Le 6 mai, le temps d’un instant fugace pendant le “point coronavirus” quotidien du gouverneur de New York, Andrew Cuomo, les mines sinistres qui peuplent nos écrans depuis des semaines ont laissé place à ce qui ressemblait à un sourire. “On est prêts, on est au taquet, a-t-il proclamé. On est des New-Yorkais, on est des battants, on en veut… On se rend compte que le changement est non seulement imminent, mais qu’il peut être positif si l’on s’y prend bien.”
La source de ces ondes inhabituellement positives était une apparition par vidéo interposée de l’ancien directeur général de Google, Eric Schmidt, qui se joignait au point presse du gouverneur pour annoncer qu’il venait de recevoir pour mission de prendre la direction d’un groupe d’experts chargé d’inventer l’avenir post-Covid dans l’État de New York [l’épicentre de l’épidémie de Covid-19 aux États-Unis], en mettant l’accent sur l’intégration systématique de la technologie dans tous les domaines de la vie locale.
“La priorité, a déclaré Eric Schmidt, c’est la télémédecine, l’enseignement à distance et le très haut débit… Il faut chercher des solutions qu’on puisse proposer dès maintenant, les mettre en œuvre dans les meilleurs délais et se servir de cette technologie pour améliorer la situation.” Pour ceux qui avaient encore des doutes sur les intentions de l’ancien patron de Google, on pouvait apercevoir derrière lui deux ailes d’ange dorées dans un cadre.
La veille, Andrew Cuomo avait annoncé un partenariat de même nature avec la Fondation Bill et Melinda Gates, visant à faire émerger un “système éducatif connecté”. Andrew Cuomo expliquait que la pandémie avait ouvert “une fenêtre historique pour l’intégration et la promotion des idées [de Bill Gates], le qualifiant de “visionnaire”. “Tous ces bâtiments, toutes ces salles de classe, à quoi ça sert avec toute la technologie qu’on a à notre disposition ?” demandait-il. Une question apparemment rhétorique.
Expérimentation grandeur nature
Cela a pris un peu de temps, mais quelque chose qui ressemble à une “stratégie du choc” version pandémie commence à prendre forme [selon la “stratégie du choc” théorisée par Naomi Klein, les tenants du capitalisme profitent des grandes catastrophes pour faire passer des réformes ultralibérales]. Appelons ça le “New Deal numérique” [sur le modèle du New Deal, la politique interventionniste du président Roosevelt lancée en 1933 après la crise de 1929, et du “New Deal écologique”, défendu par une partie des démocrates américains]. Bien plus technologique que tout ce qu’on a pu voir après les catastrophes précédentes, le modèle vers lequel nous nous dirigeons au pas de charge, tandis que l’hécatombe se poursuit, considère ces quelques mois d’isolement physique non comme un mal pour un bien (sauver des vies), mais comme une expérimentation grandeur nature permettant d’envisager un avenir sans contact pérenne et très lucratif.
Anuja Sonalker, directrice générale de Steer Tech, une entreprise du Maryland qui conçoit des logiciels de stationnement automatique, résumait récemment le nouvel argumentaire revu et corrigé à la sauce Covid-19 :
“On constate un net engouement pour les technologies sans contact qui ne passent pas par l’humain. L’humain représente un risque biologique. Pas la machine.”
C’est un avenir dans lequel nos logements ne seront plus jamais des espaces totalement privés mais feront également office, grâce au tout-numérique, d’établissement scolaire, de cabinet médical, de salle de sport et, si l’État le décrète, de prison. Évidemment, pour beaucoup d’entre nous, le domicile était déjà le prolongement du bureau et notre premier lieu de divertissement avant même la pandémie, et le suivi des détenus en milieu ouvert [grâce notamment au bracelet électronique] était en voie de généralisation. Reste que, sous l’effet de la frénésie ambiante, toutes ces tendances devraient connaître une accélération fulgurante.
Il s’agit d’un avenir dans lequel, pour les privilégiés, tout ou presque est livré à domicile, soit virtuellement grâce au cloud et au streaming, soit physiquement grâce aux véhicules autonomes et aux drones, puis “partagé” par écran interposé sur un réseau social. C’est un avenir qui emploie beaucoup moins d’enseignants, de médecins et de chauffeurs. Qui ne prend ni le liquide ni la carte de crédit (sous prétexte d’éviter toute propagation des virus). Où les transports en commun et le spectacle vivant sont réduits à leur plus simple expression.
C’est un avenir qui prétend fonctionner grâce à l’“intelligence artificielle”, mais qui tient en réalité grâce aux dizaines de millions d’employés anonymes qui triment à l’abri des regards dans les entrepôts, les centres de traitement de données, les plateformes de modération de contenus, les usines d’électronique, les mines de lithium, les exploitations agricoles géantes, les entreprises de transformation de viande, et les prisons, vulnérables à la maladie et à la surexploitation. C’est un avenir dans lequel nos moindres faits et gestes, nos moindres paroles, nos moindres interactions avec les autres sont géolocalisables, traçables et analysables grâce à une collaboration sans précédent entre l’État et les géants du numérique.
Si ce tableau vous semble familier, c’est parce que ce même avenir, où tout est piloté par des applications et repose sur des emplois précaires, nous était déjà vendu avant le Covid-19 au nom de la fluidité, du confort et de la personnalisation. Mais nous étions déjà très nombreux à nous inquiéter. Au sujet des problèmes de sécurité, de qualité et d’inégalité posés par la télémédecine ou l’enseignement à distance. Au sujet de la voiture autonome, qui risquait de faucher les piétons, ou des drones, qui risquaient d’abîmer les colis (ou de blesser des gens). Au sujet de la géolocalisation et de la dématérialisation des moyens de paiement, qui allaient nous déposséder de notre vie privée et renforcer la discrimination ethnique et sexuelle. Au sujet de réseaux sociaux sans scrupule qui polluent notre écologie de l’information et la santé mentale de nos enfants. Au sujet des “villes intelligentes” truffées de capteurs qui remplacent les pouvoirs locaux. Au sujet des “bons emplois” que ces technologies allaient faire disparaître. Au sujet des “mauvais” qu’elles allaient produire à la chaîne.
Mais, surtout, nous nous inquiétions de la menace pour la démocratie que représente l’accumulation de pouvoir et de richesse par une poignée de géants du numérique qui sont les rois de la dérobade, se défaussant de leur responsabilité dans le paysage de désolation qu’ils laissent derrière eux dans les secteurs sur lesquels ils ont fait main basse, qu’il s’agisse des médias, du commerce ou des transports.
Ça, c’était dans un passé ancien : c’était en février. Aujourd’hui, la plupart de ces inquiétudes légitimes se trouvent balayées par un vent de panique [causé par la pandémie], et cette dystopie s’offre un relooking express. Aujourd’hui, sur fond d’hécatombe, on nous la vend assortie de la promesse suspecte que ces technologies seraient le seul et unique moyen de nous mettre à l’abri des pandémies, la condition sine qua non de la sécurité pour nos proches et nous-mêmes. Grâce à Andrew Cuomo et à ses divers partenariats avec des milliardaires (dont un avec l’ancien maire de New York et milliardaire Michael Bloomberg sur le dépistage et le traçage), l’État de New York se pose en vitrine de cet avenir qui fait froid dans le dos – mais les ambitions s’étendent bien au-delà des frontières de n’importe quel État américain ou pays.
Les intérêts d’Eric Schmidt
Tout tourne autour d’Eric Schmidt. Bien avant que les Américains n’ouvrent les yeux sur la menace du Covid-19, Eric Schmidt menait une campagne de lobbying et de communication agressive visant à promouvoir cette vision de la société “à la Black Mirror” qu’Andrew Cuomo vient d’autoriser à mettre en pratique. Au cœur de cette vision, il y a une association étroite entre l’État et une poignée de géants de la Silicon Valley – aux termes de laquelle les écoles publiques, les hôpitaux, les cabinets médicaux, la police et l’armée sous-traiteront (à grands frais) une bonne partie de leurs métiers de base à des sociétés technologiques privées.
C’est une vision dont Eric Schmidt fait la promotion à la présidence du Conseil de l’innovation pour la défense, qui adresse des avis au Pentagone sur l’essor de l’intelligence artificielle dans l’armée, mais aussi à la présidence de la puissante Commission nationale de sécurité sur l’intelligence artificielle, la NSCAI, qui conseille le Congrès sur “les progrès de l’intelligence artificielle, de l’apprentissage automatique et des technologies associées”, en vue de répondre “aux exigences de sécurité nationale et économique des États-Unis, notamment le risque économique”. Les deux instances comptent dans leurs rangs bon nombre de capitaines d’industrie de la Silicon Valley et de cadres supérieurs d’entreprises comme Oracle, Amazon, Microsoft, Facebook et, bien sûr, les anciens collègues d’Eric Schmidt chez Google..
En qualité de président, Eric Schmidt, qui détient toujours plus de 5,3 milliards de dollars d’actions chez Alphabet (la société mère de Google), ainsi que de substantielles participations dans d’autres entreprises du secteur, mène ce qui ressemble à une campagne d’extorsion de fonds à Washington pour le compte de la Silicon Valley. L’objectif numéro un des deux organismes [le Conseil de l’innovation pour la défense et la NSCAI] est une montée en flèche des dépenses publiques dans le domaine de l’intelligence artificielle et dans les infrastructures nécessaires au déploiement de technologies comme la 5G – des investissements qui bénéficieraient directement aux entreprises dans lesquelles Eric Schmidt et d’autres membres de ces instances ont tant de billes.
Exposée dans un premier temps lors de présentations à huis clos devant des parlementaires, puis dans des articles et des interviews destinés au grand public, l’idée-force de l’argumentaire d’Eric Schmidt est que la position dominante des États-Unis dans l’économie mondiale est directement menacée par la politique de la Chine, qui dépense sans compter pour se doter d’infrastructures de surveillance high-tech – en permettant à des entreprises chinoises comme Alibaba, Baidu et Huawei d’empocher les bénéfices de leurs applications commerciales.
La guerre contre la Chine
Le Centre d’information sur l’informatique et les libertés a eu accès récemment, grâce à une requête déposée au titre de la loi sur l’accès à l’information, à une présentation donnée par la NSCAI d’Eric Schmidt en mai 2019 [disponible en ligne]. On y découvre une série d’affirmations alarmistes, notamment sur le fait que le cadre réglementaire plutôt laxiste de la Chine et son goût démesuré pour la surveillance lui permettent de devancer les États-Unis dans un certain nombre de domaines, notamment “l’intelligence artificielle au service du diagnostic médical”, les véhicules autonomes, les infrastructures numériques, les “villes intelligentes”, le covoiturage et le paiement dématérialisé.
Les raisons citées [par la NSCAI] pour expliquer cet avantage concurrentiel de la Chine sont multiples, à commencer par le nombre considérable de consommateurs qui achètent en ligne, “l’absence de système bancaire traditionnel en Chine”, qui a permis à Pékin de passer outre le liquide et les cartes de crédit pour créer “un gigantesque marché du commerce électronique et des services numériques” grâce au “paiement dématérialisé”, mais aussi une grave pénurie de médecins qui a conduit l’État à collaborer étroitement avec des sociétés comme Tencent pour utiliser l’intelligence artificielle au profit de la médecine “prédictive”.
La présentation relevait aussi que les entreprises chinoises
“ont la possibilité de franchir rapidement les barrières réglementaires, alors que les initiatives américaines s’enlisent dans les procédures de conformité à la loi HIPAA [sur la confidentialité des dossiers médicaux] et d’homologation de la Food and Drug Administration [l’agence de sécurité sanitaire et alimentaire]”.
Mais la NSCAI expliquait surtout cet avantage concurrentiel par les partenariats public-privé que la Chine ne se fait pas prier pour signer dans les domaines de la surveillance de masse et de la collecte de données. La présentation soulignait l’“implication forte de l’État chinois, par exemple dans le déploiement de la reconnaissance faciale”. Elle précisait que “la surveillance est un client tout désigné de l’intelligence artificielle”, et plus loin que “la surveillance de masse est une des applications phares du deep learning [l’apprentissage profond, sur lequel se fonde notamment la reconnaissance faciale]”.
Une des pages de la présentation, intitulée “Collecte de données : surveillance = villes intelligentes”, relevait que la Chine, grâce à Alibaba – le principal concurrent chinois de Google –, faisait la course en tête. Ce qui est intéressant, parce qu’Alphabet, la maison mère de Google, nous vend précisément la même chose à travers sa filiale [consacrée à l’innovation urbaine] Sidewalk Labs, jetant son dévolu sur le centre de Toronto pour y établir son prototype de “ville intelligente”. Seulement voilà, le projet de Toronto vient d’être abandonné après deux années de polémiques à répétition liées au volume gigantesque de données à caractère personnel qu’Alphabet recueillerait, l’absence de garde-fous protégeant la vie privée des habitants et des avantages discutables pour la ville dans son ensemble.
Cinq mois après cette présentation, en novembre 2019, la NSCAI remettait un rapport préliminaire au Congrès dans lequel elle tirait la sonnette d’alarme : les États-Unis devaient rattraper la Chine sur ces technologies controversées. “Nous nous trouvons dans une situation de concurrence stratégique”, martelait le rapport, obtenu par le Centre d’information sur l’informatique et les libertés au titre de la loi sur l’accès à l’information. “L’intelligence artificielle est un enjeu central. L’avenir de notre sécurité et de notre économie nationales en dépend.”
Pousser l’État à investir massivement
Fin février, Eric Schmidt décidait d’orienter sa campagne vers le grand public, comprenant peut-être que les investissements massifs que sa commission réclamait ne seraient pas approuvés sans une forte adhésion.
Dans une tribune publiée par le New York Times [le 27 février dernier] et intitulée “J’étais le patron de Google : la Chine pourrait passer devant la Silicon Valley”, Eric Schmidt appelait de ses vœux “des partenariats inédits entre l’État et le secteur privé” et, une fois de plus, agitait la menace du péril jaune : “L’intelligence artificielle repoussera les frontières dans tous les domaines, des biotechnologies aux services bancaires, et constitue par ailleurs une priorité pour le domaine de la défense… Si la tendance actuelle se confirme, le total des investissements de la Chine dans la recherche-développement pourrait dépasser ceux des États-Unis sous dix ans, soit à peu près au moment où son économie devrait passer devant la nôtre. À moins d’infléchir cette tendance, nous nous retrouverions dans les années 2030 en concurrence avec un pays qui possède une économie plus puissante, qui investit davantage dans la recherche-développement, qui a donc une meilleure recherche, qui déploie davantage de nouvelles technologies, et qui dispose d’une infrastructure informatique plus solide. En somme, les Chinois ont l’intention de devenir la première force d’innovation de la planète, et les États-Unis ne se donnent pas les moyens nécessaires pour les battre.”
La seule solution, pour Eric Schmidt, serait une campagne d’investissements publics massifs. Rendant grâce à la Maison-Blanche d’avoir demandé le doublement des fonds alloués à la recherche sur l’intelligence artificielle et l’informatique quantique, il écrivait : “Il conviendrait de doubler une nouvelle fois les financements accordés à ces domaines afin de renforcer les capacités institutionnelles des laboratoires et des centres de recherche… Parallèlement, le Congrès devrait satisfaire la demande du président de revoir à la hausse (dans des proportions inédites depuis soixante-dix ans) les crédits alloués à la recherche-développement dans la défense, et le ministère de la Défense devrait mettre ces ressources à profit pour se doter de capacités de pointe dans les domaines de l’intelligence artificielle, de l’informatique quantique, de l’hypersonique et d’autres domaines technologiques prioritaires.”
C’était très exactement quinze jours avant que l’épidémie de Covid-19 ne soit élevée au rang de pandémie, et Eric Schmidt ne mentionnait nulle part que ce développement tous azimuts de la high-tech avait pour objectif de protéger la santé des Américains. On nous disait seulement qu’il était nécessaire pour éviter de se faire déborder par la Chine. Mais, bien sûr, le discours allait bientôt changer.
Durant les deux mois qui ont suivi, Eric Schmidt s’est appliqué à ripoliner les demandes formulées précédemment – accroissement massif des dépenses publiques en faveur de la recherche et des infrastructures technologiques, multiplication des partenariats public-privé dans le domaine de l’intelligence artificielle, assouplissement d’un grand nombre de garde-fous servant à assurer notre sécurité et à protéger notre vie privée. Aujourd’hui, toutes ces mesures (et bien d’autres encore) nous sont vendues comme le seul espoir de nous prémunir contre un virus qui devrait continuer à sévir pendant des années.
Au nom de la lutte contre la Covid-19 ?
Les géants du numérique avec lesquels Eric Schmidt entretient des liens étroits et qui peuplent les influents conseils consultatifs qu’il préside se sont tous repositionnés pour apparaître désormais comme les anges gardiens de la santé publique et les généreux laudateurs des “héros du quotidien” sans lesquels l’économie ne tourne pas (dont beaucoup, comme les chauffeurs livreurs, perdraient leur emploi si ces entreprises parviennent à leurs fins).
Moins de quinze jours après le début du confinement dans l’État de New York, Eric Schmidt publiait [le 27 mars] une autre tribune dans le Wall Street Journal dans laquelle il annonçait ce changement de pied et relayait clairement l’intention de la Silicon Valley de tirer parti de cette crise pour introduire des changements pérennes. “Comme les autres Américains, les acteurs du secteur des nouvelles technologies s’emploient à jouer leur rôle en soutenant celles et ceux qui luttent en première ligne contre la pandémie… Mais la question que tout Américain doit se poser est la suivante : à quoi voulons-nous que ce pays ressemble une fois que la pandémie sera derrière nous ? Comment les technologies émergentes qui sont actuellement mises à profit pour faire face à la crise peuvent-elles faire émerger un avenir meilleur ? Les entreprises comme Amazon possèdent un réel savoir-faire dans l’approvisionnement et la distribution. À l’avenir, elles auront à prodiguer des services et des conseils aux responsables politiques qui ne disposent pas des systèmes informatiques ni de l’expertise nécessaires. Il conviendra également de développer l’enseignement à distance, qui n’avait encore jamais été expérimenté à une telle échelle. Internet supprime l’exigence de proximité physique, ce qui permet aux élèves de suivre les cours des meilleurs enseignants, quel que soit le secteur géographique dans lequel ils sont domiciliés. La nécessité d’une expérimentation rapide à grande échelle accélérera par ailleurs la révolution biotechnologique… Enfin, le besoin d’une infrastructure numérique digne de ce nom se fait sentir depuis longtemps dans notre pays… Si nous voulons bâtir une économie et un système éducatif fondés sur la dématérialisation, nous avons besoin d’une population entièrement connectée et d’infrastructures extrêmement performantes. À cette fin, l’État doit consentir des investissements considérables – peut-être à la faveur d’un plan de relance – afin de transformer les infrastructures numériques nationales en misant sur les plateformes dématérialisées (cloud) et de les associer au réseau 5G.”
Voilà la vision qu’Eric Schmidt n’a eu de cesse de prêcher. Quinze jours après la publication de cette tribune, il qualifiait, lors d’une visioconférence organisée par le Club des économistes de New York,, d’“expérience collective d’apprentissage à distance” le programme de fortune que les enseignants et les familles du pays ont été contraints de bricoler pendant la crise sanitaire. L’objet de cette expérience, disait-il, était de “comprendre comment les enfants apprennent à distance. Ces informations devraient nous permettre de concevoir de meilleurs outils pédagogiques d’enseignement à distance qui, conjugués au travail des enseignants, aideront les enfants à mieux apprendre.”
Pendant cette même visioconférence, Eric Schmidt appelait également de ses vœux l’essor de la télémédecine, de la 5G, du commerce électronique, et des autres items de la liste qu’il avait précédemment concoctée. Tout ça au nom de la lutte contre le virus.
Son commentaire le plus éloquent était toutefois le suivant :
“Ces entreprises que l’on prend plaisir à dénigrer apportent des bienfaits notables dans les domaines de la communication, de la santé publique et de la diffusion de l’information. Imaginez ce que serait votre vie aux États-Unis sans Amazon.”
Il ajoutait que les gens devaient “faire preuve d’un peu plus de gratitude à l’égard de ces entreprises qui disposaient des capitaux nécessaires, qui ont investi, qui ont conçu les outils dont on se sert aujourd’hui, et qui ont été d’une aide précieuse”.
Un discours qui nous rappelle que, jusqu’à une date très récente, la défiance grandissait encore dans l’opinion à l’encontre de ces entreprises. Les candidats à la présidentielle débattaient ouvertement de l’idée de démanteler les géants du numérique. Amazon a été forcé d’abandonner son projet d’installer son siège à New York en raison d’une forte opposition locale. Le projet Sidewalk Labs de Google était en crise chronique, et les propres salariés de Google refusaient de cautionner des outils de surveillance ayant des applications militaires.
Autrement dit, la démocratie – c’est-à-dire la participation importune du grand public à l’organisation des grandes institutions et de l’espace public – s’avérait être le principal obstacle à la vision qu’Eric Schmidt entendait mettre en place, d’abord depuis son fauteuil de directeur de Google et d’Alphabet, puis de celui de président de deux puissantes commissions conseillant le Congrès et le ministère de la Défense.
Court-circuter le service public
Comme l’attestent les documents de la NSCAI, cet exercice du pouvoir par le grand public et par des salariés de ces grands groupes a constitué – du point de vue de personnages comme Eric Schmidt ou Jeff Bezos, le patron d’Amazon – un frein exaspérant dans la course à l’intelligence artificielle en empêchant des flottes de voitures et de camions autonomes potentiellement dangereux de sillonner les routes, en empêchant que les dossiers médicaux des particuliers ne deviennent des armes entre les mains des employeurs, en empêchant que l’espace urbain ne soit envahi de dispositifs de reconnaissance faciale, et ainsi de suite.
Aujourd’hui, en pleine hécatombe, et dans le climat de peur et d’incertitude qui l’accompagne, ces entreprises voient une occasion manifeste d’en finir avec cet engagement démocratique afin de bénéficier du même type de pouvoir que leurs concurrentes chinoises, qui ont le luxe de pouvoir agir à leur guise sans être entravées par des recours intempestifs au droit du travail ou du citoyen.
Et tout va très vite. Le gouvernement australien a signé un contrat avec Amazon l’autorisant à enregistrer les données de son application controversée de traçage du virus, et son homologue canadien a fait de même pour la livraison de matériel médical, court-circuitant, on se demande pourquoi, le service postal public.
Et, en l’espace de quelques jours seulement, début mai, Alphabet a lancé une nouvelle initiative de Sidewalk Labs afin de repenser l’infrastructure urbaine, dotée d’un capital de lancement de 400 millions de dollars [365 millions d’euros]. Josh Marcuse, l’administrateur du Conseil de l’innovation pour la défense présidé par Eric Schmidt, a annoncé qu’il quittait son poste pour travailler à temps plein chez Google à la tête de la stratégie et de l’innovation pour le secteur public mondial – en d’autres termes, il aidera Google à exploiter quelques-uns des nombreux débouchés qu’Eric Schmidt et lui-même se sont employés à créer à coups de campagnes de lobbying.
Soyons clairs : la technologie jouera très certainement un rôle de tout premier plan dans la protection de la santé publique dans les mois et les années à venir. La question est de savoir si cette technologie sera soumise au contrôle de la démocratie et des citoyens, ou si elle sera imposée à la faveur de la frénésie sanitaire ambiante, sans que soient posées les questions de fond qui détermineront la forme que prendront nos vies dans les décennies à venir.
Des questions comme celles-ci, par exemple : puisque nous faisons le constat que le numérique est indispensable en période de crise, ces réseaux – et nos données – devraient-ils rester entre les mains d’acteurs privés comme Google, Amazon ou Apple ? S’ils sont financés en bonne partie par des fonds publics, les citoyens ne devraient-ils pas en être aussi les propriétaires et les contrôler ? Si Internet tient une place aussi grande dans nos vies, comme c’est à l’évidence le cas, ne faut-il pas le considérer comme un service public à but non lucratif ?
Et s’il ne fait aucun doute que la visioconférence permet un lien vital avec l’extérieur en période de confinement, la question de savoir si investir dans l’humain n’est pas le moyen le plus durable de nous protéger mérite un vrai débat. Prenons l’éducation. Eric Schmidt a raison de dire que les classes surchargées présentent un risque sanitaire, au moins jusqu’à ce que nous trouvions un vaccin. Mais, dans ce cas, pourquoi ne pas doubler le nombre d’enseignants et réduire la taille des classes de moitié ? Pourquoi ne pas s’assurer que chaque établissement scolaire ait une infirmière ?
Cela permettrait de créer des emplois dans un contexte économique digne de la grande dépression [la plus grave crise économique du XXe], et cela donnerait un peu plus d’espace au personnel et aux usagers de l’enseignement. Et si les bâtiments sont trop petits, pourquoi ne pas fractionner la journée en tranches horaires et accorder plus de place aux activités éducatives de plein air, en s’appuyant sur les nombreuses études qui montrent que le temps passé dans la nature améliore la capacité d’apprentissage des enfants ?
Des gadjets tape-à-l’œil au détriment de l’humain
La mise en œuvre de telles mesures prendrait du temps, à l’évidence. Mais c’est loin d’être aussi risqué que de faire table rase de méthodes qui ont fait leurs preuves : des humains adultes, qualifiés, qui enseignent à de jeunes humains qu’ils ont face à eux, dans des lieux où ces derniers apprennent qui plus est à se socialiser.
En apprenant l’existence du nouveau partenariat de l’État de New York avec la Fondation Gates, Andy Pallotta, président du syndicat des enseignants de l’État, a répliqué du tac au tac :
“Si nous voulons réinventer l’éducation, commençons donc par répondre aux besoins de travailleurs sociaux, de psychologues, d’infirmières scolaires, par proposer des activités artistiques enrichissantes, des cours de perfectionnement, et par réduire la taille des classes dans toute l’académie.”
Une fédération d’associations de parents d’élèves a également tenu à faire savoir que, si les parents avaient effectivement vécu une “expérience d’apprentissage à distance” (pour reprendre la formule d’Eric Schmidt), les conclusions en ont été alarmantes : “Depuis la fermeture des établissements à la mi-mars, l’inquiétude que nous inspirent les carences manifestes de l’enseignement sur écran n’a fait que croître.”
Outre la discrimination ethnique et sociale évidente qu’il engendre à l’égard des enfants qui n’ont pas Internet ni d’ordinateur à la maison (des problèmes que les géants du numérique rêvent de résoudre à coups d’achats massifs de matériel financés par l’argent public), de sérieuses questions se posent quant à la capacité de l’enseignement à distance à répondre aux besoins des élèves handicapés, comme la loi l’exige. Et il n’existe pas de solution technologique au problème que pose l’apprentissage dans un environnement familial surpeuplé et/ou violent.
La question n’est pas de savoir si les établissements doivent évoluer pour s’adapter à ce virus très contagieux pour lequel il n’existe ni remède ni vaccin. Comme toutes les autres structures d’accueil, ils changeront. Le problème, comme toujours dans ces périodes de traumatisme collectif, c’est l’absence de débat public sur la forme que doivent prendre ces changements et à qui ils doivent profiter. À des sociétés technologiques privées ou aux élèves ?
La même question se pose pour la santé. Éviter les cabinets médicaux et les hôpitaux pendant une pandémie relève du bon sens. Mais la télémédecine souffre de sérieuses lacunes. Il conviendrait de lancer un débat étayé sur les avantages et les inconvénients d’allouer de précieuses ressources publiques à la télémédecine – et non au recrutement d’infirmières mieux formées, munies de tout le matériel de protection nécessaire, qui peuvent se déplacer au domicile des patients pour établir un diagnostic et les soigner.
Le plus urgent étant peut-être de trouver le juste milieu entre les applications de traçage du virus, qui peuvent avoir un rôle à jouer si elles sont assorties des dispositifs de protection de la vie privée ad hoc, et les appels à la création d’un “corps sanitaire de proximité”, qui emploierait des millions d’Américains chargés non seulement de remonter la chaîne de contamination, mais aussi de s’assurer que tout le monde dispose des ressources matérielles et de l’aide nécessaires pour passer la quarantaine en toute sécurité.
Dans tous les cas, nous sommes face à un choix concret et difficile, entre, d’un côté, investir dans l’humain et, de l’autre, investir dans la technologie. Car la cruelle vérité, c’est qu’en l’état actuel des choses il est peu probable que nous investissions dans les deux. Le refus de Washington de transférer les ressources nécessaires aux États et aux villes signifie que la crise sanitaire va très vite céder la place à une austérité budgétaire fabriquée de toutes pièces. Les écoles publiques, les universités, les hôpitaux et les opérateurs de réseaux de transport se posent des questions existentielles sur leur avenir.
Si la campagne de lobbying acharnée des géants du numérique sur l’enseignement à distance, la télémédecine, la 5G et les véhicules autonomes (leur “New Deal numérique”) porte ses fruits, il n’y aura tout bonnement plus d’argent dans les caisses pour faire face aux autres urgences, notamment le “New Deal écologique”, dont notre planète a un criant besoin. Au contraire : le prix à payer pour tous ces gadgets tape-à-l’œil sera une vague de licenciements dans l’enseignement et des fermetures d’hôpitaux.
La technologie nous fournit des outils puissants, mais toutes les solutions ne sont pas technologiques. Et l’inconvénient majeur de confier à des hommes comme Bill Gates et Eric Schmidt des décisions cruciales sur la manière de “réinventer” nos villes et nos États est qu’ils ont passé leur vie à démontrer qu’il n’existait aucun problème que la technologie ne puisse résoudre.
Pour eux, et pour beaucoup d’autres dans la Silicon Valley, la pandémie est l’occasion rêvée de recevoir non seulement la gratitude, mais également la considération et le pouvoir dont ils ont l’impression d’avoir été injustement privés. En mettant l’ancien patron de Google à la tête de la commission qui déterminera les modalités du déconfinement dans l’État de New York, Andrew Cuomo lui a donné quelque chose qui ressemble fort à un blanc-seing.
Naomi Klein
Ses best-sellers No Logo et La Stratégie du choc en avaient fait l’une des égéries du mouvement altermondialiste dans les années 2000. Mais c’est pour son activisme écologique que l’on parle désormais de Naomi Klein. Infatigable pourfendeuse du capitalisme,, la journaliste et essayiste canadienne (dont tous les livres sont traduits chez Actes Sud) voit dans le combat contre le réchauffement climatique la mère de toutes les luttes. Comme elle les analyse dans son dernier ouvrage (Plan B pour la planète), la crise climatique et la crise économique ont la même racine : la croyance en la “fiction” selon laquelle la nature serait “infinie”. Leur résolution ne peut donc advenir qu’à une condition : une rupture radicale avec l’économie de marché et le primat donné à la consommation. Promesse d’un quotidien austère et ascétique ? Non, en devenant plus sobres, nous pourrions bénéficier de “villes plus vivables” et inventer des vies “plus heureuses et à maints égards plus riches”, répond Naomi Klein dans un entretien donné à l’hebdomadaire américain The Nation.
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