Tout est allé si vite dans la vie d’Alain*, informaticien en Haute-Loire. Le 28 janvier, sa femme, Lucie*, qui travaille dans un cabinet d’expertise-comptable, se sent fatiguée. Elle tousse, ressent des maux de tête et une perte de goût. Trois jours plus tard, son médecin traitant lui diagnostique une grippe sévère, « il faut que tu te reposes ».
Le 1er février, c’est au tour d’Alain de ressentir le même coup de fatigue. Le 3 février, le médecin le place en arrêt et lui prescrit une radio des poumons. Résultat : « syndrome grippal ». Le jour suivant, « c’est une journée infernale, on tousse au point de s’étouffer ». Le 6, « ça va un peu mieux » : Alain retourne même au travail. Le 8 février, Lucie recommence à tousser. À 14 heures, elle s’étouffe et décède dans les bras de son mari avant même l’arrivée des secours. Les massages cardiaques n’y feront rien.
Lucie est morte au terme d’une « vie saine consacrée à nos enfants, notre famille, nos amis et notre travail », raconte son époux. Elle avait 51 ans, ne présentait pas d’antécédents médicaux, et ne rentrait pas d’un séjour en Chine. Près de quatre cents proches, amis, collègues et connaissances se sont pressés à son enterrement, dans l’église de son village.
Une enquête judiciaire a immédiatement été ouverte pour déterminer les causes de cette mort suspecte. Les gendarmes ont auditionné Alain, pensant que Lucie aurait pu être empoisonnée pour partir si brutalement. « Ils m’ont posé un tas de questions. À un moment, j’ai dit : “Stop, vous allez trop loin, je ne suis pas un assassin !” » Les gendarmes ont écourté l’audition, rappelant qu’ils ne faisaient qu’appliquer la procédure classique.
Au CHU de Saint-Étienne, l’institut médico-légal (IML) a aussi effectué une batterie de tests sur le corps de la défunte. « Ils ont fait des examens virologiques, toxicologiques, bactériologiques et organiques. Ils ont tout testé, même des coronavirus, mais ils n’ont rien trouvé », retrace Alain.
L’hôpital a tout testé, sauf un virus, le Covid-19, qui était pourtant officiellement en France depuis le 24 janvier. Deux semaines avant le décès de Lucie, donc.
Le dossier a rebondi fin mars, quand une vague de décès a violemment frappé le pays. Alain entend alors parler, comme tout le monde, de ces personnes, parfois jeunes et en bonne santé, victimes d’un syndrome de détresse respiratoire aiguë (SDRA), qui ont ressenti un état grippal, accompagné d’une perte de goût, avant de décéder en quelques heures seulement.
Sans nouvelles de l’institut médico-légal, il écrit à sa directrice le 29 mars pour rappeler les symptômes de son épouse et les siens. Elle lui répond moins d’une demi-heure plus tard, un dimanche, qu’elle transmet les éléments au légiste chargé du dossier.
L’IML sollicite la semaine suivante Alain pour obtenir des précisions. Le service de médecine légale décide enfin, en avril, de tester au Covid-19 des échantillons prélevés sur le corps de Lucie. Trop tard, les prélèvements, désormais trop anciens, rendent les résultats ininterprétables. « Les radios montrent un syndrome interstitiel compatible avec un Covid-19 », explique un médecin d’un service de réanimation d’Île-de-France auquel Mediapart a par ailleurs soumis le dossier d’Alain (ses radios et la description de ses symptômes).
À ce jour, Alain a donc été entendu par des gendarmes, mais il n’a jamais été sollicité par les autorités de santé. Aucune enquête épidémiologique n’a été diligentée pour retracer l’origine de l’infection de Lucie et les conséquences sur son entourage. Ces données pourraient pourtant alimenter les modèles épidémiologiques, afin de mieux comprendre quand et comment le virus s’est propagé dans la population. Interrogés, le CHU de Saint-Étienne et l’agence régionale de santé (ARS) de la région Auvergne-Rhône-Alpes n’ont pas répondu à nos questions sur la conduite de ce dossier.
Alain, comme bien d’autres veufs et veuves en France, ne saura peut-être jamais si Lucie a été frappée par le Covid-19. La faute à une stratégie de dépistage extrêmement restrictive qui a longtemps exclu des « cas possibles » toute personne qui n’avait pas effectué un séjour en Chine ou dans certaines régions italiennes.
Cette approche, limitant en plus les possibilités de test à quelques centres d’examen, a faussé les données et analyses officielles, ce qui a poussé le gouvernement à attendre la mi-mars pour reconnaître que le virus circulait dans le pays. Avec plusieurs semaines de retard sur les alertes des infectiologues de terrain, selon plusieurs documents et témoignages recueillis par Mediapart.
Jusqu’au 28 février, seuls trente-huit hôpitaux en France, dit ESR, établissements de santé de référence [1] (aux capacités d’accueil et aux infrastructures spécifiques) étaient en effet autorisés à diagnostiquer et à prendre en charge les patients potentiellement contaminés par le Covid-19.
Il s’agit du « stade 1 » dans la gestion d’une épidémie, phase qui prévoit de freiner l’introduction du virus sur le territoire sans mobiliser l’ensemble des hôpitaux. Les autorités sanitaires donnent alors pour consigne de cibler les tests sur les personnes qui arrivent en France en provenance de zones exposées, la Chine et certaines régions d’Italie principalement, et qui présentent des difficultés respiratoires.
Au stade 2, déclenché le 28 février, les autorités considèrent que les cas de contamination sont groupés, identifiés, et peuvent être contrôlés et au stade 3, que le virus circule au sein de la population : on parle alors d’épidémie.
Or ce n’est qu’au soir du 14 mars, à la veille du premier tour des élections, que le stade 3, reconnaissant l’épidémie et mobilisant l’ensemble des hôpitaux, sera décrété.
Pourtant, les établissements de référence chargés des cas de Covid-19 débordaient déjà de cas de contamination ne provenant pas de l’étranger ni de foyers identifiés dans l’Oise ou de la région de Mulhouse (Haut-Rhin).
Le 25 janvier, les services d’infectiologie de Bichat et de la Pitié-Salpêtrière, principaux établissements de référence chargés à Paris des cas de Covid-19, préviennent l’ensemble des infectiologues franciliens dans un courriel : « L’équipe est en charge de l’accueil des patients suspects ou infectés par le nouveau coronavirus, […] nous recherchons des volontaires pour prendre les jours de la semaine prochaine. »
Un mois plus tard, le 25 février, le ton devient beaucoup plus insistant : « Bonsoir à tous, les sites de Pitié, Bichat et Necker sont débordés et ont besoin d’aide à la fois […] pour classer les cas suspects en cas possibles et réaliser les prélèvements des patients par PCR pour identifier les rares cas confirmés. » Le Covid-19 est arrivé en Île-de-France.
Le 27 février, en visite à la Pitié-Salpêtrière, le président Emmanuel Macron, en personne, est prévenu : « Le coronavirus circule déjà parmi les Français », lui lance le professeur Éric Caumes, chef de service des maladies infectieuses.
« On ne trouve que ce que l’on cherche », grince un médecin
Ces propos s’appuient sur l’apparition, dans la dernière quinzaine du mois, de nombreux cas dans les hôpitaux. « À l’époque, les consignes étaient encore de tester les personnes présentant des symptômes respiratoires associés à une exposition du virus en Chine ou en Italie. Fin février, on s’est dit chez nous qu’on allait tout de même dépister toutes les personnes présentant des symptomatologies graves, des pneumonies », se souvient Yazdan Yazdanpanah, chef du service des maladies infectieuses et tropicales de l’hôpital Bichat.
« Dès qu’on a commencé à tester tout le monde, on a eu énormément de cas. Là, on a compris que ça circulait beaucoup et que c’était trop tard. Parce que quand vous dépistez, c’est pour remonter les cas, isoler les contacts, etc. », ajoute le professeur, qui siège actuellement au Conseil scientifique et au Comité analyse recherche et expertise (CARE), les deux organismes qui conseillent Emmanuel Macron et le gouvernement.
Jusqu’au 28 février, et alors que les cas se multiplient, l’agence Santé publique France (SPF) continue de cibler les tests sur les personnes revenant de Chine, de certaines régions d’Italie et de Corée du Sud, au risque de passer à côté des autres. Le 26 février, 18 cas seulement sont recensés par SPF en France. « On ne trouve que ce que l’on cherche », grince un médecin de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), sous couvert d’anonymat.
Parfaite illustration, dans l’Oise, avec l’un des premiers Français testés positifs, lequel a mis, en raison de la doctrine nationale, près de dix jours à se faire dépister malgré son état grave. Admis à l’hôpital de Compiègne le 16 février pour un syndrome grippal, ce patient de 55 ans est transféré, 48 heures plus tard en réanimation.
Son état se dégradant, avec pneumopathie grave et inexpliquée, « on a appelé, le 22 février, l’hôpital d’Amiens qui est l’établissement de référence Covid pour savoir si un test PCR était nécessaire », relate un médecin présent lors de l’hospitalisation de ce patient. « Mais les directives de l’Agence nationale de santé publique ciblaient les personnes revenant de pays exposés comme la Chine. Donc Amiens nous a dit que ce patient n’ayant pas voyagé dans les zones à risque, ce n’était pas nécessaire à ce stade de le tester. »
Le CHU d’Amiens (Somme), comme la majorité des établissements de santé de référence, applique alors les directives des autorités sanitaires et ne teste que les personnes revenant de pays exposés.
Nécessitant une prise en charge en réanimation plus conséquente, « et le CHU d’Amiens étant mieux doté », « il y a été transféré le 23 février ».
Malgré le refus initial du CHU d’Amiens de tester le patient, l’hôpital de Compiègne décide néanmoins d’envoyer les prélèvements vers un autre centre de référence chargé des tests Covid-19, à Paris. « Le 25 février, les résultats sont tombés », se souvient le médecin, « ce patient était contaminé par le Covid-19 ».
Une réunion de crise se tient alors le soir même « avec la Direction générale de la santé, l’ARS, le Samu, les CHU d’Amiens et de Lille qui sont des établissements de référence, et Santé publique France ». Une série de tests est lancée au sein de l’hôpital de Compiègne : « En une semaine, entre le 25 février et le 2 mars, on a eu quinze personnes testées positives », explique le docteur. « On s’est rapidement demandé pourquoi le niveau 3 n’était pas déclenché, ajoute-t-il. C’était incompréhensible compte tenu de la situation. D’autant qu’à Compiègne était aussi passé un professeur, transféré ensuite à Amiens puis à la Pitié à Paris, et décédé du Covid-19. »
Interrogée par Mediapart, la Direction générale de la santé (DGS) explique que « dès réception de l’information selon laquelle deux cas confirmés provenaient d’une zone géographique restreinte, pouvant faire suspecter un possible cluster, un dispositif spécifique d’investigation épidémiologique et de dépistage a été déployé immédiatement sous l’égide de l’ARS ».
La DGS a alors envoyé « dès le lendemain » de la réunion de crise, un « officier de liaison auprès de l’ARS afin d’appuyer cette action et de mobiliser toutes les ressources disponibles » (lire l’ensemble des réponses sous l’onglet « Prolonger » [2]).
Elle a aussi demandé à Santé publique France de modifier, le 26 février, la définition des « cas possibles » dans le document qu’elle transmettait aux professionnels de santé, en retirant le critère d’exposition à l’étranger. Les établissements de référence peuvent à partir de cette date tester toute personne présentant des signes de syndrome de détresse respiratoire aiguë (SDRA), sans notion de voyage ou séjour dans une zone d’exposition à risque.
La France passe en phase 2 le vendredi 28 février. Le ministère de la santé « dit qu’il y a des clusters, qu’il faut isoler pour éviter la propagation. On parlait de clusters (grappes) comme pour faire penser que l’épidémie était concentrée dans des foyers. Or, nous étions déjà au stade 3, le virus se propageait avec plus de 50 cas, et deux morts », explique Benjamin Davido, du service d’infectiologie Raymond-Poincaré de Garches (Hauts-de-Seine).
Au 3 mars, malgré une stratégie de dépistage très restrictive, le bilan de SPF passe à 212 cas confirmés sur le territoire national, dont 152 rattachables à un foyer déjà identifié, 47 liés à un voyage en zone à risque et 21 sans exposition identifiée. La stratégie de tests est censée s’élargir.
Même si, dans le guide méthodologique de « préparation au risque épidémique Covid-19 », publié le 20 février par le ministère de la santé, l’annexe 2, listant les « laboratoires assurant le diagnostic de Covid-19 » est restée la mention : « Erreur ! signet non défini ». En d’autres termes, aucune liste de laboratoire ne peut être donnée.
Le 1er mars, les tours de relève des infectiologues venus des différents hôpitaux franciliens pour aider les équipes des établissements de référence, Bichat et la Pitié-Salpêtrière, se poursuivent, et la situation ne cesse de s’aggraver. Un médecin de l’hôpital européen Georges-Pompidou lance cet appel : « Le mode évolutif de l’épidémie de Covid nous conduit à être tous impliqués […] nous poussant à organiser l’accueil des patients positifs […] Il nous faut aider les ESR [établissements de santé de référence – ndlr] qui sont actuellement sous l’eau de jour comme de nuit. »
Le 6 mars, c’est la pénurie de tests qui se fait sentir. Le professeur Éric Caumes de la Pitié-Salpétrière met en garde l’ensemble des infectiologues : « Nous n’aurons pas assez de tests et il faut d’ores et déjà les économiser en prévision de ce qui nous attend la semaine prochaine. Ne gaspillez pas les cartouches. » « En ce qui concerne Bichat, nous avons été en flux tendu sur le matériel qui entoure les tests, comme les écouvillons [tiges pour faire le prélèvement nasal – ndlr], mais jamais en situation de rupture », explique le professeur Yazdanpanah.
Pour faire face à l’urgence, un protocole de test a été publié par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et réalisé en Allemagne le 17 janvier. En France, le Centre national de référence (CNR) élabore des tests PCR « maison », « par opposition aux kits commerciaux qui n’étaient pas encore disponibles sur le marché », indique la DGS.
Ces tests sont utilisés « à compter de la dernière semaine de janvier ». Mais leur déploiement reste extrêmement limité : le nombre d’échantillons réalisables par jour et par laboratoire n’oscille que de « 40 à 80 », selon la DGS. Une autre difficulté intervient, le 7 février, lorsque le CNR cesse la livraison de réactifs à cause d’une alerte européenne sur des lots de réactifs contaminés au niveau de la chaîne de production.
Finalement, les premiers kits commerciaux aux performances évaluées par le CNR sont disponibles au « début du mois de mars », selon la DGS. À titre de comparaison, en Corée du Sud, le kit de dépistage des laboratoires SD Biosensor, mis au point fin janvier à la demande du gouvernement, a été envoyé aux hôpitaux dès février.
« À partir du moment où les pouvoirs publics considéraient que le virus n’était pas en circulation, on n’a pas mis en place de dispositifs pour le détecter. Il y a eu un retard à l’allumage incontestable », déplore le professeur Djillali Annane, chef du service de réanimation médicale de l’hôpital Raymond-Poincaré.
« Nous avons manqué d’informations fiables et précises en temps réel »
La France n’a pas perdu que plusieurs semaines précieuses dans sa course à la détection du virus. Faute d’anticipation, elle a aussi laissé beaucoup d’énergie en laissant l’activité se concentrer dans les établissements de référence.
En Île-de-France, à la Pitié-Salpêtrière comme à Bichat, l’épuisement des équipes, en nombre insuffisant, devient préoccupant. Le vendredi 6 mars, un infectiologue chargé d’organiser les tours d’astreinte, lance un appel, par courriel : « Bichat et la Pitié ont un besoin aigu de médecins pour samedi, dimanche. » Soit pour le lendemain.
Le soir même, à la sortie du théâtre où il s’est rendu avec son épouse, Emmanuel Macron déclare : « La vie continue. Il n’y a aucune raison, mis à part pour les populations fragilisées, de modifier nos habitudes de sortie. » Le lendemain, samedi 7 mars, le professeur Éric Caumes, de la Pitié-Salpêtrière, alerte à nouveau par mail : « Il y a en fait d’ores et déjà des cas un peu partout. Isolez tous les malades avec infections respiratoires autour de vous. Des chaînes de transmission ont démarré au sein du personnel hospitalier. »
Dès le 8 mars, dans un autre mail, un professeur de l’hôpital Necker, regrette que, faute de tests, « le nombre de cas confirmés ne reflète pas le nombre de cas total. Je pense qu’il faut demander à la DGS de donner des directives à ce sujet : [en testant] 1/10 voire 1/100 des cas non testés par exemple ».
Dans le même échange, un médecin de l’hôpital Bicêtre rapporte quant à lui qu’« on entend dire que le virus circule déjà à grande vitesse dans la population, chacun y va de “j’ai vu 10 personnes avec une rhinite, je suis sûr que ce sont tous des coronavirus, si j’avais le test”, etc. »
« Nous étions loin de pouvoir tester systématiquement les patients. À tel point que l’AP-HP a élaboré une fiche intitulée “conduite à tenir lors de la découverte fortuite d’un cas confirmé Covid-19 chez un patient” », déplore un infectiologue de l’hôpital Raymond-Poincaré auprès de Mediapart.
Dans ce document, « on doit préciser les signes cliniques et éventuellement la dégradation de l’état du patient qu’on a pu observer qui nous ont conduits à suspecter qu’il soit contaminé et à faire un test. Forcément, on a plus de chance de tomber sur un cas Covid-19 au hasard que suite à un diagnostic ciblé puisqu’on manque de tests. », ironise-t-il.
« Tout était vu a minima avec des directives de Santé publique France qui sont restées longtemps bien restrictives sur les personnes à tester. C’est déplorable », conclut-il. « Nous avons manqué d’informations fiables et précises en temps réel », dénonce pour sa part le professeur Stéphane Jaureguiberry, du service des maladies infectieuses de l’hôpital Bicêtre.
« Il aurait fallu tester plus rapidement et à plus grande échelle afin d’avoir une vision plus précise de ce qu’il se passait réellement. Mais dès le début, il a fallu gérer la pénurie, entre autres, d’écouvillons, par exemple, et le retard à la possibilité de faire les tests de dépistage sur place rapidement (15 jours d’attente par rapport à la situation évolutive et rapide en région parisienne). Les décisions politiques ont toujours été trop lentes, voire hors sol et parfois un brin contradictoires », déplore-t-il.
Le manque de réactivité est flagrant au début du mois de mars. Le 8 mars, un des médecins de l’hôpital Saint-Louis s’en inquiète : « Il me semble que le temps n’est plus de savoir qui a le droit ou pas de dépister des malades ni où ils doivent être hospitalisés. Ça y est, les malades nous tombent dessus », écrit-il dans un mail. « Hier deux patients sont arrivés aux urgences sur leurs pieds et la question ne s’est pas posée d’appeler qui que ce soit ni de les faire monter dans le service, car ils désaturaient [le patient manquait d’oxygène et avait d’importantes difficultés respiratoires – ndlr] et se sont retrouvés ventilés et intransportables avant même d’avoir le résultat de la PCR… »
Tandis qu’un docteur de l’hôpital Raymond-Poincaré interpelle ainsi ses confrères : « On a reçu un appel pour un patient […] qui est Covid+ et apparemment il n’y a pas de place à Bichat ni à la Pitié pour le prendre. Que fait-on ? Sachant qu’il était dit que tous les patients positifs devaient être regroupés sur [ces hôpitaux]. Quid du prochain patient positif Covid 19 ? »
Un infectiologue francilien, qui a préféré garder l’anonymat, estime que « le déclenchement tardif du stade 3 du plan de lutte contre l’épidémie a participé à nous faire prendre du retard. Ce n’est que le 14 mars au soir que le ministre de la santé reconnaît que l’épidémie circule. Si les autorités ne souhaitaient pas affoler la population, il aurait au moins fallu préparer en amont l’ensemble des hôpitaux dès janvier ».
« En centralisant aussi longtemps vers ces hôpitaux, c’était certainement plus simple pour les autorités de garder la main sur les informations. Bichat, la Salpêtrière et Pasteur qui étaient aussi en chargés des tests, sont en lien direct avec la Direction générale de la santé. Et ne pas parler d’épidémie n’est pas anodin lorsqu’on sait que le 15 mars, est organisé le premier tour des élections », ajoute ce docteur.
Tenant régulièrement des réunions avec les équipes des établissements de référence, la Direction générale de la santé était informée de la situation. Les principaux professeurs qui se retrouvent régulièrement consultés par les autorités sanitaires sont les premiers à demander de l’aide et à mettre en place un système de volontariat parmi les infectiologues franciliens.
La réponse à l’épidémie a été « adaptée à l’acquisition des connaissances existantes », rétorque la DGS, qui rappelle qu’au 8 mars, le bilan dressé par SPF était seulement de 1 126 cas confirmés dans tout le pays. « Il paraît important de ne pas reconstruire a posteriori des scénarios sur des connaissances dont nous ne disposions pas à cette époque. Sur cette base-là, nous ne considérons pas qu’il y ait eu un retard dans la prise en compte de l’ampleur de l’épidémie », ajoute la Direction générale de la santé.
Il n’en reste pas moins que la stratégie nationale « a donné lieu à des situations absurdes et cela a contribué à la propagation du virus », selon Benjamin Davido, du service d’infectiologie Raymond-Poincaré de Garches. « Comme nous étions en niveau 1, jusqu’à la fin du mois de février, quand un patient suspecté d’être contaminé arrivait à Garches, nous ne pouvions pas le tester et nous devions le renvoyer systématiquement vers Bichat, l’établissement de référence, alors qu’ils étaient débordés. »
Même témoignage de la part d’un professeur de réanimation, également à l’AP-HP. « Nous étions prêts à accueillir les patients mais l’AP-HP et l’ARS bloquaient. Nous avons même dû transférer un patient contaminé vers Bichat alors que nous pouvions le prendre en charge en réanimation », relate-t-il. Ce qui a pu participer « à disséminer le virus ».
Interrogé sur le sujet, l’AP-HP ne dément pas cette information et précise « tous les hôpitaux de l’AP-HP étaient prêts à prendre des patients Covid dès le début de la crise ». L’ARS Île-de-France assure quant à elle qu’« en activant le plan blanc le 6 mars, [elle] a permis la mobilisation de l’ensemble des établissements de santé ».
Un plan blanc déclenché donc bien tardivement compte tenu de la situation de crise depuis plusieurs semaines. « Alors que les laboratoires des établissements de référence étaient débordés, on n’activait pas les autres laboratoires, c’est invraisemblable », soupire un virologue de l’AP-HP.
Lui a carrément décidé de préparer son laboratoire de CHU « sans attendre le feu vert des autorités sanitaires » : « On a dû se débrouiller sans l’aide du centre national de référence, l’Institut Pasteur », confie-t-il. « Par exemple, les techniques pour faire le test nous ont été transmises par l’hôpital Bichat et il s’agissait en fait de celle de l’hôpital de la Charité en Allemagne, qui avait très vite rendu publique [en janvier — ndlr] la technique de test. »
« Je pense que l’organisation au sein de l’AP-HP n’était pas si mal », défend pour sa part le professeur Yazdan Yazdanpanah. « En revanche, ajoute-t-il, même si c’est toujours beaucoup plus facile à dire a posteriori, je pense qu’il aurait fallu aller assez vite vers la ville et impliquer les médecins généralistes dans le dépistage. » « Ce n’est la faute de personne, insiste-t-il, on ne connaissait pas ce virus et on pensait qu’on allait tout contrôler. »
« Des cas sporadiques dès la mi-novembre »
Les incertitudes sur la propagation du virus sont encore plus importantes depuis la découverte d’un cas de contagion au mois de décembre en France, chez une personne qui ne venait pas de Chine, selon une étude publiée le 3 mai, dans l’International Journal of Antimicrobial Agents [3].
Pour conduire ses recherches, l’équipe du docteur Jean-Ralph Zahar, médecin en pathologie infectieuse et tropicale, et du professeur Yves Cohen, chef du service de réanimation des hôpitaux Avicenne de Bobigny et Jean-Verdier de Bondy, a repris les tests négatifs au virus de la grippe de tous les patients qui avaient été hospitalisés dans ces établissements pour une pneumonie à partir du 2 décembre 2019.
« Le premier qu’on a trouvé positif [test PCR – ndlr] au Covid-19, c’était le 27 décembre, explique le professeur Yves Cohen. On sait par ailleurs que sa femme a été légèrement malade avant lui, qu’ensuite lui l’a été et qu’il a transmis ça à ses enfants. » Le test a été réalisé à deux reprises, et été positif les deux fois.
Ces résultats tonitruants ont relancé les discussions sur la date de l’introduction du virus en France puis sa dynamique de propagation, dans un contexte où la championne du monde de pentathlon moderne Élodie Clouvel a aussi affirmé avoir ressenti, avec son compagnon, les symptômes du Covid-19 à son retour des Jeux militaires organisés à Wuhan (Chine) du 18 au 27 octobre 2019. L’armée a depuis annoncé renoncer à tester ses athlètes [4]a, estimant qu’un test aujourd’hui ne permettrait pas de remonter sur la date de contamination.
Dans plusieurs hôpitaux d’Île-de-France et du Grand Est, régions les plus touchées par l’épidémie, plusieurs professionnels ont entamé le réexamen de leurs dossiers. « En regardant maintenant en arrière, on repense à des pathologies qu’on ne comprenait pas à l’époque. En pratique, dans une épidémie, avant de voir des morts en nombre, vous voyez des infectés. On nous apprend tous qu’avant qu’une maladie parle, elle est underground », explique un infectiologue, associé à des recherches en cours.
Ce médecin estime que ces études pourront permettre de mieux appréhender, à l’avenir, une maladie inconnue. « Ce qui nous manque de manière générale, ce sont des personnes, de la matière grise, et des systèmes qui permettent de connecter les données entre elles pour dire : ici, dans tel hôpital, et là, il se passe quelque chose, ce n’est pas normal », justifie-t-il.
À Colmar (Haut-Rhin), l’hôpital Albert-Schweitzer a passé au crible près de 2 500 examens scanners du thorax menés dans les services de l’établissement entre le 15 octobre 2019 et le 31 avril 2020, à la recherche des « anomalies pulmonaires typiques de celles provoquées » par le Covid-19.
Ce procédé est imparfait par nature mais, s’ils ne sont pas des preuves, les scanners des poumons permettent de donner des indications. Le 7 mai, Michel Schmitt, chef du département d’imagerie médicale de l’hôpital de Colmar, a affirmé avoir trouvé dans ses archives un premier cas présentant des signes de Covid-19, le 16 novembre dernier.
Les recherches mettent « pour le moment en évidence des cas sporadiques dès la mi-novembre (2 cas), en décembre (12 cas), en janvier (16 cas) et ainsi de suite jusqu’à la phase épidémique », précise Michel Schmitt.
Le professeur Laurent Gerbaud, chef du pôle « santé public » du CHU de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), a lui choisi d’interroger près de 5 000 habitants dans le département du Haut-Rhin, par le biais de questionnaires « totalement anonymes ». Une démarche entamée « après avoir été contacté par des médecins haut-rhinois », explique Laurent Gerbaud.
Ses premiers résultats font état d’« un ou deux cas en novembre et une dizaine de cas à peu près entre le 20-25 décembre ». Des données « intéressantes mais imparfaites », souligne Gerbaud, notamment à cause des « contraintes d’une enquête observationnelle ».
Se basant sur les données récoltées, Laurent Gerbaud et son équipe ont pu déterminer une période à laquelle un premier « seuil épidémique » aurait été franchi dans le Haut-Rhin. « On a utilisé la période du 15 décembre au 15 janvier pour calculer une fluctuation normale du nombre de personnes déclarant plusieurs symptômes du Covid », explique le chercheur.
« On franchit le seuil épidémique entre le 27 et le 31 janvier », avance Laurent Gerbaud, plaçant donc le curseur du premier pic de contaminations dans le Haut-Rhin à une période où le virus est encore largement considéré comme un problème chinois. « Si on avait lancé l’alerte fin janvier, on aurait pu éviter le débordement des hôpitaux au mois de mars », poursuit-il, et ainsi « axer le confinement sur les plus fragiles ».
Interrogée, l’ARS Grand Est précise que le « gouvernement est en contact avec les scientifiques et experts du sujet afin d’obtenir de leur part une confirmation ou une information sur ce sujet ».
Dans les Hauts-de-Seine, le professeur Djillali Annane, chef du service de réanimation médicale de l’hôpital Raymond-Poincaré à Garches, a lancé un vaste test sur « tous les échantillons de tests PCR que nous avons utilisés du 1er novembre 2019 au 1er mars 2020 pour voir s’il y a des cas Covid-19 ».
Entre les deux hôpitaux Raymond-Poincaré et Ambroise-Paré, « cela représente 2 000 patients qui ont été pris en charge aux urgences, en médecine interne, maladies infectieuses, en soins intensifs ou en réanimation », précise-t-il.
Djillali Annane voit un « double objectif » à ces recherches. « D’une part d’un point de vue purement médical, nous avons le devoir de pouvoir rétrospectivement dire à une personne : c’était le Covid-19 ou pas. » « Ensuite, s’il était avéré qu’il y avait plusieurs cas en France à l’automne 2019, cela questionne aussi la dynamique de l’épidémie. Or, beaucoup de décisions reposent sur ces modèles épidémiologiques. »
À l’hôpital de Mercy, à Metz (Moselle), le docteur Laurent Hennequin, qui dirige le pôle d’imagerie médicale, a lui repris ses statistiques sur le nombre de radios pulmonaires effectuées ces derniers mois pour vérifier que les statistiques n’avaient pas augmenté. « De ma lorgnette radiologique, je n’ai pas d’alerte, pas d’augmentation. Or, s’il y avait eu un pic épidémique, il y aurait eu un pic de radios pulmonaires », explique-t-il.
« Il faut vérifier les hypothèses, reprend Djillali Annane. On reprend 2 000 PCR, si nous n’avons aucun positif, ce sera une indication montrant que le cas de Bondy est sporadique. » Les résultats doivent être consolidés cette fin de semaine. « Il ne faut pas se précipiter et être très prudent », ajoute le professeur.
« Selon moi, il faut distinguer les cas isolés et la vague épidémique », a aussi insisté Samuel Alizon, directeur de recherche au CNRS à l’université de Montpellier (Hérault) auprès de l’AFP. « Concernant l’origine de la vague épidémique en France, les données actuelles la situent entre la mi-janvier et le début février », explique-t-il, notant que « moins de 2,5 % des scénarios simulés » conduisent à une origine plus précoce. « Il est toutefois possible que des cas isolés aient été importés avant, donnant potentiellement lieu à des chaînes de transmission qui se sont éteintes. »
Interrogée sur les réexamens de dossiers par Mediapart, la DGS « espère que ces investigations contribueront à documenter le plus précisément possible la phase initiale de l’épidémie ». Santé publique France travaille de son côté à un « guide méthodologique permettant de cadrer au mieux ces investigations », ajoute la Direction générale de la santé. Cette dernière a aussi recommandé « aux équipes l’ayant informée de ce type de recherches de se rapprocher de leurs ARS et de Santé publique France ».
Sur le terrain, la coordination semble là aussi connaître quelques difficultés [5]. À ce jour, malgré l’impact de ses découvertes, qui ont été commentées par l’OMS, « ni la Direction générale de la santé ni l’agence régionale de santé ne m’ont contacté pour dater la circulation de l’épidémie sur le territoire et mener des études de plus grande envergure », explique Yves Cohen.
Le docteur vient seulement de recevoir un mail de la part Santé publique France : « Une fiche pour déclarer le patient en Covid + comme on en reçoit pour chaque patient contaminé... » Rien de plus, en dépit du caractère exceptionnellement intéressant de ce cas.
PASCALE PASCARIELLO, ANTTON ROUGET, ALEXANDER ABDELILAH, GUILLAUME KREMPP ET ROBERT SCHMIDT (WE REPORT)