… sans que soient réunies toutes les conditions d’hygiène. Mais, dans une économie où le secteur informel domine, ces usines offrent 55.000 emplois formels (peu qualifiés et mal payés). En outre, elles représentent une rentrée financière importante pour l’élite : près de 80% des exportations haïtiennes sont composés de marchandises du secteur textile-habillement à destination des États-Unis.
Contrairement à la tendance régionale, le budget de la santé dans les dépenses publiques est passé en Haïti de 16,6% en 2004 à 4% en 2018. Cela témoigne de la division du travail mise en œuvre : l’État se concentre sur les choses « sérieuses » – le business – et sous-traite aux ONG humanitaires internationales les services sociaux de base, dont la santé. Si bien qu’à l’heure actuelle, l’État haïtien n’a ni les moyens ni la légitimité (ni la volonté ?) de répondre au défi de la crise sanitaire. Pire même, les Haïtiennes et Haïtiens, qui ont, en 2018-2019, participé au mouvement de contestation inédit, ne lui font simplement plus confiance [12].
La Colombie constitue un autre cas spécifique, en raison de la violence des groupes paramilitaire. Comme l’affirmait, fin avril, Ernesto Roa, le dirigeant du mouvement paysan, Coordination nationale agraire (CNA) : « nous autres, nous avons eu une pandémie historique : l’extermination ». Si l’Armée de libération nationale (ELN), guérilla historique, a annoncé un cessez-le-feu, les paramilitaires tirent profit du confinement et des limitations aux déplacements pour renforcer leur pouvoir, en menaçant et en assassinant. Entre début mars et fin avril, vingt-six défenseurs des droits humains et dirigeants sociaux ont été tués (quatre-vingt-quatre depuis le début de l’année) [13].
Le covid-19 met ainsi en lumière les inégalités qui traversent la société colombienne, et la guerre menée contre une partie de celle-ci, dont, au premier rang, les paysans, les indigènes et les Afrocolombiens. La pandémie montre par ailleurs le peu d’avancée dans la mise en œuvre des Accords de paix, signés en 2016, freinée ou contournée par le gouvernement d’Ivan Duque, et qui subiront l’impact négatif du covid-19.
Une analyse des mesures gouvernementales face au covid-19, faite par une organisation colombienne, soulignait l’inadéquation de la méthode et des priorités [14]. User de formules ordinaires pour résoudre un problème extraordinaire revient, encore et toujours, à mettre le système de santé à la merci du marché. Et l’essentiel des subventions est prévu pour les grandes entreprises du secteur informel, et non pour les populations les plus affectées. La méthode et les priorités qui gouvernent la gestion de la crise sanitaire sont celles qui structurent le modèle de développement colombien, à l’origine du conflit armé ; celles aussi qui ont été contestées dans la rue, fin 2019, par une succession de mobilisations massives.
- Femmes, migrants et prisonniers
En marge des réponses étatiques, trois franges de la population latino-américaine sont particulièrement exposées : les femmes, les migrants et les prisonniers. Fin 2019, l’ONU estimait le nombre de migrants vénézuéliens à 4,8 millions, dont approximativement 85% ont émigré dans un pays de la région. À ceux-ci, il faut ajouter quelque 265.000 migrants annuels en transit de l’Amérique centrale vers les États-Unis, y compris des Haïtiens [15]. Cette population – et, en son sein, tout particulièrement les enfants et les femmes – est plus vulnérable à la pandémie.
Or, les expulsions de migrants latino-américains des États-Unis (et du Mexique) n’ont pas cessé depuis que le covid-19 est présent dans la région. Au moins septante-deux vols vers onze pays latino-américains ont ainsi été effectués depuis que l’état d’urgence nationale a été décrété par Trump le 12 mars. Et plusieurs de ces personnes expulsées ont été testées positives au covid-19 à leur arrivée, notamment au Guatemala et en Haïti [16].
Début mai, la Haute-Commissaire de l’ONU aux droits de l’Homme, Michelle Bachelet, a fait part de sa « profonde préoccupation » concernant les conditions de détention en Amérique latine et la « rapide propagation du Covid-19 » dans les prisons. Des émeutes ont eu lieues au Mexique, en Colombie, au Venezuela, au Pérou et en Argentine, faisant quatre-vingts morts (dont septante lors de deux émeutes dans une prison de Bogota et une autre de Maracaibo au Venezuela).
Le manque d’hygiène et d’accès à l’eau, les conditions générales d’enfermement, la suppression des visites, ainsi que l’impossibilité de distanciation sociale font des centres pénitenciers une bombe à retardement. Les récentes photos des prisons salvadoriennes, qui ont fait le tour du monde, renvoient, au-delà de leur mise en scène par un président cherchant à faire la démonstration de sa poigne, à une caractéristique latino-américaine : la surpopulation carcérale. Le nombre de personnes privées de liberté sur 100.000 habitants est trois fois plus élevé en Amérique du Sud, et quatre fois plus en Amérique centrale qu’en Europe [17].
Comme partout dans le monde, les femmes latino-américaines sont en première ligne dans la réponse face au covid-19, en raison de la division du travail déjà évoquée, mais aussi des caractéristiques spécifiques des mouvements féministes et de leur répression en Amérique latine. Quatorze des vingt-cinq pays avec le taux le plus élevé de féminicides dans le monde se trouvent en Amérique latine [18]. Si ces chiffres sont à relativiser dans la mesure où la majorité des pays dans le monde ne tiennent pas compte du caractère genré de l’homicide – et sa visibilité accrue sur le continent latino-américain est aussi le fruit des mobilisations féministes –, il témoigne pourtant d’une sombre réalité.
Le 8 mars 2020, du Chili au Mexique, les femmes étaient descendues dans les rues pour manifester. Elles étaient d’ailleurs particulièrement actives au sein des soulèvements populaires qui ont secoué, au cours de l’automne dernier, Haïti, l’Équateur et le Chili. En empruntant la voie du confinement, les États pénalisent dès lors triplement les femmes. Ils font peser prioritairement sur elles la réponse au covid-19, et les piègent dans un « chez soi », qui est souvent un « véritable champ de guerre pour de nombreuses femmes ». Comme le rappelle une campagne féministe au Mexique : « la violence contre les femmes et les filles est plus mortelle que le covid-19 ». Enfin, le confinement opère également comme un mécanisme de contention de la protestation [19]. Mais les collectifs féministes réinventent les formes de lutte, notamment en s’opposant à la nomination de la nouvelle ministre de la Femme et de l’Équité de genre au Chili, et en organisant une manifestation continentale sur les réseaux sociaux le 9 mai [20].
DÉNI, RETOUR DE L’ÉTAT ET AUTO-ORGANISATION
Il est possible, malgré l’hétérogénéité de la région, de brosser à grands traits trois tendances, qui se chevauchent, se corrigent ou entrent en collision. Il existe ainsi dans le chef de plusieurs présidents la tentation de minimiser la crise sanitaire, voire même de la nier. Plus général, plus ambivalent aussi, le retour de l’État est une caractéristique commune à l’ensemble des pays latino-américains. Enfin, sous le radar étatique, se déploie une myriade d’initiatives populaires en réponse au covid-19.
- Stratégie du déni
À des degrés divers, le déni caractérise la politique du Nicaragua et du Brésil. Daniel Ortega a ainsi organisé une marche pour « L’amour en temps de COVID-19 » (à laquelle il n’a cependant pas participé), appelant à lutter contre le virus avec la « force de la foi »… avant de disparaître de la scène publique pendant plus d’un mois. Aucune mesure de confinement n’a été prise, et les chiffres sont fantaisistes. Ainsi, avec huit morts pour vingt-cinq cas confirmés, le Nicaragua aurait le taux de mortalité du covid-19 le plus élevé au monde : une personne sur trois infectée en meurt !
Le président brésilien d’extrême droite, Jair Bolsonaro, s’est distingué par ses déclarations à l’emporte-pièce, qualifiant le covid-19 de « gripezinha » (petite grippe), ses manifestations anti-confinement, ses attaques contre l’OMS et son refus de céder à « l’hystérie ». Dans un premier temps, le président mexicain, Andrés Manuel López Obrador (AMLO), avait emprunté une voie similaire, minimisant l’impact de la pandémie et exhibant une amulette et des talismans religieux [21]. C’est sous la pression et tardivement (fin mars) que fut déclaré l’état d’urgence sanitaire. Depuis, AMLO a adopté une position plus responsable, mais non dépourvue de contradictions.
Au-delà des divergences politiques, de la plus ou moins grande incompétence et des questions de caractère, cette attitude de déni s’inscrit dans des tendances de fond communes. Elle s’enracine avant tout dans une réalité socio-économique, caractérisée par la prépondérance du secteur informel et la pauvreté, qui rend problématique tout ralentissement ou arrêt des activités économiques (au Mexique, par exemple, 42% de la population est pauvre et le secteur informel représente 56% [22]). Elle témoigne par ailleurs d’un leadership centré sur la personnalité du président, sur la mise en avant d’une adhésion (morale et religieuse) du peuple à la personne même de son « chef », qui tend à prendre les traits du sauveur, en-dehors de tout programme et au-dessus des institutions publiques. Et la « foi » dans le leader est d’autant plus sollicitée que les institutions publiques sont faibles, et mal armées pour répondre à la pandémie. Enfin, le facteur religieux est important : à la fois parce qu’il imprègne la société latino-américaine, et en raison de son poids politique croissant – particulièrement au Brésil –, incarné surtout par les églises évangélistes.
Mais il y a également des spécificités propres à chacun des pays. La présidence de Daniel Ortega, au pouvoir depuis treize ans, a été contestée par une vague de mobilisations au printemps 2018, qui a été violemment réprimée. Le déni du covid-19 est aussi celui de son possible impact, de la situation socio-économique du pays et, enfin et surtout, des raisons de se révolter. Le Mexique, quant à lui, est sous la double pression, nationale et des États-Unis (avec lequel il a un accord de libre-échange), pour relancer au plus vite l’économie. Sa chaîne de production, notamment l’industrie automobile, est directement connectée à son voisin (et à la Chine) : trois-quarts des exportations et près de la moitié des importations mexicaines ont pour destination ou pour source les États-Unis. Cette interdépendance tend à cantonner les critiques d’AMLO envers le néolibéralisme, responsable d’une crise que le covid-19 n’a fait qu’accélérer, à un niveau théorique, sans effet pratique.
Jair Bolsonaro représente le cas le plus extrême. Le plus inquiétant aussi, en raison des accointances d’extrême droite du personnage et du poids du Brésil dans la région. Pays le plus peuplé du continent, avec des mégalopoles comme São Paulo (12 millions d’habitants) et Rio de Janeiro (6,3 millions), et de fortes inégalités territoriales (qui expliquent en partie que la ville amazonienne de Manaus soit dans une situation sanitaire dramatique), le Brésil est perçu par beaucoup comme une catastrophe annoncée. Et le pic de la pandémie n’est pas attendu avant juin ou juillet.
L’attitude du président brésilien est telle qu’elle a créé des tensions au sein de son propre camp, débouchant sur une crise gouvernementale – avec le départ des ministres de la Santé et de son successeur – moins d’un mois plus tard – et de celui de la Justice –, qui risque de se muer en crise institutionnelle. La stratégie du président brésilien traduit le credo du néolibéralisme autoritaire et néoconservateur, où s’allient les élites économiques, l’armée et les églises évangélistes, soit les principaux soutiens de Bolsonaro (et sur lesquels celui-ci se replie). Son slogan, « Le Brésil ne peut s’arrêter », donne la clé d’explication de la stratégie du déni : il s’agit de subordonner le combat contre le covid-19 au fonctionnement du marché [23].
- Les deux faces du retour de l’État
Partout sur le continent, à quelques exceptions notoires, dont le Paraguay [24], l’État est appelé en renfort. Y compris parmi les régimes les plus libéraux qui, jusqu’il y a peu, célébraient les valeurs d’un marché « libre », délié au maximum de tout contrôle étatique. Mais dans Brève histoire du néo-libéralisme, David Harvey n’affirmait-il pas qu’entre le respect des principes économiques orthodoxes et le soutien du pouvoir aux élites, ce dernier avait toujours le dessus [25] ? À y regarder de plus près, cependant, ce retour de l’État emprunte une double physionomie.
Côté face : la mise en avant d’une politique publique de la santé, un appui économique, des mesures d’urgence, un soutien généralisé. Et ce, souvent, y compris pour les franges de la population les plus fragiles : création d’un revenu familial d’urgence pour les travailleurs autonomes et petits commerçants informels, prime extraordinaire pour le personnel de la santé en Argentine ; transfert d’une aide d’urgence de 1000 quetzal (117 euros) à 200.000 familles au Guatemala ; mise en place d’un paquet de mesures sociales (paniers alimentaires, augmentation de l’aide sociale, etc.) en Uruguay… Mais c’est sans conteste le Pérou qui se montre le plus résolu.
Maria Antonieta Alva, la nouvelle et jeune ministre péruvienne de l’Économie (elle a 35 ans) est devenue une star dans son pays. Son gouvernement a en effet mis en œuvre un ensemble de mesures pour une valeur totale de 26 milliards de dollars, soit l’équivalent de 12% du PIB national. C’est le plan économique le plus ambitieux d’Amérique du Sud pour faire face au Covid-19 (les efforts budgétaires du Brésil et du Chili ne s’élèvent qu’à 7% du PIB).
En plus d’un fonds de 85 millions de dollars (78,5 millions d’euros) destiné à 3,5 millions de familles pauvres, 57 millions de dollars (52,6 millions d’euros) sont consacrés à une aide pour le panier alimentaire de 2,5 millions de personnes. Des fonds pour les travailleurs du secteur formel et les petites et moyennes entreprises (PME) ont également été prévus. Reste, comme le souligne Anahí Durand Guevara, que la priorité – tant économique que politique – de ce plan est donnée aux grandes entreprises, et que l’aide d’urgence va aux familles et non aux femmes, qui sont, dans leur majorité, celles qui gèrent les dépenses du panier alimentaire [26].
Côté pile : le retour de l’État passe par la réaffirmation du monopole de la force légitime, du contrôle et de la répression, le renforcement de tendances autoritaires – virilistes et paternalistes comme le dénoncent les féministes – et une place majeure accordée à l’armée. Le Salvador est un cas emblématique de cette dualité. Son président depuis moins d’un an, Nayib Bukele, a ainsi été applaudi et pris en exemple sur la scène internationale pour avoir décrété, face à la pandémie, une aide d’urgence de 300 dollars (277 euros) aux plus démunis, et suspendu le payement des services de base. « Personne ne semble se souvenir qu’un mois plus tôt, il était entré au Congrès avec l’armée pour faire pression sur l’opposition » écrit Cecilia Osorio [27]. Il devait d’ailleurs démontrer à nouveau sa manière forte en faisant intervenir la police et l’armée (à qui il a donné carte blanche) dans les prisons fin avril.
Au Salvador, au Mexique et ailleurs, les militaires sont de retour dans les rues – ou au sein même du gouvernement, comme au Brésil –, réveillant le sombre spectre des années de dictature. Et, au Chili et en Équateur, le souvenir plus récent de la répression des soulèvements populaires de l’automne dernier, qui ont fait, dans les deux pays, trente-sept morts et plus de 4.000 blessés. Les états d’urgence posent donc problème en soi, parce qu’ils sont toujours des états d’exception, mettant en suspens certains droits, mais aussi parce qu’ils sont décrétés dans des sociétés très conflictuelles, et mis en œuvre par des États fortement contestés.
La situation est d’autant plus problématique en Bolivie et au Chili. Dans le premier, le gouvernement, non élu, a été mis en place après l’interruption des élections et l’éviction du pouvoir d’Evo Morales. Le second tour des élections, qui était prévu ce 3 mai a ainsi été reporté. Dans le second, suite à l’insurrection populaire d’octobre 2019, devait se tenir le 26 avril un plébiscite sur la Constitution ; celui-ci a été reporté au 25 octobre.
La réponse des États au covid-19 a pour résultat de mettre en veille les mobilisations de rue, et pour objectif de « passer à autre chose ». Mais, un peu partout sur le continent, résonne l’avertissement des organisations sociales : « nous n’oublions pas ». Et ce d’autant plus que la pandémie met en lumière certaines des raisons profondes des soulèvements de l’automne dernier : inégalités, manque d’espaces publiques et « mal gouvernement », comme disent les zapatistes.
- Auto-organisation
Le Ya Basta n’a pas cessé avec l’arrivée du covid-19. Pas plus que l’exploitation et la répression. Sous couvert de lutte contre la pandémie, les États tentent de regagner un peu de légitimité et/ou de reprendre l’offensive contre les mouvements sociaux. Voir de le provoquer, avec, par exemple, la nomination par Sebastian Piñera de Macarena Santelices – la petite nièce d’Augusto Pinochet, ayant invité à voir le « bon côté » de la dictature –, comme ministre chilienne de la Femme et de l’Équité de genre. Elle fait, depuis, face à une fronde des mouvements féministes sur les réseaux sociaux [28].
Par défiance envers l’État, du fait de leur autonomie pour les communautés indigènes [29] ou simplement par nécessité, les acteurs sociaux se sont organisés pour faire face à la pandémie. Ceux d’entre eux, au premier rang desquels, les mouvements féministes qui s’étaient soulevés en 2018-2019, ont dû convertir leur mobilisation au format des réseaux sociaux et des gestes de soins et de solidarité. La première réponse d’« en bas » fut la constitution ou la consolidation d’une série de réseaux de solidarité par quartier, par secteur ou à plus grande échelle. L’objectif est de rompre l’isolement, d’assurer une aide mutuelle minimum – cuisines communautaires, soins, préventions et informations [30], etc. – et un faire collectif, selon le principe « le peuple prend soin du peuple ». Il s’agit aussi de faire pression sur les institutions publiques [31]. Quelques-unes des stratégies formalisées ont été reconnues, voire, comme au Brésil, traduites partiellement sous forme légale, avec la loi instaurant face à la pandémie un revenu de base d’urgence (de 115 dollars, soit 106 euros) pour une période de trois mois, renouvelable, destiné aux personnes les plus démunies [32].
Au niveau continental, le 1er mai fut l’occasion d’un « Communiqué des peuples originaires, paysans, afro-descendants, et des organisations populaires et féministes », signé par une cinquantaine d’organisations, et réinscrivant le covid-19 dans la « crise structurelle » du capitalisme et de « la domination multiple » [33]. Le défi est de faire face à l’urgence sanitaire actuelle sans oublier les « autres pandémies » : celle de la Constitution, au Chili ; celle de l’extermination, en Colombie ; celle du féminicide, partout sur le continent.
En réalité, il existe une floraison de réflexions, de prises de position et de textes programmatiques. Dans un premier temps, l’enjeu est de donner à voir ces paroles, de les mettre en lien – ainsi que celles et ceux qui les tiennent – et, ensuite, de leur donner les moyens de s’institutionnaliser, en empruntant ou non la forme de la puissance publique. L’alliage du marché et de l’État, des inégalités et du développement n’a pas volé en éclat avec l’apparition du covid-19. À l’heure actuelle, il s’agit, pour les mouvements sociaux, de combler, de corriger et de combattre les réponses étatiques – ou leur absence. Et, à moyen terme, comme le dit une féministe, de « retourner l’omelette ».
ET APRÈS ?
La pandémie actuelle aura des conséquences négatives très lourdes. La Cepal dresse un panorama sombre. Elle prévoit, en effet, une contraction du PIB régional de -5,3% pour 2020 (le Mexique et l’Amérique du Sud seront plus durement affectés), soit la chute la plus importante depuis la crise de 1929.Le chômage touchera 11,6 millions en plus, les inégalités s’accentueront et la pauvreté augmentera : de 30,3% à 34,7%. Cela représente près de 29 millions de personnes qui passeront sous le seuil de pauvreté [34].
La crise mondiale, et plus précisément la manière dont elle affecte les États-Unis et la Chine, aura un impact direct sur les économies latino-américaines, principalement au niveau des exportations, des transferts d’argent des Latino-américains de l’étranger (« remesas ») et du tourisme. La Cepal prédit une baisse totale des exportations vers la Chine de près de 25%. Or, le géant asiatique est la première destination des exportations pour le Brésil, le Pérou, le Chili et l’Uruguay, concentrant entre 20 et 34% de leurs exportations [35].
La Cepal prévoit aussi une baisse des remesas en 2020 de l’ordre de 10 à 15%. Or, ces transferts d’argent représentent une part importante de revenus en Amérique centrale et aux Caraïbes : plus de 10% du PIB en Jamaïque, au Guatemala et au Nicaragua, autour de 20% au Salvador et au Honduras, et plus de 30% en Haïti. Cette baisse se fera d’autant plus ressentir qu’entre 80 et 90% de cet argent sert à couvrir les besoins de base [36]. Enfin, la baisse des revenus du tourisme se fera particulièrement ressentir dans plusieurs pays caribéens : 30% de l’emploi en Jamaïque et aux Barbade, autour de 50% à Grenade et aux Bahamas, provient du tourisme [37].
La crise du covid-19 a mis en évidence la vulnérabilité des populations sur le continent – plus des trois quarts vivent en situation chronique d’insécurité économique – et les effets délétères des inégalités et de l’absence de protection sociale universelle. Elle est, qui plus est, révélatrice de la fragilité des économies latino-américaines, ainsi que de leur insertion problématique dans le marché mondial. D’où l’appel de la Cepal à créer un revenu de base universel, à affronter le problème de la dette, et à renforcer un « État de bien-être » et de protection sociale.
Plus globalement, c’est le modèle de développement lui-même qui est mis en cause. Et la Cepal d’appeler à une relocalisation des chaînes de valeur (« processus de régionalisation de la production ») et à une diversification productive, qui rompe avec la spécialisation actuelle centrée sur les matières premières, les usines d’assemblage et le tourisme. D’où, aussi, la nécessité d’une coordination entre acteurs ; coordination en matière fiscale, productive et macro-économique, mais aussi et peut-être surtout au niveau politique [38].
L’enjeu est, pour la Cepal, d’éviter une nouvelle « décennie perdue » pour l’Amérique latine. Mais ce qui vient après le covid-19 dépend avant tout de la reprise, à plus grande échelle, des mouvements sociaux qui se sont manifestés avec force en Colombie, en Haïti, au Chili et en Équateur, au cours de l’année dernière, et de leur capacité – ou non – de reconfigurer les rapports de force.
Dans les leçons qu’il prétend tirer de la pandémie, AMLO avance que « cette ‘base’, marginalisée et méprisée par les mentalités technocratiques », existant en Afrique, dans les régions rurales d’Asie et d’Amérique latine, « a quelque chose à nous apprendre ». Et ce en raison de la « persistance de cultures communautaires solidaires, [par] de l’autosuffisance alimentaire relative » et de la résilience « des formes d’organisation sociale », opposées au néolibéralisme [39]. Cette « leçon » devrait mettre dès lors AMLO à l’école de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN). Cela semble loin d’être acquis…
Quoi qu’il en soit, les mouvements féministes et les organisations sociales urbaines qui se sont mobilisées en 2018-2019, ainsi que les mouvements paysans, indigènes et afro-descendants, de l’économie populaire et solidaire, ont le potentiel de tirer des leçons autrement plus conséquentes et radicales qu’AMLO. Car ces leçons sont liées, en amont, à l’expérience des années d’organisation et de lutte, et, en aval, aux pistes qu’ils dessinent, plus ou moins explicitement, de modes alternatifs d’économie (féministe, communautaire, solidaire). Enfin et surtout, ces leçons sont liées à l’imagination et à la soif d’« autre chose » qui portent en elles le commencement d’une rupture, et la chance d’un autre monde.
Frédéric Thomas
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.