Leur départ de la station de ski a été précipité. Ils n’ont eu que quelques heures pour s’organiser et partir en catastrophe. C’était le 16 mars dernier. Le jour du confinement total, ordonné par Emmanuel Macron. Adélaïde* et son compagnon étaient saisonniers, depuis novembre, dans une station des Alpes. Tous deux dans le secteur de la restauration. Leurs contrats respectifs devaient s’achever le 15 avril, mais l’activité a pris fin, brutalement, un mois plus tôt. « C’était la débandade !, se souvient Adélaïde. La station s’est vidée en très peu de temps. »
Au milieu du chaos, la question des contrats de travail a été abordée, à la va-vite. « Dans l’établissement où je travaillais, nous étions une centaine de salariés. L’employeur nous a tous réunis en nous expliquant qu’il n’y aurait pas de chômage partiel, détaille la trentenaire. Il nous a proposé une rupture conventionnelle. Selon lui, c’était plus avantageux. » La jeune femme a refusé. « Je n’ai plus beaucoup de droits au chômage. Perdre un mois en mettant fin à mon contrat n’était pas envisageable. Je suis partie sans signer quoi que ce soit. »
Pendant les quinze jours suivants, Adélaïde n’a eu aucune nouvelle de son employeur. Son salaire a fini par lui être versé. Elle a bien eu droit au chômage partiel. Et pourra en bénéficier jusqu’au 15 avril, comme annoncé par l’exécutif. Ce n’est pas le cas de son compagnon qui, à l’instar de la majorité de ses collègues, a accepté une rupture conventionnelle. Et perdu, au passage, de précieux droits au chômage.
Depuis le 1er novembre, il faut en effet avoir travaillé plus longtemps (six mois au lieu de quatre auparavant [1]) pour bénéficier d’allocations versées par Pôle emploi. Malgré la crise du Covid-19, la ministre du travail n’entend pas renoncer à ce durcissement des règles. Seul le second volet de la réforme (prévu initialement le 1er avril) a été reporté à septembre.
Pourtant, les effets des règles de novembre commencent à se faire sentir. Et risquent d’être décuplés par la crise. « Depuis le confinement, je reçois des appels de jeunes intérimaires désespérés. Ils n’ont plus de travail mais pas assez travaillé pour ouvrir des droits au chômage », déplore Sylvain Bourquin, dirigeant d’une petite société d’intérim (un réseau de trois agences) dans l’est de la France.
Depuis mi-mars, le secteur du travail temporaire subit une baisse historique et violente de son activité. Le syndicat Prism’emploi (qui regroupe plus de 600 entreprises adhérentes) évoque une baisse de 75 % entre le 16 et le 31 mars. Plus d’un demi-million d’intérimaires ont ainsi vu leur mission interrompue. « Alors que plus de 750 000 équivalents temps-pleins étaient comptabilisés avant le 15 mars, ce chiffre tombe à 199 000 pour la seconde moitié du mois », détaille Prism’emploi.
Les intérimaires, dont le contrat a été suspendu à cause de la crise sanitaire, sont éligibles au chômage partiel. À condition que l’entreprise qui les emploie en fasse la demande. Une circulaire, attendue la semaine prochaine, devrait assouplir davantage le dispositif. Le chômage partiel serait possible même quand l’entreprise cliente ne l’a pas mis en place. Les intérimaires seraient alors placés, rétroactivement, en chômage partiel. Jusqu’à la fin prévue de leur mission.
« C’est une bonne nouvelle pour ceux dont le contrat n’était pas terminé, reconnaît Sylvain Bourquin. Mais que deviennent tous les autres ? Ceux qui ont achevé une mission avant le confinement et qui n’ont plus de travail ? Et ceux qui avaient des missions très courtes ? » En moyenne, dans sa société, 85 % des intérimaires enchaînent des contrats d’une semaine. « Ils travaillent parfois depuis des années pour les mêmes clients. Mais uniquement via des contrats très courts. Le chômage partiel sera donc, pour eux, a minima. Ce n’est pas normal », regrette-t-il.
Seuls les CDI intérimaires pourront bénéficier du dispositif, pendant toute la durée de la crise. En février dernier, ils étaient plus de 87 000 en France, selon les chiffres communiqués par Prism’emploi. Mais dans les petites structures, ils sont peu nombreux. « J’en ai seulement trois sur environ 140 intérimaires », détaille Sylvain Bourquin. D’après lui, des entreprises ont demandé aux agences d’intérim de faire un geste pour les travailleurs précaires. « On m’a demandé de produire des contrats antidatés pour permettre aux intérimaires de bénéficier du chômage partiel, dit-il. Mais je ne peux pas faire ça ! Nous sommes très contrôlés. »
À l’inverse, certaines sociétés d’intérim peu scrupuleuses ont tout bonnement rompu les contrats. En forçant la main des intérimaires et en leur fermant la porte au chômage partiel. C’est ce qui est arrivé à Annie*, 27 ans. Depuis septembre, elle assure régulièrement des animations dans des centres commerciaux. Elle signe chaque mois un nouveau contrat avec une agence d’intérim. Mi-mars, elle a reçu une rupture anticipée de son CDD.
Le document stipule que la rupture est décidée « d’un commun accord entre les parties ». Sauf qu’Annie n’a jamais donné son accord. Mais elle n’a pas osé contester. « J’ai eu peur de poser des questions. Si je fais des vagues, ils ne m’appelleront plus jamais pour travailler, souffle la jeune femme. En temps normal, je suis déjà une travailleuse de seconde zone, comment voulez-vous que je fasse valoir mes droits ? » Annie perd une source de revenus non négligeable. « Grâce à ces animations, je gagnais entre 170 euros et 250 euros. Ça me permettait de ne pas commencer le mois à découvert. En parallèle, j’ai une autre activité à temps partiel en télétravail, rémunérée 400 euros. L’intérim était indispensable pour moi. Pour me maintenir un minimum à flot. Je n’ai droit à rien d’autre. Je n’ai pas assez travaillé pour les allocations chômage. Pas assez non plus pour la prime d’activité. »
Interrogé sur ces méthodes, Prism’emploi dit recommander à ses adhérents de « maintenir le lien contractuel avec les salariés intérimaires ». Et formule ce rappel (déjà évoqué ici par Mediapart) : « Sur un plan juridique, le Coronavirus ne peut pas être considéré comme un cas de force majeure autorisant la rupture des contrats. »
Cette crise sanitaire inédite risque de plonger bon nombre de précaires dans un gouffre abyssal. Les saisonniers, qui n’ont pas rechargé leurs droits au chômage cet hiver, voient la période des vacances de Pâques leur échapper. La saison estivale est incertaine. Le téléphone des intérimaires ne sonne plus.
Des secteurs continuent de recruter en urgence pour ramasser les récoltes, travailler dans les secteurs de la santé ou du transport. « Mais encore faut-il avoir les compétences !, réagit Sylvain Bourquin. Comment voulez-vous que je les place, mes intérimaires ? Pour travailler dans le médical, il faut les former ! Et des maraîchers, on n’en a pas ici ! » Et d’ajouter : « Il ne faut pas non plus négliger la peur d’aller travailler. Vous connaissez la situation, chez moi, dans le Grand Est. Les pouvoirs publics nous disent : “Ne sortez pas, mais allez travailler, on a besoin de vous !” C’est incompréhensible. »
« L’État vous protège », a tweeté à treize reprises Emmanuel Macron le 1er avril [2], énumérant les mesures d’urgence prises par le pouvoir. Mais l’État ne protégera pas tout le monde. Et s’obstine à maintenir sa réforme d’assurance-chômage. Alors même que la crise aggrave ses effets.
Cécile Hautefeuille
Travail sous épidémie : « Pour les intérimaires, les fractures sont béantes »
Les intérimaires sont nombreux à être encore au travail, parfois pour remplacer des salariés rentrés chez eux, notamment dans les plateformes logistiques. Laëtitia Gomez, à la CGT, s’inquiète des nombreux abus qui commencent à émerger.
Les intérimaires sont également en première ligne, dans une économie certes ralentie par le Covid-19, mais dont certains secteurs gourmands en main-d’œuvre tournent à plein régime, comme les plateformes logistiques. En France, il a près de 3 millions d’intérimaires, qui enchaînent les contrats, le plus souvent de moins d’un mois. Pour cette population déjà fragilisée (les femmes, en particulier, 30 % du bataillon, travaillent en moyenne moins de 400 heures par an), l’épidémie est un tourment supplémentaire. Entretien avec Laëtitia Gomez, secrétaire générale du syndicat CGT Intérim.
Mathilde Goanec : Quels sont, d’après vos remontées du terrain, les points chauds, pour les intérimaires ?
Laëtitia Gomez : Pour l’heure, le plus problématique, ce sont les sites Amazon, où les entreprises de travail temporaire refusent les demandes de droit de retrait, qu’ils estiment non valables [lire notre enquête sur les conditions de sécurité sanitaire chez Amazon]. Les salariés sont obligés d’aller travailler sur des sites où il y a pourtant des suspicions de Covid-19. Comme à Amiens, dans la Somme, ou Lauwin-Planque dans le Nord, avec une crainte pour une salariée intérimaire justement. Notre incompréhension, c’est que les salariés permanents de chez Amazon exercent eux leur droit de retrait, ou peuvent prendre le congé de 14 jours pour garde d’enfants, posent des congés… Mais concernant les intérimaires, l’entreprise ne veut rien faire.
Et en même temps, le gouvernement n’a-t-il pas laissé entendre qu’il fallait que les plateformes logistiques poursuivent leur activité ?
Tout à fait. Or, ce gouvernement doit se positionner différemment à ce sujet ! Je ne suis pas persuadée qu’Amazon, ou même aussi Novares et Constellium, deux entreprises de plasturgie, soient essentiels à notre économie en temps de crise sanitaire ! Donc, soit le gouvernement fait une liste claire, soit tout le monde peut continuer à travailler mais en prenant les protections nécessaires pour chacun. Mais là, les fractures sont béantes. On renvoie les permanents chez eux et, à la place, des intérimaires viennent travailler.
De quelles protections bénéficient-ils ? Les consignes sanitaires, dont parle également le gouvernement, sont-elles appliquées les concernant ?
Il n’y a pas de masques, pas de gants, aucune mesure de distanciation, dans des entrepôts où les salariés travaillent à 300, 400 personnes ! Le pompon, c’est que le matériel ne soit pas nettoyé entre deux passages d’équipes. Ce n’est pas la peine de confiner tout le monde avec attestation si on laisse faire cela. Nous le répétons : est-il indispensable que ces entreprises poursuivent leur activité dans ces conditions ?
Il y a ceux qui travaillent et ceux qui perdent leur travail. Vous dénoncez aussi des ruptures de contrat de travail pour les intérimaires en raison de la crise sanitaire.
Un intérimaire a les mêmes droits qu’un salarié, en théorie. Donc non, le « cas de force majeure », utilisé ces derniers jours pour rompre les contrats avant terme pour cause de défaut d’activité, ce n’est pas possible, nous le redisons avec force. Un contrat conclu pour six mois le 1er février, épidémie ou pas, doit être payé jusqu’en août. Après, les employeurs jouent aussi avec le code du travail, pour mettre fin aux contrats. Dans un contrat intérimaire d’une semaine par exemple, les deux premiers jours sont de la période d’essai, mercredi est un jour obligatoirement payé mais les deux derniers jours du contrat sont considérés comme relevant de « la souplesse négative ». Cela veut dire que les entreprises peuvent rompre le contrat sans pénalités. Cela dit, ce n’est pas nouveau. L’intérimaire est celui que l’on prend quand on en a besoin, et que l’on remercie brutalement si besoin. Sauf que l’essence même de ce principe déjà bancal est dévoyée puisque, dans certaines plateformes logistiques ou industries, on a 40 à 50 % d’intérimaires toute l’année.
On peut se dire que l’intérimaire pourrait néanmoins, dans la période, bénéficier d’indemnités Pôle emploi si son contrat est rompu, et éviter ainsi des conditions de travail dangereuses pour sa santé, non ?
Sauf que depuis le 1er novembre, les règles d’entrée à Pôle emploi sont défavorables au travail discontinu [pour mémoire, lire cet article de Dan Israel – ndlr [3]]. Nous l’avions dénoncé, nous voyons les résultats aujourd’hui. Au-delà de Pôle emploi, les patrons de l’intérim ont touché des millions en crédit d’impôts grâce au CICE [4], c’est à eux de mettre la main à la poche désormais, et ils ont des réserves. Donc s’il y a du chômage partiel, qu’il s’applique aussi aux intérimaires, et nous demandons le maintien du salaire des intérimaires à 100 % pendant la durée de la crise. Ils doivent aussi pouvoir bénéficier des mesures d’arrêt de travail pour cause de garde d’enfants. Nous avons fait remonter au syndicat patronal Prisme emploi et à Muriel Pénicaud ces demandes. Elles sont sans réponses jusqu’ici.
• MEDIAPART. 21 mars 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/210320/travail-sous-epidemie-pour-les-interimaires-les-fractures-sont-beantes
Les articles de Mathilde Goanec sur Mediapart :
https://www.mediapart.fr/biographie/mathilde-goanec