La plupart de ces documents auxquels les chercheurs ne peuvent actuellement avoir accès étaient librement communiqués jusqu’ici, souvent depuis des années, après l’expiration des délais de communication légaux, ou bien par dérogation.
Cette situation est le fruit d’une décision prise à la fin de l’année 2019 par le Secrétariat général de la Défense et de la sécurité nationale (SGDSN) [1], rattaché aux services du Premier ministre : celle d’appliquer de façon différente de ce qui avait été le cas auparavant une instruction interministérielle, texte non législatif du 30 novembre 2011, émise huit ans auparavant vers la fin de la présidence de Nicolas Sarkozy, au nom de la protection du « secret défense ».
En application de cette « IGI 1300 », les archivistes sont désormais tenus de mettre sous pli fermé ces papiers tamponnés, ainsi déclarés « classifiés », quel qu’en soit le contenu et la date. Et, si des chercheurs souhaitent les consulter, ils doivent s’adresser aux institutions qui les ont versées, le ministère de la Défense le plus souvent, pour obtenir, page par page, leur « déclassification ». Comme rien n’indique sur les cartons d’archives qu’ils contiennent de telles pièces, tous devront être passés en revue par les archivistes, qui devront examiner, au total, des centaines de milliers de pages, des dizaines de kilomètres linéaires d’archives. En l’absence de personnel suffisant, le centre le plus concerné, le SHD à Vincennes, a annoncé à ses usagers de sérieuses restrictions à la consultation. Pour des documents qui étaient pourtant, pour la plupart, ouverts aux chercheurs il y a encore quelques semaines, et souvent depuis des années.
L’absurdité de cette mesure saute aux yeux. Elle est sans doute inspirée par l’obsession sécuritaire actuelle et par la crainte d’un débat en cours sur l’enjeu démocratique que représente pour les citoyens le droit à connaître la page coloniale de notre histoire. Une journée d’études a été organisée le 20 septembre 2019, sous l’égide de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), dans la salle Victor Hugo de l’Assemblée nationale, soutenue par les grandes organisations françaises pour la défense des droits de l’homme et contre la torture, et par l’Association des archivistes français, dont les films vidéo ont été publiés par Mediapart [2] et les Actes ont été publiés par la Revue des droits de l’homme du CREDOF.
De nombreux travaux de recherche historique, projetés ou entamés, sont stoppés net. Quant à ceux qui ont pu profiter antérieurement de la libre communication ou de dérogations, leurs auteurs pourraient en théorie se voir reprocher d’avoir divulgué des secrets d’Etat, voire même être poursuivis pour « délit de compromission » et encourir de lourdes peines. La plupart de ces documents déclarés inaccessibles ne contiennent rien qui touche de près ou de loin, en 2020, au secret de la défense nationale, même dans son acception la plus large. « Les plans du débarquement en Normandie seront-ils dévoilés ? », ironise fort justement une tribune d’historien.ne.s. Les protestations se multiplient : des historiens des Etats-Unis ont écrit à Emmanuel Macron [3], des tribunes ont été publiées le 13 février dans Le Monde par des historiens français et étrangers, [4] une pétition va être ouverte aux signatures.
Cette mesure de restriction de l’accès aux archives publiques est sans précédent et constitue une régression dans l’évolution récente des politiques de l’Etat en la matière. Cette simple mesure administrative semble en contradiction avec la législation en vigueur, la loi sur les archives de 2008 et le code du patrimoine. Elle intervient après une ouverture par dérogation générale des archives de la Seconde Guerre mondiale, publié le 24 décembre 2015, par François Hollande, comme l’explique l’historien Gilles Morin qui en avait été à l’origine [5]. Et après plusieurs déclarations d’intention de transparence et d’ouverture de celles de la guerre d’Algérie, notamment sur l’assassinat de Maurice Audin par les militaires français qui le détenaient et sur les autres disparus de la guerre d’Algérie, par le président de la République, Emmanuel Macron, le 13 septembre 2018 [6]. S’agit-il d’un tournant politique en la matière ? Par qui et pourquoi a-t-il été opéré ?
Il nous apparaît que les principaux évènements concernés dépassent la Seconde Guerre mondiale et sont ceux des guerres d’Indochine et d’Algérie, ainsi que les répressions coloniales à Madagascar et au Cameroun. Les archives relatives aux opérations de l’armée française durant ces guerres et répressions coloniales sont constellées de mentions « secret ». Ce souci de discrétion, particulièrement lorsqu’il s’est agi de dissimuler des exactions, serait-il encore d’actualité en 2020 ? Faut-il accorder une importance durable au moindre tampon « secret », même si, dans certains cas, il a été apposé par les chefs de tortionnaires pour dissimuler leurs pratiques. Poursuivra-t-on le président Hollande parce qu’il a remis à Josette Audin des documents « classifiés » relatifs au sort de Maurice Audin et a démenti le mensonge proféré pendant des décennies par l’armée et les institutions françaises sur sa prétendue « évasion » ? Le président Emmanuel Macron a déclaré en septembre 2018 qu’Audin avait été assassiné par les militaires français qui le détenaient et qu’un système a été alors installé qui autorisait la multiplication de tels actes. Pourrait-on interdire aux historiens de faire, sur ces faits, leurs recherches dans les archives ?
Les archives déclarées « classifiées » ne sont désormais plus communicables, cette rétention entrave considérablement et pour un temps indéfini la recherche de la vérité. Et on peut craindre qu’au prétexte d’une conception extensive du « secret défense », certaines d’entre-elles, qui ne seraient pas « déclassifiées », deviennent incommunicables.
Or la consultation des archives a été considérée par la Révolution française comme un droit appartenant à tous les citoyens, déclarés égaux dans l’accès aux services publics. Le secret de la défense nationale ou les intérêts fondamentaux de l’Etat n’effacent pas pour autant les droits de l’homme et de tout citoyen.
Il faut que la France assume une ouverture très large, voire complète, de ses archives de la guerre d’Algérie, cinquante-huit ans après la fin de cette guerre. Le président Hollande, le 19 mars 2016, avait envisagé une ouverture totale. Dans son texte qui n’apparaît plus aujourd’hui sur le site de l’Élysée, on lisait notamment : « Depuis 2008, nos archives sur cette période sont pour l’essentiel ouvertes mais ici, je le dis, elles devront l’être entièrement, ouvertes et mises à la disposition de tous les citoyens. »
Et il ne s’agit pas seulement d’un enjeu concernant la connaissance historique d’une période de l’histoire contemporaine de la France, c’est aussi un enjeu civique. Car la question n’est pas sans lien avec le fait qu’aujourd’hui en France existent des forces politiques qui se sont nourries des silences et des dénis d’histoire relatifs à la période coloniale. Le libre accès aux archives est aussi une des conditions pour que ce pays puisse espérer enfin mettre fin à leur ascension, qui est malheureusement prévisible si un tel travail archivistique, historique et mémoriel n’est pas entrepris.
Gilles Manceron et Fabrice Riceputi
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