Le secrétaire à l’agriculture des États-Unis, Sonny Perdue, a expliqué cette apparente duplicité au cours d’un discours prononcé en janvier dernier devant l’American Farm Bureau Federation, un organisme qui représente les intérêts des grandes entreprises agricoles américaines. Il souhaite que M. Trump « sépare l’immigration, c’est-à-dire les personnes qui désirent devenir des citoyens, [d’un] programme légal et temporaire pour travailleurs invités. C’est ce dont l’agriculture a besoin et c’est ce que nous voulons. Cela ne froisse pas les personnes anti-immigrants parce qu’elles ne veulent pas davantage de citoyens immigrés ici. Nous avons besoin de gens qui peuvent aider l’agriculture américaine à répondre aux besoins de production ».
Cette promesse dépasse le cadre des manœuvres politiques pendant une année électorale. C’est un grand pas vers une main-d’œuvre captive dans le secteur agricole, reposant sur un programme connu pour les abus dont sont victimes ses travailleurs et qui les met en concurrence pour les bas salaires avec les travailleurs du secteur vivant déjà aux États-Unis.
C’est un pas vers le passé. Le droit à la migration basée sur le regroupement familial, qui permet aux immigrants d’obtenir des visas de résidence (les cartes vertes) sur la base de leurs relations familiales, a été remporté par le mouvement des droits civiques. Bert Corona, César Chávez et d’autres organisateurs syndicaux ont convaincu le Congrès de mettre fin au programme « bracero », qui avait amené des millions de travailleurs invités mexicains aux États-Unis en 1965. Ils ont obtenu l’adoption d’une politique d’immigration basée sur le regroupement familial plutôt que sur les besoins en main-d’œuvre à faible salaire des propriétaires d’exploitations agricoles.
Trump a désormais suspendu le système du regroupement familial. Nul ne sait s’il sera rétabli à nouveau. Le programme H-2A, qui se développe rapidement, est un descendant direct de l’ancien régime « bracero ».
Malgré les assertions des producteurs voulant que le coronavirus ait créé une pénurie de main-d’œuvre, rendant le programme H-2A vital, celui-ci avait commencé à prendre de l’ampleur bien avant le début de la pandémie. En 2019, le département du Travail des États-Unis a autorisé l’agro-industrie à pourvoir 257.667 postes avec des travailleurs amenés presque exclusivement du Mexique avec des visas H-2A. Cela représente 10 % de tous les emplois dans l’agriculture aux États-Unis.
Ce programme a connu une croissance rapide, les travailleurs H-2A occupant une part de plus en plus importante de la main d’œuvre agricole. Il est aujourd’hui cinq fois plus conséquent que les 48.336 emplois certifiés sous George Bush Jr en 2005. Dans certains États, les certifications H-2A représentent désormais plus de 10 % des emplois de travailleurs agricoles. En Géorgie, les travailleurs H-2A occupent un quart des emplois de la main-d’œuvre du secteur agricole.
La face cachée du visa H-2A
Les travailleurs H-2A signent des contrats de moins d’un an, ils ne peuvent travailler que pour l’entreprise qui les engage et ils doivent quitter le pays à la fin du contrat. S’ils protestent contre des conditions abusives, ils peuvent être renvoyés et expulsés. De plus, comme ils doivent introduire une nouvelle demande pour revenir la saison suivante, ils sont particulièrement vulnérables au risque d’être inscrits sur une liste noire.
Dans une étude publiée en avril, intitulée Ripe for Reform (« Une réforme s’impose »), les enquêteurs du Centro de los Derechos de Migrantes (CDM, ou Centre des droits des migrants) ont indiqué que « beaucoup de personnes pensaient qu’elles ne seraient pas du tout autorisées à retourner travailler aux États-Unis si elles ne terminaient pas un contrat, pour quelque raison que ce soit ».
Chaque année, l’entreprise CSI, un puissant recruteur, fait venir plus de 20.000 travailleurs aux États-Unis. Dans des documents qu’Equal Times a pu consulter, l’entreprise fait signer à ses travailleurs une promesse qui autorise la mise en place d’une liste noire : « Le patron a le droit de me renvoyer et je… devrai retourner au Mexique et le patron me signalera aux autorités. Ceci affectera évidemment mon aptitude à retourner légalement aux États-Unis à l’avenir ».
« La grande majorité des travailleurs commencent leur emploi H-2A avec de lourdes dettes », rapporte le CDM, certains d’entre eux versant des pots-de-vin pouvant aller jusqu’à 4.500 dollars (environ 4.100 euros) pour obtenir un emploi, et ce, malgré les interdictions légales concernant ces « honoraires ». Ils sont souvent logés dans des baraquements sur la propriété du cultivateur, à des kilomètres de la ville la plus proche, entourés de clôtures en fil de fer barbelé. « Certains travailleurs ont déclaré qu’ils devaient obtenir une autorisation pour quitter le logement. D’autres ont indiqué qu’on leur interdisait de sortir sauf pour aller acheter des produits alimentaires », a constaté l’étude du CDM.
Mario est l’un de ces travailleurs et il a déclaré qu’on lui demandait 1.000 dollars (918 euros) par mois pour un lit superposé dans un baraquement accueillant 30 à 40 autres travailleurs. Lorsque certains travailleurs ont tenté de partir, le patron leur a retiré leurs passeports illégalement. « Ils ne voulaient pas nous laisser partir ni aller nulle part », explique Mario.
Toutes les personnes interrogées dans le cadre du rapport du CDM ont été victimes de violations des lois fondamentales du travail, y compris en matière de salaire minimum et de pauses. Quatre-vingt-six pour cent ont déclaré que les entreprises ne souhaitaient pas embaucher de femmes ou qu’elles les payaient moins si elles devaient le faire. La moitié d’entre eux se plaignaient de conditions de logement inadéquates et un tiers affirmaient ne pas avoir reçu l’équipement de sécurité nécessaire. Quarante-trois pour cent n’ont pas reçu le salaire promis dans leur contrat.
« Les fraudes et les fausses déclarations concernant les salaires étaient monnaie courante », selon le CDM. Un travailleur rapporte avoir été payé 1,25 dollars (1,14 euros) de l’heure après versement de pots-de-vin. Un autre a touché 400 dollars (367 eyros) pour une semaine de sept jours, à raison de 11 heures de travail par jour. Le montant sous-payé sur la durée de son contrat s’élevait à 11.000 dollars (10.094 euros). Si l’on multiplie ce chiffre par la dizaine de travailleurs que compte en moyenne une équipe qui cueille des fruits ou récolte des légumes, on se fait une idée des profits illégaux réalisés par des employeurs qui ne semblent guère craindre les conséquences.
Ce sentiment d’impunité est compréhensible étant donné l’absence quasi totale de contrôles. En 2019, sur les 11.472 employeurs ayant recours au programme H-2A, le département du travail des États-Unis n’a engagé des poursuites que contre 431 (3,73 %) d’entre eux, dont 26 seulement (0,25 %) se sont vus interdire tout recrutement pendant trois ans, avec une amende moyenne de 109.098 dollars (100.114 euros).
Lorsqu’un travailleur du programme H-2A, Honesto Silva, s’est évanoui dans un champ de l’État de Washington il y a trois ans avant de décéder quelques jours plus tard, 70 de ses collègues ont refusé de retourner dans les champs. L’entreprise, Sarbanand Farms, les a licenciés et les a renvoyés du camp de travail. Étant donné que la réglementation du visa H-2A oblige les travailleurs à quitter le pays en cas de licenciement, celui-ci est en fait synonyme d’expulsion.
Le nouveau syndicat des travailleurs agricoles de l’État de Washington, Familias Unidas por la Justicia (Familles unies pour la justice), a soutenu cette manifestation et d’autres organisées par des travailleurs H-2A. En 2018 sur la ferme Crystal View et en 2019 sur la plantation de pommes King Fuji. Selon Edgar Franks, organisateur du syndicat Familias Unidas, la plupart des travailleurs qui ont participé aux actions de grève chez Crystal View et King Fuji ne travaillaient plus pour l’entreprise la saison suivante.
Des privilèges pour les producteurs, la COVID-19 pour les travailleurs
Depuis son élection, le président Trump n’a eu de cesse de tenter de rendre le programme H-2A plus accessible et plus rentable pour les propriétaires d’exploitations agricoles. Le gouvernement a éliminé une restriction afin de permettre aux producteurs de ne recruter que des travailleurs qui avaient été recrutés dans le passé. Il a ensuite suspendu un règlement interdisant aux producteurs de garder des travailleurs aux États-Unis au-delà de la cessation de leurs anciens contrats.
Une autre modification des règles a assoupli l’exigence imposée aux entreprises de publier d’abord les offres d’emploi auprès des résidents de la région avant de solliciter des travailleurs H-2A. Pour les employeurs, soucieux de maintenir les coûts de main-d’œuvre au plus bas, la promesse la plus importante était la réduction des salaires que les producteurs doivent verser aux travailleurs H-2A, appelé Adverse Effect Wage Rate. Fixé assez haut, théoriquement, pour ne pas nuire aux salaires en vigueur des ouvriers agricoles locaux, il leur impose en fait un plafond. Si les travailleurs locaux exigent des augmentations de salaire, les producteurs peuvent embaucher des travailleurs H-2A à leur place.
Les faibles salaires imposent une pression énorme sur tous les travailleurs agricoles pour les obliger à aller travailler, même pendant la crise du coronavirus. Les familles de travailleurs agricoles sont parmi les plus pauvres des États-Unis, avec un revenu annuel moyen compris entre 15.000 et 17.500 dollars, soit moins que le seuil de pauvreté officiel de 22.050 dollars (20.234 euros). Cette pression s’est accrue pendant la crise de la COVID-19 du fait que la moitié des 2,5 millions d’ouvriers agricoles du pays, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas de statut légal, ont été exclus de tous les programmes d’aide adoptés par le Congrès américain. Le quart de million de travailleurs H-2A actuellement aux États-Unis a également été exclu de lois adoptées afin de fournir un soutien économique.
La crise du coronavirus impose un risque supplémentaire en sus des inégalités. Comme tout un chacun, les travailleurs H-2A doivent tenter de maintenir la distanciation recommandée de 1,5 mètre entre individus au travail, dans les logements et dans les transports. Le CDM déclare toutefois que cela est « impossible dans les conditions que vivent généralement les travailleurs H-2A aux États-Unis ».
Aucun test n’est prévu pour eux lorsqu’ils entrent dans le pays ni pendant qu’ils travaillent aux États-Unis. Par ailleurs, les employeurs ne sont pas tenus de fournir une assurance maladie aux travailleurs H-2A. S’ils arrêtent de travailler parce qu’ils tombent malades, les conditions de leur visa les contraignent à quitter le pays. Une fois rentrés au Mexique, ils doivent alors se faire soigner, tandis que leurs familles et leurs communautés sont confrontées au danger de l’infection.
Pendant que le Congrès entamait des discussions concernant des plans de sauvetage et d’aide, les syndicats et les organisations communautaires ont toutefois commencé à rédiger des propositions et des demandes. Trente-six groupes ont signé une lettre rédigée par l’organisation Farmworker Justice de Washington DC, réclamant davantage de protections pour les travailleurs H-2A. Les recommandations concernaient notamment un logement sûr avec des installations de quarantaine, un transport sûr, des tests pour les travailleurs avant leur entrée aux États-Unis, des mesures de distanciation sociale au travail et un traitement payé pour ceux qui tombent malades. Dans l’État de Washington, Columbia Legal Services, conjointement avec United Farm Workers, Familias Unidas por la Justicia et le projet d’organisation des travailleurs agricoles Community2Community, a intenté une action en justice pour contraindre l’État à fixer des normes sanitaires pour les travailleurs H-2A.
Les modifications apportées au programme H-2A par l’administration ne reviendront cependant probablement pas au point où elles se trouvaient avant la pandémie. Par ailleurs, la réglementation H-2A était clairement inefficace pour protéger les travailleurs avant la crise. Il y a quatorze ans, les conditions des travailleurs H-2A étaient décrites dans un rapport du Southern Poverty Law Center, intitulé Close to Slavery (« Proche de l’esclavage »). L’avocate du CDM, Mary Bauer, auteure de ce rapport, a déclaré à Equal Times : « Je n’ai vu aucune amélioration significative en 30 ans. Les abus font partie intégrante d’une structure dans laquelle les travailleurs sont vulnérables et où il y a toujours une nouvelle réserve de travailleurs pour remplacer les anciens, les malades ou encore ceux qui se plaignent et protestent. Un programme qui ne donne pratiquement aucun pouvoir de négociation aux travailleurs crée la situation idéale de vulnérabilité dans le contexte de cette pandémie ».
Le rapport du CDM fait le même constat. « Le problème que pose la protection des travailleurs par la seule promulgation de règlements », souligne-t-il, « est que les règlements ne peuvent pas surmonter le profond déséquilibre de pouvoir entre employeur et travailleur dans le cadre du programme H-2A ». Cette affirmation aurait aisément pu décrire l’ancien programme « bracero ». Dans les années 1960, le mouvement des droits civiques chicanos a fait campagne non pas pour réglementer les programmes de travailleurs invités, mais bien pour les éliminer. Les activistes se sont battus pour un système d’immigration basé sur le regroupement familial. C’est un changement que le président Trump souhaite désormais inverser d’un simple tweet..
Cet article a été traduit de l’anglais.
David Bacon
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