« Cuba », « La Havane », « Martí ». « Guevara », « Fidel ». Autant de noms qui résonnent, aujourd’hui encore, avec un son particulier dans l’imaginaire politique. Autant de noms qui, dans les Amériques, dans la Caraïbe et au-delà, continuent à être synonymes des mots « indépendance » et « révolution ».
Comment expliquer qu’une petite île située à quelques encablures de la première puissance économique et militaire mondiale, coutumière des stratégies de « changement de régime » au nom de la « lutte pour la démocratie », continue à défendre avec opiniâtreté un modèle aussi radicalement distinct de celui qui prévaut dans l’ensemble de la région en général et aux États-Unis en particulier ?
Comment expliquer, en dépit des complications bien réelles auxquelles fait face l’île sur le plan économique, que lorsque l’on est afrodescendante à la tête d’une famille monoparentale, il est préférable de résider à La Havane plutôt qu’à New York, qu’il vaut mieux habiter à Cuba que dans la première « démocratie » du monde occidental, à la fois en termes de conditions de vie et de logement, d’accès à l’emploi et aux services de base, à l’éducation, aux soins et à la santé, en termes d’ouverture culturelle mais également, si l’on tient compte du niveau de racisme institutionnel et des violences policières qui s’exercent, aux États-Unis, de façon particulière contre les non-blancs ? Sans même parler du fait que la condition des Havanais ou des habitants de Santiago de Cuba est mille fois préférable à celle que vivent au quotidien des millions de femmes et d’hommes de la Caraïbe condamnés aux bidonvilles, à la violence et à la précarité à Kingston, à Port of Spain, à Port-au-Prince ou même à Pointe-à-Pitre.
Cuba continue à susciter passions et polémiques, excès et caricatures. Cela fait plus d’un quart de siècle qu’analystes, journalistes et spécialistes de la région prédisent la fin imminente de l’exceptionnalité cubaine, de son régime qui ne saurait être, si ce n’est la pire, du moins l’une des pires dictatures au monde. Et, pourtant, sans qu’il soit nécessaire de nier ou de maquiller la nature autoritaire du régime politique cubain, l’exceptionnalité perdure. Preuve que les conquêtes et les acquis de la révolution de 1959 continuent à vivre dans la conscience de la grande majorité des Cubains et des Cubaines de l’île, quelles que soient les critiques qu’ils peuvent formuler à l’égard du régime. Preuve également que ces conquêtes existent et subsistent, en dépit du processus actuel qui tend à renverser la vapeur et à rétablir, progressivement et avec mille contradictions, une économie de marché. Cela indique combien- ces acquis et ce qu’ils représentent sont des obstacles majeurs au rétablissement d’une « normalité capitaliste » sur l’île.
Cuba, donc, dernière survivance d’un socialisme de caserne et symbole d’une époque révolue alors que l’URSS a disparu avec le Mur de Berlin ? À l’inverse et indépendamment des difficultés économiques importantes qui empoisonnent la vie des Cubains et des Cubaines depuis bientôt une trentaine d’années, indépendamment également d’une propagande castrisante qui résume la révolution à des acquis dans les domaines de l’éducation et de la santé et qui repeint en rouge le régime au nom de la lutte anti-impérialiste et des agressions, bien réelles, qui continuent à se tramer de l’autre côté du canal de Floride, à l’inverse donc, Cuba n’est-elle pas plutôt le symbole qu’un autre système a pu être possible et qu’il est toujours, aujourd’hui, en place ? Système qu’il faudrait à son tour révolutionner de fond en comble de façon à ce que le monde du travail, les classes populaires et la jeunesse soient réellement en capacité de décider de façon auto-organisée de la conduite de leurs propres affaires, condition élémentaire de l’existence d’un socialisme réellement démocratique et émancipateur.
Pour comprendre l’ensemble de ces enjeux, il est essentiel de s’intéresser à la dynamique qui préside aux transformations qui caractérisent les premières années de la révolution de 1959, mais il convient -également de remonter bien en amont du renversement de Batista. En ce sens, il est impossible de saisir pleinement ce qu’est Cuba et ce que représente son exemple sans revenir sur ce qui fait la caractéristique centrale de l’île, à savoir cet ensemble de révolutions qui secouent l’histoire contemporaine de la « perle des Antilles » depuis 1868. C’est ici l’un des objectifs et l’une des caractéristiques de cet ouvrage écrit à quatre mains et qui s’inscrit dans l’héritage d’une histoire sociale et politique des subalternes cubains et cubaines, tour à tour esclaves, mambises [1], guajiros [2], paysans et paysannes, ouvriers et ouvrières, étudiantes et étudiants, militants autant que travailleurs du rang. Depuis l’arrivée des conquistadors espagnols sur l’île, à la fin du 15e siècle, les groupes et classes subalternes sont à Cuba, peut-être encore davantage qu’ailleurs en Amérique latine, à l’origine d’un processus continu et permanent de résistance qui s’accélère et s’intensifie à partir de 1868. Ces fractions des classes subalternes qui entrent en opposition le font en défense de leurs intérêts, le plus souvent en réagissant immédiatement au système colonial, qui broie les vies et les corps des autochtones et des esclaves, parfois de façon tout à fait consciente, en étant porteuses d’un projet social alternatif, et ce depuis les premiers palenques et les communautés de marrons. À plusieurs reprises, ces résistances tendent à se développer de façon autonome par rapport à d’autres couches sociales supérieures de la société coloniale puis républicaine qui ont mêlé leur combat au leur ou ont pu chercher à s’appuyer sur leurs forces de façon à poursuivre d’autres objectifs. Toujours – en revanche, et c’est une constante de cette histoire de l’île – les subalternes ont été acteurs et actrices du récit émancipateur qui s’est construit dans les affrontements et dans les luttes.
Cet ouvrage a donc été construit au prisme de trois dimensions, celle des combats pour l’émancipation, des processus de transformation qui les accompagnent mais également des tentatives de restauration qui ont cherché à mettre un terme aux phases de subversion de l’ordre social et politique et qui marquent à vif l’histoire de l’île. En ce sens, cet ouvrage ne prétend pas à une quelconque neutralité historique mais se veut un outil politique pour celles et ceux qui restent convaincus qu’il existe une issue, par la réflexion et la mobilisation collectives, au cercle des dominations, des oppressions et de l’exploitation. Cuba et ses révolutions en sont l’exemple vivant.
Thomas Posado & Jean Baptiste Thomas