Pour le sinologue Jean-Philippe Béja, l’interdiction des célébrations du massacre de Tiananmen, dans le sillage de la loi sur la sécurité nationale, est une nouvelle menace pour l’autonomie hongkongaise.
Soumis à des pressions et à une offensive législative chinoise, Hongkong est privé aujourd’hui de sa veillée en hommage au massacre de Tiananmen en 1989, officiellement à cause du Covid-19.
Cette décision est un nouveau signe de l’étouffement des libertés publiques après le vote de la loi sur la sécurité nationale qui vise le camp pro-démocrate. Comme le souligne le sinologue Jean-Philippe Béja, directeur de recherche émérite au CNRS (Ceri), l’autonomie du territoire s’apparente de plus en plus à une « peau de chagrin ».
Arnaud Vaulerin : Depuis trente ans, Hongkong organise une veillée en mémoire des massacres de Tiananmen le 4 juin. Cette année, elle est interdite.
Jean-Philippe Béja : C’est énorme et presque aussi important que le vote de la loi sur la sécurité nationale.
Lors de l’instauration de la loi martiale en Chine, le 20 mai 1989, 500 000 personnes étaient manifesté dans les rues de Hongkong et plus d’un million sont redescendues dans les rues après le massacre du 4 juin. L’un des slogans alors était : « Le présent de Pékin est l’avenir de Hongkong. »
La répression du mouvement de Tiananmen a été vécue comme une menace au moment où était négociée la Loi fondamentale (adoptée en avril 1990). Il s’agissait de la première manifestation de masse des Hongkongais qui s’identifiaient aux valeurs de la liberté et de la démocratie.
La célébration du 4 juin au parc Victoria, organisée par l’Alliance en soutien au mouvement pour la démocratie en Chine, est donc devenue l’un des symboles de l’identité politique hongkongaise.
C’est la première fois qu’elle est interdite.
Même en 1997, année de la rétrocession par le Royaume-Uni de Hongkong à la Chine, la veillée n’avait pas été interdite. Cette interdiction intervient dans le sillage de la loi sur la sécurité nationale, après l’arrestation, en avril, des quinze leaders du mouvement démocratique. On peut raisonnablement s’inquiéter.
Le militant du parti Demosistō, Joshua Wong, a dit que la loi sur la sécurité nationale était « le début de la fin » de Hongkong.
On l’a dit souvent, mais, cette fois, il est vrai que ce texte est une violation flagrante de la Loi fondamentale, pourtant adoptée par le Parlement chinois, et de la Déclaration conjointe entre le Royaume-Uni et la Chine de 1984.
Il est prévu dans la Loi fondamentale que les lois de la République populaire ne s’appliquent pas à Hongkong sauf pour la Défense et des Affaires étrangères.
– Or nous ne sommes pas dans ce cas de figure.
– D’autre part, cette nouvelle loi sera proclamée sans passer par le Legco [conseil législatif de Hongkong, ndlr].
– Par ailleurs, la Loi fondamentale dispose déjà d’un article (l’article 23) pour lutter contre la sédition, or il n’a jamais été voté. Il y a eu une tentative en 2003 et cela a abouti à des manifestations et à la démission du chef de l’exécutif.
La Loi fondamentale et la Déclaration conjointe stipulent que les Hongkongais gouvernent avec un « haut degré d’autonomie », selon le principe « un pays, deux systèmes ». Il était écrit que les policiers chinois ne pouvaient pas intervenir à Hongkong.
Cette fois, au contraire, la nouvelle loi précise que les agences de mise en œuvre de la sécurité pourront s’y installer. Cela veut dire très clairement que le ministère de la Sécurité publique et celui de la Sécurité d’Etat s’établiront à Hongkong.
Comment expliquez-vous cette accélération des autorités chinoises ?
Il y a plusieurs raisons.
– D’abord, les relations avec les Etats-Unis sont extrêmement tendues, alors Pékin tente d’en profiter.
– Ensuite, il y a la pandémie du coronavirus sur laquelle le monde reste largement centré et qui a révélé des faiblesses chinoises.
– Enfin, Pékin ne fait pas confiance à ses partisans à Hongkong, et en particulier à Carrie Lam, la cheffe de l’exécutif hongkongais.
Alors qu’ils ont la majorité au Legco, les Chinois pensent qu’ils ne parviendront pas à faire voter l’article 23 parce que cela créerait trop de troubles. J’ajoute que le régime de Pékin voit arriver avec inquiétude les commémorations des manifestations de l’année dernière et il craint une reprise de la mobilisation. Il faut donc vite les empêcher.
Enfin, il y a les législatives du 6 septembre qui risquent de tourner au désastre pour les forces pro-Pékin. Alors cette loi pourra empêcher encore plus les forces démocrates de se présenter.
Comment expliquer le passage d’un climat apaisé de négociation sur la rétrocession, dans les années 80, à une situation polarisée et violente ces dernières années ?
– La première chose, c’est évidemment le massacre de Tiananmen qui a mis un terme à la réforme politique en Chine, à un espoir de changement. Au moment des négociations, on discutait d’une ouverture, y compris d’une démocratisation. Beaucoup de gens y croyaient.
– Et puis après, il y a eu l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012 avec l’affirmation du caractère néototalitaire du régime.
Hongkong, qui a souvent été une base de subversion, dès la fin du XIXe siècle, apparaît comme un danger. Le territoire a toujours été un espace de réflexion sur l’avenir de la Chine. C’était l’un des rares endroits du monde chinois où l’on avait une liberté totale de publication. Les autorités chinoises n’ont donc pas hésité à intervenir de plus en plus fort et directement. En 2014, les Hongkongais se sont mobilisés car les autorités de Pékin ont refusé de tenir la promesse d’organiser l’élection au suffrage universel du chef de l’exécutif. Les enlèvements des bibliothécaires en 2015 ont été un signe d’une mainmise de Pékin.
Les Chinois sont prêts à sacrifier les avantages économiques que leur apporte Hongkong sur l’autel de la sécurité nationale, du pouvoir du parti. En somme, cette loi est un peu la fin de Hongkong. L’autonomie n’est vraiment plus qu’une peau de chagrin.
Les Chinois ont dès 1949 voulu conquérir Hongkong.
En 1949, on s’attendait à ce que Mao franchisse la rivière Shenzhen [qui délimite la Chine continentale de la région administrative spéciale, ndlr], mais il a préféré garder Hongkong comme une fenêtre ouverte sur le reste du monde.
Après, Deng Xiaoping [numéro 1 chinois de 1978 à 1992, ndlr] a bien vu l’intérêt que pouvait présenter le territoire pour attirer les investissements.
Jamais les dirigeants n’avaient remis en cause, à ce point-là, la formule « un pays, deux systèmes ». Les Hongkongais sont définitivement hostiles au Parti communiste chinois.
L’autonomie, le suffrage universel… Les autorités chinoises n’hésitent pas à renier des engagements, des principes.
C’est un système de plus en plus orwellien qui assure respecter les lois. Mais le Parti communiste chinois fait ce qu’il veut avec les lois. C’est lui qui les a écrites. Il peut aussi bien les changer et les violer. Chez Xi Jinping, la loi sert tant qu’elle permet de réprimer.
Les autorités chinoises sont-elles vraiment prêtes à sacrifier le statut international de la place financière de Hongkong ?
Jusqu’au vote de cette nouvelle loi, j’étais convaincu du contraire même si j’ai toujours su que pour elles, la politique est plus importante que l’économie. J’avais sous-estimé le sens de la menace, de la crise pour ce régime.
Xi Jinping pense que l’on peut sacrifier les intérêts économiques et financiers pour la sécurité nationale et le renforcement du pouvoir du parti. Mais est-ce que tout le monde à l’intérieur du parti partage ce point de vue ?
En dehors des positions cyniques et tactiques de l’administration Trump, quels sont les soutiens de Hongkong ?
Les Britanniques ont, eux, pris position. Mais le scandale, c’est le grand silence européen. Que Trump dise et fasse des choses pour sa campagne électorale, c’est une chose.
Mais tout le monde est engagé dans cette histoire. La déclaration conjointe de 1984 est déposée à l’ONU. La France est membre du Conseil de sécurité. C’est le silence total en Europe parce que l’on ne veut pas se mettre mal avec la Chine. Il ne s’agit pas de chausser les patins de Trump. La question n’est pas là. Si l’on ne défend pas le statut de Hongkong, cela signifie que l’on accepte que la Chine puisse violer les engagements qu’elle a pris.
Taiwan et la présidente Tsai Ing-wen ont pris des positions claires ces derniers jours.
Elle a changé de position. Jusqu’à présent, elle était très prudente car elle craignait le déferlement de réfugiés. Désormais, les autorités ont compris le sens de la crise et de la solidarité avec la population de Hongkong qui se bat pour les mêmes valeurs qu’elles.
C’est une position risquée.
C’est risqué. Mais les Taïwanais estiment que les Chinois ne sont pas dans le délire d’une intervention militaire. Ont-ils réellement les moyens militaires d’envahir Taïwan ?
La présidente Tsai Ing-wen doit faire le calcul que ces événements, cette tension, ne peuvent pas durer éternellement. Les positions ultraradicales de Xi Jinping ont suscité des réactions mitigées en Chine, notamment dans certaines sphères du pouvoir. La Chine n’est pas un bloc de marbre.