L’immense hôpital de la Pitié-Salpêtrière dans le XIIIe arrondissement de Paris a été au cœur de l’épidémie du coronavirus en France. Plus précisément son bâtiment Laveran, du nom d’un médecin français qui a découvert en 1880 le parasite à l’origine du paludisme. Au 3e étage, se trouve le service d’infectiologie du professeur Éric Caumes, au 4e étage, le service de parasitologie du professeur Renaud Piarroux. Des étudiants interrogent les visiteurs à l’entrée, un ascenseur sur trois est réservé aux malades du Covid-19, malades et soignants sont masqués, tout est calme.
Le choléra est la spécialité du professeur Piarroux. En 2010, il a mené une enquête épidémiologique en Haïti. En traçant sur une carte les cas de choléra, il a prouvé ce que tout le monde savait sur place : son origine était les latrines d’un camp de casques bleus de l’ONU, qui se déversaient dans un affluent du principal fleuve d’Haïti. Ces soldats étaient originaires du Népal, où le choléra est endémique. À Haïti, le médecin a ensuite mis au point une approche basée sur la recherche des cas pour protéger leur entourage : « Quand on identifie un cas, ce n’est qu’un maillon de la chaîne. Il faut enquêter autour pour trouver les autres maillons. En aidant les gens à protéger leurs proches, on bloque la transmission. » Le choléra est maintenant éliminé en Haïti.
Cet hiver, Renaud Piarroux était en République démocratique du Congo, où il travaillait de la même manière sur l’épidémie de choléra qui y sévit. « Quand je rentre à Paris le 7 mars, je découvre un pays où presque personne n’a conscience de la gravité de l’épidémie en cours. Pourtant, l’éléphant était dans la pièce. J’ai eu du mal à convaincre Éric Caumes, alors on est allés manger un couscous. » Ensemble, ils sont ensuite allés voir Martin Hirsch le 13 mars pour l’alerter sur la gravité de la situation : les capacités de l’AP-HP allaient être dépassées, il fallait se réorganiser d’urgence.
Deux mois et demi et près de 30 000 morts plus tard, Renaud Piarroux ne peut que constater : « Au début, on n’a pas été bons. Face à la vague épidémique, nous n’avions pas d’outils, les tests et les masques, et pas de stratégie. La seule chose faisable était le confinement. J’ai été choqué de voir qu’à l’hôpital, des patients et même des soignants contaminés sont rentrés chez eux sans masques pour protéger leurs proches. » Alors il a travaillé sur un concept pour la phase suivante, celle de la phase descendante de l’épidémie, en s’inspirant de ses campagnes contre le choléra.
« Au début du mois d’avril, on a réfléchi à monter des équipes mobiles, comme en Haïti, pour dépister le plus grand nombre de cas. Martin Hirsch a mis tout son poids dans la bataille. » C’est le programme Covisan de dépistage et de « traçage » des cas suspects de coronavirus, par 30 à 40 équipes mobiles, selon les jours. « À partir d’un cas positif ou suspect, on se rend au domicile du patient, pour donner des masques et du gel hydroalcoolique et expliquer les gestes barrières. Et on dépiste autour de ce cas, pour trouver les autres maillons de la chaîne. Cette stratégie n’est possible que dans la descente de l’épidémie, quand les cas ne sont pas trop nombreux. »
Le gouvernement vient d’annoncer le passage de l’ensemble de la France en vert, à l’exception de Mayotte et de la région Île-de-France qui restent en orange, parce que ce sont les seules zones où le circule toujours, à très bas bruit. « Mais le taux de reproduction du virus est bas », analyse Renaud Piarroux. Il s’interroge : « Est-ce l’effet du confinement, des mesures barrières, de la distanciation sociale, de la chaleur ? » Et est-ce que le travail de dépistage qu’il a mis sur pied a eu un effet ? « Dans le XIIIe arrondissement de Paris, qui a été l’un des plus touchés, et où on est intervenus très tôt avec Covisan, l’épidémie est retombée très vite », affirme-t-il.
Il montre ses cartes de l’épidémie qu’il actualise chaque jour, à partir des tests PCR positifs réalisés dans les hôpitaux de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris. En un mois et demi, les voyants de l’épidémie ont pâli, ils ont même disparu dans le XIIIe arrondissement, pourpre il y a un mois et demi.
À la Pitié-Salpêtrière, « on a eu 2 tests positifs en une semaine », complète Renaud Piarroux. Mais cette semaine, « un cluster a été repéré suite à un repas collectif », met-il cependant en garde. Les cartes du Samu en Île-de-France ne disent pas autre chose : le nombre d’appels pour des suspicions de Covid-19 ou de transport pour cette raison a chuté d’une manière vertigineuse. La seule anomalie en Île-de-France est le Val-d’Oise, ce qui justifie le maintien du département en orange.
Ce constat du ralentissement rapide de l’épidémie, tous les soignants le font. Ils en tirent des conclusions plus ou moins prudentes. Sur Twitter, l’urgentiste de la Pitié-Salpêtrière Yonathan Freund dénonçait ces derniers jours des mesures de confinement devenues trop drastiques.
Renaud Piarroux met en garde : « Il ne faut certainement pas cesser tous nos efforts du jour au lendemain : il faut conserver une distance sociale, les gestes barrières, le port du masque. Et en parallèle du déconfinement, il faut renforcer la politique de dépistage et de traçage des cas. En mettant beaucoup de moyens dans cette détection, on économisera des moyens dans la réponse. » Donc des malades et des vies.
Le parasitologue rappelle que ce coronavirus se répand d’abord « dans les grandes villes : Paris, Madrid, New York, Londres. Sans confinement, elles offrent de nombreuses occasions de transmission dans les transports en commun, tous les lieux d’habitat collectif. À Paris, le confinement a permis de freiner le virus : la mortalité est de 1 pour 1000. En Lombardie, elle atteint 1,5 pour 1000. À New York, on est au-dessus de 2,5 pour 1000, ce qui est sans doute proche du comportement spontané de l’épidémie. À Paris, je ne crois pas qu’on ait atteint une immunité collective, il faut rester vigilant. »
« Je travaille les yeux fermés, sans crainte »
Pour Renaud Piarroux, le système de tests et de traçage développé par l’assurance-maladie au niveau national (voir notre article ici [1]) a besoin d’être complété. Au niveau national, ce traçage est amorcé, à partir d’un test positif, par le médecin généraliste, qui commence par renseigner les cas contacts dans les familles, invités à se faire tester. Puis il est complété, via un fichier nominatif partagé, par des agents de l’assurance-maladie qui recherchent par téléphone d’éventuels cas contacts au-delà du cercle familial. L’Agence régionale de santé intervient à un deuxième niveau, dans les situations complexes : un cas positif dans une école, un foyer, une prison, une entreprise, etc.
« Le traçage des cas ne débute qu’en cas de test positif, regrette Renaud Piarroux. Avec Covisan, on trace les cas dès qu’il y a des symptômes évocateurs : la perte du goût et de l’odorat, ou des symptômes grippaux associés à des troubles digestifs. » Beaucoup de patients ont en effet de faux tests négatifs : le virus est présent, mais dans les voies aériennes basses, le test PCR réalisé dans le nez ne le détecte pas (voir notre article ici [2]). « Même en cas de test négatif, on a pu trouver dans l’entourage des cas positifs, précise Renaud Piarroux. Et en n’incluant que les patients qui consultent un médecin, on manque toute une partie de la population qui a des difficultés d’accès aux soins, et qui vit souvent dans des quartiers très denses des grandes villes. »
Cette critique est complétée par le directeur de la santé d’Aubervilliers, le médecin généraliste Fabrice Giraux. Pour lui, le système de traçage de l’assurance-maladie est « inaccessible à une grande partie de la population. Pour réaliser un test, il faut une prescription médicale. Puis il faut remplir un formulaire sur le site du laboratoire en répondant à des questions complexes et en téléchargeant son ordonnance, son attestation de droit et de mutuelle. À Aubervilliers, on a 118 nationalités, 45 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. On a raté la première phase de l’épidémie, on est en train de rater la deuxième », met-il en garde.
L’épidémie est pourtant bien passée par cette ville de Seine-Saint-Denis, qui est le département de France où la surmortalité est la plus forte : + 118,4 % entre le 1er mars et le 10 avril, par rapport à la même période en 2019. « Avec le recul, on a réalisé qu’on a vu des cas de Covid-19 bien avant le stade 3, mais on ne pouvait pas les tester car ils ne revenaient pas de zone à risque, poursuit Fabrice Giraux. Au plus fort de l’épidémie, si les patients n’étaient pas très malades, on les renvoyait se confiner, sans masques, dans des appartements surpeuplés. »
L’assistante sociale Isabelle Verbruggen distribue un paquet de masques à un patient. © @CCC L’assistante sociale Isabelle Verbruggen distribue un paquet de masques à un patient. © @CCC
Depuis le 26 avril, la ville d’Aubervilliers héberge l’une des équipes mobiles de dépistage de Covisan. « Et cela a changé beaucoup de choses, se félicite Fabrice Giraux. Désormais on donne les outils de prévention aux patients, qu’ils aient un test positif ou non. Et s’ils présentent les signes cliniques d’un Covid-19, même en cas de test négatif, on leur propose une visite à domicile, pour expliquer les gestes barrières, et pour tester les cas contacts. Et lorsque les malades ne peuvent pas se confiner – parce l’appartement est trop petit ou parce qu’ils vivent dans un foyer collectif ou qu’ils partagent une chambre à plusieurs –, on leur propose un hébergement en hôtel ou dans un hébergement social. La plupart acceptent, cela leur fait beaucoup de bien de pouvoir se reposer pendant leur convalescence. C’est un dispositif bienveillant, il n’y a aucune contrainte, aucune obligation. Avant de réaliser un test, on demande le consentement du patient, car si son test est positif, son identité et le résultat de son test seront transmis à l’assurance-maladie. »
Comme dans le reste de l’Île-de-France, le nombre de tests positifs est très faible : seulement 9 sur 152 tests réalisés, dans une ville de 83 000 habitants.
Dans cette équipe mobile travaillent une infirmière et une coordonnatrice venue de l’hôpital Avicenne de Bobigny, la directrice de la petite enfance de la ville d’Aubervilliers, qui coordonne l’équipe, deux étudiantes en médecine bénévole, un logisticien et une assistante sociale de la ville. Cette dernière, Isabelle Verbruggen, était volontaire pour participer à l’expérimentation : « Je connais bien ma ville, j’ai voulu apporter ma connaissance des acteurs sociaux de la ville. J’interviens lorsqu’il y a des problèmes d’accès aux droits. » Elle raconte avoir eu « la peur au ventre les premiers jours. Maintenant, je travaille les yeux fermés, sans crainte. J’ai pleinement confiance dans nos gestes barrières. Sinon, on n’avance plus, on ne fait plus rien ! »
Elle porte un simple masque chirurgical, respecte les distances, se lave régulièrement les mains, désinfecte régulièrement autour d’elle. Seuls les professionnels de santé qui sont au contact rapproché avec les patients portent la tenue intégrale : une combinaison protégeant de la tête au pied, un masque FFP2, des lunettes.
« On va à la pêche, on lance des filets et on regarde ce qu’on trouve »
Toute l’équipe travaille à dédramatiser le virus. « Quand un patient apprend qu’il est positif, il est paniqué. On explique que cette maladie est sans gravité dans 80 % des cas, et qu’il est possible de protéger ses proches avec les gestes barrières. Ils repartent soulagés », assure Isabelle Verbruggen. Sabrina Martel, la coordonnatrice de Covisan à Aubervilliers, par ailleurs directrice de la petite enfance de la ville, abonde : « Il y a une culture orale à Aubervilliers, les informations se transmettent beaucoup de bouche à oreille. On est là pour informer, et on peut rassurer : le virus circule doucement et on peut s’en protéger. On a rouvert une partie de nos crèches, il n’y a pas de personnel d’enfants malades. » « L’opinion est dans le tout ou rien, elle a du mal à s’adapter à la situation, abonde Fabrice Giraux. Aujourd’hui, je suis convaincu qu’on prend plus de risques dans une voiture que dans les transports en commun, tant qu’ils ne sont pas bondés. »
L’infirmière Delphine Leclerc réalise le traçage des cas contacts, au domicile des patients, lorsqu’ils sont d’accord. « On est très discrets, assure-t-elle, on arrive avec un simple sac à dos, on se change à l’intérieur de l’appartement. C’est un travail délicat, car on rentre dans l’intimité des gens, en tentant de comprendre quel est leur niveau de proximité avec leur entourage. Un vieux monsieur m’a expliqué qu’il était proche de sa femme de ménage… mais jusqu’à quel point ? Mon travail est de mettre les gens en confiance, sans aucune contrainte. » Formée en sexologie, elle apporte son expertise à l’équipe dans la détection des violences familiales.
Sur le front de l’épidémie, l’infirmière, familière du VIH, est aussi dans « l’espoir que l’épidémie parte comme elle est venue, on l’espère tous ». Elle est aussi frappée de voir à quel point « la population est sensibilisée aux gestes barrières ».
Dans l’équipe, il y a deux bénévoles, des étudiantes en deuxième année de médecine. « Normalement, on devrait être en stage, mais tout s’est arrêté. Notre faculté nous a proposé de participer à l’expérimentation. » Et elles sont ravies : « C’est archi-formateur d’intégrer une équipe médico-sociale. On aborde le patient dans sa globalité. Et il n’y a vraiment pas besoin d’être expert pour sensibiliser aux gestes barrières. On est toujours dans le consentement : si une personne refuse le test, la visite à domicile, on lui aura au moins expliqué les gestes barrières, donné des masques, du gel et du savon. On fait de la réduction des risques. »
Le docteur Fabrice Giraux est cependant en alerte sur le faible nombre de tests positifs : « Soit l’épidémie se termine et on va enfin partir en vacances, soit les patients ne viennent pas parce qu’ils ne nous connaissent pas ou qu’ils ont peur que le virus leur saute au visage. »
L’Agence régionale de santé d’Île-de-France a organisé vendredi 22 mai un centre de dépistage à Clichy-sous-Bois, toujours en Seine-Saint-Denis. Les volontaires ont afflué. Après un tri médical, 108 personnes ont été testées. Le résultat a affolé le milieu médical : « Huit tests étaient positifs, c’est beaucoup, confirme l’Agence régionale de santé. Mais c’est peut-être un aléa. On est revenu le lendemain, et sur 35 tests, un seul était positif. Mais nous allons continuer ces opérations de dépistage gratuits, dans des villes ou des quartiers qui ont un accès difficile au système de santé : Gennevilliers, Saint-Denis, Sarcelles, etc. »
À Aubervilliers, l’équipe Covisan est également en train de faire évoluer sa politique de dépistage. « On veut aller voir les gens là où ils vivent : dans les résidences universitaires, les foyers de travailleurs, de migrants, les squats, les résidences Adoma, les centres d’hébergement d’urgence. Demain, on compte proposer le test à 100 personnes aux Restos du cœur. Parce qu’on est convaincus que les plus vulnérables sont bien plus exposés au virus que ceux qui ont passé leur confinement au bord d’une piscine. On réfléchit aussi à installer une tente de dépistage dans la rue. »
Deux Tests rapides d’orientation diagnostique (TROD), l’un positif (deux barres), l’autre négatif (une barre). © CCC Deux Tests rapides d’orientation diagnostique (TROD), l’un positif (deux barres), l’autre négatif (une barre). © CCC
L’équipe tente aussi d’affiner sa technique de dépistage. Quand ils testent largement, dans des lieux collectifs, ils utilisent désormais des « Tests rapides d’orientation diagnostique » (TROD). Ce sont des tests sérologiques, à partir d’une goutte de sang prélevée au bout du doigt. Le résultat est obtenu au bout de quelques minutes : une barre apparaît si le test est négatif, deux barres s’il est positif, le test a alors repéré les anticorps du coronavirus. Mais la contamination peut avoir eu lieu il y a quelques mois ou il y a 15 jours seulement, et dans ce cas la personne peut encore être contagieuse.
« Les TROD nous permettent de savoir si le virus a circulé dans un lieu collectif. Si on trouve des cas positifs, alors on réalise des PCR pour repérer les personnes qui excrètent encore du virus, et sont potentiellement contaminantes. » Dans un lieu associatif, l’équipe a réalisé il y a peu une campagne de dépistage par TROD : « Sur 28 personnes, 12 étaient positives. On a fait ensuite des PCR, 4 se sont révélées positives. » Fabrice Giraux résume ainsi la démarche : « On va à la pêche, on lance des filets et on regarde ce qu’on trouve. »
Mais Fabrice Giraux rappelle que l’incertitude est grande : « Il nous faudra avoir testé plusieurs centaines de personnes avant de pouvoir confirmer l’intérêt de cette méthode de dépistage. » Cette après-midi-là, une partie de l’équipe s’est autotestée avec un TROD. Le résultat a dérouté tout le monde. Une personne de l’équipe a été testée il y a plusieurs semaines positive avec un test PCR dans le nez. Ce résultat est jugé très sûr : elle a bien contracté le coronavirus. Mais le test sérologique est revenu négatif : il n’a pas trouvé d’anticorps. Deux hypothèses : les techniques de tests sont encore peu fiables, ou le SARS-CoV-2 n’a toujours pas livré tous ses secrets. L’une n’exclut pas l’autre.
Caroline Coq-Chodorge