Khamis Makaranga n’avait nullement l’intention de provoquer un incident diplomatique. Il voulait simplement livrer son chargement de tomates. Habitué à faire la liaison entre Dar Es-Salaam et Nairobi, Makaranga transportait des tomates produites dans la région d’Iringa, dans le centre de la Tanzanie, et destinées à un marché de la capitale kényane. Elles ne sont jamais arrivées à bon port.
Un jour, alors qu’il s’approche du poste-frontière de Namanga, Makaranga voit des centaines de camions attendant l’autorisation d’entrer au Kenya. En raison des nouvelles restrictions liées au Covid-19, le passage de la frontière prend encore plus de temps qu’à l’accoutumée. Chaque conducteur franchissant la frontière doit d’abord être testé par les autorités kényanes – une obligation qui allonge leur voyage de plusieurs jours.
Makaranga se plie à la règle et laisse un agent kényan lui enfoncer un écouvillon dans la gorge. Lorsque le résultat arrive, il est positif. “Je n’étais pas d’accord avec le diagnostic des médecins kényans”, explique-t-il au Mail & Guardian, soulignant qu’il ne souffrait d’aucun symptôme. Au total, 19 routiers tanzaniens sont testés positifs au Covid-19 et se voient refuser l’entrée sur le territoire kényan.
Ils déposent alors plainte auprès du représentant régional d’Arusha, Mrisho Gambo, qui organise le 20 mai une conférence de presse explosive. Ce dernier affirme que les conducteurs ont été testés par un laboratoire tanzanien et que tous leurs résultats sont négatifs. Il accuse alors le Kenya de délibérément falsifier les résultats des tests pour saboter le secteur touristique en Tanzanie.
Furieuses, les autorités kényanes répliquent quelques heures plus tard en fermant leur frontière avec la Tanzanie – laquelle s’empresse de brandir la menace réciproque. Il faudra l’intervention personnelle des présidents kényan et tanzanien, Uhuru Kenyatta et John Magufuli, pour apaiser les tensions entre les deux pays. Il est néanmoins trop tard pour les tomates de Makaranga, qui ont moisi dans son camion.
La plupart des pays ont fermé leurs frontières afin de limiter la propagation du coronavirus. Mais les camions et les chauffeurs routiers sont un cas particulier : ils doivent impérativement franchir les frontières pour acheminer des produits essentiels, tels que des denrées alimentaires, du pétrole ou des désinfectants. Sans eux, les rayons des supermarchés seraient vides, de même qu’une bonne partie des étals des marchés.
C’est particulièrement vrai pour les pays d’Afrique de l’Est n’ayant pas accès à la mer. Les marchandises arrivent en effet par les ports de Dar Es-Salaam ou Mombasa d’où une armée de camions les dissémine en s’éparpillant sur plus de 5 000 kilomètres de routes reliant la Tanzanie et le Kenya au Burundi, à la République démocratique du Congo, à l’Éthiopie, au Rwanda, au Soudan du Sud, à l’Ouganda et à la Zambie.
Les chauffeurs routiers n’ont déjà pas la vie facile en temps normal, ainsi que le confie Anthony Wasilwa, depuis un parking de routiers à Kampala. Les heures de travail sont longues et les difficultés ne manquent pas. Ce chauffeur kényan passe l’essentiel du mois loin de sa femme et de ses cinq enfants.
D’ordinaire, il va de Mombasa, au Kenya, à Kampala, en Ouganda, en passant par Nairobi, Nakuru, Eldoret, Busitema, Musowa, Bugiri, Iganga, Jinja et Mukono. Les embouteillages sont une plaie constante, de même que les brigands, qui volent les cargaisons ou le carburant si les chauffeurs ne sont pas vigilants.
Wasilwa veille autant que possible à faire étape la nuit dans les parcs routiers gérés par les autorités plutôt que dans des aires improvisées où les drogues et la prostitution sont monnaie courante.
“Il y a beaucoup de vieux routiers, et même des jeunes, qui sont assez dégoûtants, et les aires de repos sentent parfois l’urine et les drogues.”
“Les gens vous montrent du doigt”
Aujourd’hui, le Covid-19 complique encore un peu plus la situation. Au lieu de trois ou quatre heures auparavant, il faut désormais trois ou quatre jours pour arriver en Ouganda en passant par le poste-frontière de Malaba. Le trajet de Mombasa à Kampala prend désormais douze jours au lieu de sept.
Wasilwa craint que, pendant cette période d’attente, les conducteurs de camion ne contribuent à propager le virus dans les communautés, ainsi qu’entre confrères. Il a lui-même pris des mesures protectrices. Il a installé une bouteille de gaz de 5 kilos et une plaque chauffante dans l’habitacle de son camion pour pouvoir se faire la cuisine, et il s’est constitué un petit stock de provisions. À côté de lui, il dispose d’un jerricane de désinfectant et il porte un masque et des gants quand il est en contact avec d’autres personnes.
“Je suis la seule source de revenus pour ma famille, donc je dois éviter les contacts avec les autres chauffeurs”, explique-t-il. Les trajets sont longs et solitaires, quand ils ne sont pas dangereux.
“Vous ne pouvez pas vous arrêter n’importe où. Les gens vous montrent du doigt et menacent de vous lancer des pierres parce qu’ils ont peur d’attraper le Covid-19.”
Il est indéniable que le virus peut circuler sur les mêmes réseaux routiers qui servent à acheminer les marchandises. Cela s’est déjà vérifié avec le VIH : les grands axes routiers ont été identifiés comme d’importants vecteurs d’infection.
“Peur pour nos vies”
Le mois dernier, l’Ouganda a déclaré que la moitié des nouveaux cas de contamination au Covid-19 dans le pays étaient liés à des chauffeurs routiers. Dans un discours à la nation, le président Yoweri Museveni a pourtant insisté sur le rôle essentiel de ces chauffeurs pour l’économie du pays, appelant la population à ne pas les harceler.
“Je demande à tous les Ougandais de ravaler leur colère et de faire preuve d’amagezi [‘sagesse’], a-t-il déclaré. L’arrêt de la circulation des camions serait suicidaire. Si les marchandises ne circulent pas, comment seront distribués notre café, notre coton, le thé, le lait, le ciment de nos usines et la nourriture ?”
Cela n’empêche pourtant pas les routiers d’être l’objet d’une hostilité grandissante dans les villes qu’ils traversent. Nombre d’entre eux, comme Wasilwa, préfèrent désormais rester dans leur camion.
“Nous ne pouvons pas socialiser ou avoir des contacts avec les communautés locales parce que les gens ont peur de nous, explique Isaac Lumago, un chauffeur faisant la liaison Mombasa-Juba. Nous avons aussi peur pour nos vies.”
Lumago et plusieurs autres routiers interviewés par le Mail & Guardian à Juba, dans le Soudan du Sud, disent avoir peur de contracter le virus – si cela arrivait, ils ne sont pas certains de recevoir les soins dont ils auraient besoin. Le Soudan du Sud ne propose aucune aide aux routiers testés positifs qui doivent s’auto-confiner.
Barrages illégaux et accidents
Le travail en lui-même est devenu plus dangereux. Les turn boys – ces seconds chauffeurs qui relaient les conducteurs sur les longs trajets – se voient refuser l’entrée à la frontière du Soudan du Sud avec l’Ouganda. Avec un conducteur unique et épuisé, le risque d’accident augmente fortement.
Sans compter les autres dangers de la route. Rien qu’entre la frontière ougandaise et Juba – soit un tronçon de seulement 200 kilomètres – on dénombre pas moins de dix points de contrôle illégaux, généralement gardés par des soldats – ou des brigands déguisés en soldats – réclamant d’énormes pots-de-vin. “Soit ils vous tabassent soit ils vous prennent l’argent que vous a donné votre patron pour tout le voyage… Vous pouvez aussi perdre votre place si votre chef pense que vous avez volé l’argent”, résume Simon Jamus.
Jamus et ses confrères ne comptent pas sur une prochaine amélioration de la situation. Amule Mustafa, un autre conducteur basé à Juba, déclare :
“Les chauffeurs routiers ne devraient pas être accusés de propager la maladie. Nous aussi, nous contractons la maladie sans le vouloir, comme tout le monde. Et nous avons peur.”
Simon Mkina
Godfrey Kimono
David Mono Danga
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