Le monde de la santé est habitué aux grandes concertations. C’est même la « cinquième grand-messe en moins de 10 ans », a compté le Collectif Inter-Hôpitaux (CIH). Lundi 25 mai, s’est ouvert le « Ségur de la santé », du nom de la rue où est situé à Paris le ministère de la santé. C’est une opportunité historique pour le système de santé, en particulier pour l’hôpital public. Si elle était ratée, cela le précipiterait dans une crise majeure.
Car les hospitaliers sortent rincés d’un an de mobilisation sociale (voir notre dossier [1]), où ils ne sont jamais parvenus à se faire entendre du gouvernement, puis d’une crise sanitaire qui les a obligés à se réinventer [2]. « Pendant la crise, des moyens ont enfin été débloqués : les effectifs ont été renforcés, on a obtenu le matériel dont nous avions besoin, explique Anne Gervais, médecin hépatologue à l’hôpital Bichat à Paris, et représentante du CIH. On ne veut pas revenir en arrière, à l’anormal. Cela a déjà commencé, nos infirmières ne le supportent pas, elles s’en vont. »
Dimanche, la veille de l’inauguration du Ségur de la santé, le Collectif Inter-Urgences s’est retrouvé par visioconférence. « On voulait connaître l’état d’esprit dans les services, explique le président du collectif Hugo Huon. Il est excellent ! » Il se réjouit bien sûr de la combativité des paramédicaux des urgences : « Il y a beaucoup de colère dans les services, les mobilisations hebdomadaires dans les services marchent très bien. »
Cette fébrilité n’était pas palpable à l’ouverture des négociations, inédites dans leur forme : une visioconférence géante, à 300 personnes. Elle a été ouverte par le premier ministre Édouard Philippe, qui a commencé par promettre que cette crise serait « l’occasion de changements radicaux ». Mais il a de nouveau exprimé une dissonance avec le président de la République. Emmanuel Macron, en visite à la Pitié-Salpêtrière le 15 mai, a reconnu « une erreur dans la stratégie annoncée », à savoir le plan « Ma santé 2022 » d’Agnès Buzyn, qui ne « portait pas assez de sens ». Le premier ministre a, lui, défendu le bilan de l’ancienne ministre de la santé : « Il ne faut pas nécessairement changer de cap, mais très certainement changer de rythme. »
Le calendrier des négociations est très serré. Les travaux débutent dès mardi, vont s’étaler sur un mois. Pour les mener, le choix de Nicole Notat, ancienne secrétaire générale de la CFDT, ulcère les syndicats, en particulier le 1er d’entre eux à l’hôpital, la CGT : « La CFDT est passée 3e à l’hôpital public. Et Nicole Notat n’était pas précisément à nos côtés quand on défilait en 95 contre le plan Juppé… se souvient Christophe Prudhomme, porte-parole de la CGT Santé. C’est une provocation. »
La concertation va s’organiser autour de « 5 mots-clés » énoncés par le premier ministre : « reconnaissance pour nos soignants, investissement massif, agilité retrouvée, organisation territoriale, modernisation par le numérique ». Au-delà des formules toutes faites, sur le haut de la pile des dossiers se trouve la revalorisation des rémunérations des personnels médicaux et non médicaux, dans le public comme dans le privé, dans les établissements de santé ou les Ehpad. Elle sera « significative », a dit Édouard Philippe, et financée par une augmentation des dépenses d’assurance-maladie « dans les années à venir ».
Du côté des acteurs, il y a une convergence autour des revendications portées par les paramédicaux du Collectif Inter-Urgences, mobilisés depuis plus d’un an [3], et qui n’ont jamais varié : ils réclament une revalorisation salariale de 300 euros pour les petits salaires de l’hôpital, des effectifs supplémentaires et la fin de la politique de suppressions des lits hospitaliers. Ils sont soutenus par le Collectif Inter-Hôpitaux, mais aussi par le syndicat majoritaire CGT, ou Sud Santé.
Les personnels hospitaliers ne veulent plus se contenter de primes, accordées dans un contexte de gel du point d’indice, souvent limitées à certaines catégories de personnels, et qui n’ouvrent pas de droits à la retraite. La prime de 500 à 1 500 euros accordée à « tous les soignants en première ligne » pendant l’épidémie de coronavirus les a même ulcérés, parce qu’elle n’est toujours pas versée, ou d’une manière jugée injuste, à certaines catégories de personnels plutôt qu’à d’autres (lire le témoignage de l’infirmière Yasmina Kettal [4]).
Dans Le Journal du dimanche [5], Olivier Véran s’est engagé à « travailler sur une hausse du salaire des soignants, au-delà des primes ». Anne Gervais, pour le Collectif Inter-Hôpitaux, raconte la défiance des hospitaliers sur ce point : « Ils ne comprennent pas pourquoi ces revalorisations n’ont pas encore été annoncées. Il faut le faire au plus vite, pour les bas salaires de l’hôpital. » Le CIH, qui regroupe aussi des médecins, ne réclame pas d’augmentation des salaires des praticiens hospitaliers : « La priorité, ce sont les salaires des paramédicaux et ceux des internes, il n’y a aucune discordance entre nous sur ce point », assure Anne Gervais.
Le salaire des infirmier-e-s est en effet très faible en France, comme le montre ce graphique issu du Panorama de la santé de l’OCDE, qui rapporte le salaire des infirmiers au salaire moyen dans plusieurs pays. La France est au fond du classement.
Dans les grandes villes, où la vie est la plus chère, les hôpitaux ont de plus en plus de difficultés à recruter des paramédicaux, des lits d’hôpitaux ferment faute d’infirmières ou d’aides-soignants en nombre suffisant.
Les internes, particulièrement mobilisés pendant cette crise, comme Mediapart l’a raconté dans ce journal de bord de l’épidémie [6], ont également des revendications salariales difficilement contestables. « Un interne à l’hôpital travaille en moyenne 58 heures par semaine », rappelle Justin Breysse, président de l’Intersyndicale nationale des internes (ISNI). Ce qui est bien au-delà de la limite du temps de travail hebdomadaire réglementaire de 48 heures, donc illégal. « Et nous sommes payés 1 535 euros net par mois, auxquels s’ajoutent 119 euros de prime pour une garde de 12 heures », poursuit Justin Breysse. Sans surprise, pour ces jeunes médecins en formation, « cela ne va pas moralement », et la situation ne s’est pas améliorée avec la crise du Covid-19 : près de 50 % des internes en sortent avec un haut niveau d’anxiété. « Tout cela ne renforce pas l’attractivité de l’hôpital public. Beaucoup de jeunes médecins préfèrent se tourner vers le privé ou le libéral, poursuit le président de l’ISNI. 30 % des postes de praticiens hospitaliers sont aujourd’hui vacants. Même les postes universitaires, les plus prestigieux, n’attirent plus. »
Cette pénurie de médecins est l’autre crise de l’hôpital, qui frappe en priorité les établissements hors des grandes agglomérations. « Dans le Collectif Inter-Hôpitaux, il y a beaucoup de médecins parisiens qui ne connaissent pas cette réalité, explique Jacques Trévidic, président du syndicat de médecins Action praticiens hôpital (APH). À l’hôpital public, on a la contrainte des gardes, et une telle différence de salaire avec le privé ou l’intérim ! Tout est en train de se défaire, ce n’est plus possible. On est engagés depuis plusieurs mois dans une concertation sur l’attractivité médicale. On espère enfin la voir aboutir. »
À ces revalorisations, le premier ministre a posé des conditions : « Le temps de travail n’est pas un tabou. » La question des 35 heures, vieille lune à l’hôpital, est donc de nouveau sur la table. Olivier Véran s’est prononcé pour un « cadre beaucoup plus souple pour permettre à ceux qui le souhaitent » de travailler plus. Seulement, tous les établissements ont déjà renégocié leurs accords de temps de travail, contraignant le personnel à jongler avec des horaires de plus en plus flexibles. Et les heures supplémentaires non payées plombent les comptes sociaux des hôpitaux. « Il y a 1,2 million de journées stockées sur les comptes épargne-temps, dont personne ne sait que faire », rappelle Olivier Youinou, de Sud Santé.
Le gouvernement veut aussi s’attaquer au « statut de personnel hospitalier ». C’est un discours souvent porté par le directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux (AP-HP) de Paris, Martin Hirsch, qui l’a encore rappelé dans une interview aux Échos. Il souhaite qu’un directeur d’établissement puisse avoir des « marges de manœuvre » pour recruter des médecins, en modulant les rémunérations « pour reconnaître la technicité, le risque, la pénibilité ». Pour le CIH, Anne Gervais, par ailleurs médecin hépatologue à l’AP-HP, balaie ces arguments : « Cette crise a prouvé que l’hôpital public repose sur le travail d’équipe. La valeur d’un professionnel tient d’abord à la qualité de ses interactions avec les autres. »
La gouvernance de l’hôpital est un autre sujet sur la table. Depuis la loi Bachelot, les médecins ont perdu tout pouvoir face au directeur d’hôpital. Pour le CIH, Anne Gervais réclame une « gouvernance partagée avec tous les personnels de l’hôpital, les médecins, les non médecins, les usagers ». Pour Hugo Huon, c’est au contraire « un piège, quelque chose qui ne coûte pas un sou ». Christophe Prudhomme, de la CGT Santé, est sur la même ligne : « Ce n’est pas un vrai sujet. » Finalement, Édouard Philippe a de lui-même évacué le sujet : « J’observe pour ma part que pendant la crise, ces règles de gouvernance n’ont pas posé de réelle difficulté. »
L’autre sujet épineux sera le financement de l’hôpital. Il y a bien sûr la fameuse tarification à l’hôpital, dont la réforme devrait se poursuivre. Mais se pose surtout la question du financement d’un « Objectif national de dépenses d’assurance-maladie » qui devra être sérieusement augmenté, l’investissement pour l’hôpital devra se chiffrer en milliards d’euros. Anne Gervais énumère : « Rien que les augmentations de salaires des paramédicaux, cela représente 3 milliards au bas mot, la crise du Covid a coûté 1 milliard d’euros, les renforts d’effectifs 1 milliard d’euros. » Les conclusions du Ségur de la santé sont attendues mi-juillet. Mais l’avenir de l’hôpital public se jouera aussi en septembre, avec le prochain projet de loi de financement de la Sécurité sociale.
Caroline Coq-Chodorge