Quatre-vingts ans à peine nous séparent de ces mots – qui résonnent aujourd’hui d’une sinistre manière. Après l’escape game (« jeu d’évasion ») « Portbou 1940 » afin de sauver Walter Benjamin » – un jeu de rôle obscène qui invitait les participants à revivre ses derniers jours –, voici venu le sombre temps, beaucoup plus grave, d’un tout autre ordre, le temps d’une nouvelle instrumentalisation du destin du philosophe allemand qui s’est donné la mort pour échapper au nazisme. Une trahison d’une tout autre portée.
Tentative de dédiabolisation, puis de normalisation du RN
En effet, au détour du programme de Louis Aliot, député du Rassemblement national, et élu maire à la mairie de Perpignan (Pyrénées-Orientales), on découvre non sans frémir sa volonté de rouvrir le centre d’art Walter-Benjamin, aujourd’hui fermé, pour en faire un lieu dédié « à la création et au devoir de mémoire (mise en place d’expositions, de conférences, de résidences d’artistes, créations in situ…) ». Laisserons-nous Walter Benjamin devenir un butin, un trophée, une prise de guerre dans la vaste tentative de dédiabolisation, puis de normalisation du Rassemblement national qui, dans ce but, n’hésite pas à évoquer, outre la mémoire juive, les Gitans et l’histoire tragique de la Retirada espagnole [l’exode de milliers de républicains espagnols durant la guerre civile, de 1936 à 1939] ?
Mémoire et histoire obligent. Elles nous obligent à rappeler et à nous rappeler que le parti de M. Aliot se situe dans l’héritage des mouvements politiques nationalistes qui, dans les années 1930 et 1940, en Allemagne d’abord, puis en France et en Europe, ont contraint Benjamin à fuir, l’ont persécuté et contre lesquels il s’est toujours dressé. Un parmi tant d’autres « sans nom » et qui doit témoigner pour eux.
Il est urgent d’arracher le nom de Walter Benjamin des mains de l’extrême droite et de tous ceux qui réécrivent l’histoire
Il est urgent de se souvenir d’eux, de leurs combats, et de prendre la pleine mesure dans notre présent de cette phrase terrible : « Si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher. »
Il est urgent d’arracher le nom de Walter Benjamin – pour le mettre en sûreté – des mains de l’extrême droite et de tous ceux qui réécrivent l’histoire, une fois encore, à l’encre des oppresseurs d’hier tandis qu’ils stigmatisent, sous toutes ses formes, l’étranger et le migrant.
Nous sommes convaincus que la mémoire de ce qui se joua à Portbou pour Walter Benjamin comme pour tant d’autres, à quelques encablures de Perpignan, nous oblige à réagir avec la plus grande netteté. « No pasaran » [référence au mot d’ordre des républicains pendant la guerre civile]. C’est dans cet esprit de résistance à toutes les formes de l’oubli et de la manipulation de notre mémoire collective que nous nous opposons fermement, et par tous les moyens disponibles, à ce que le nom de Walter Benjamin soit associé à la réouverture d’un centre d’art à Perpignan, sous la mandature d’un maire appartenant au Rassemblement national.
Liste des premiers signataires :
Jean-Marc Adolphe, journaliste, essayiste ; Etienne Balibar, philosophe ; Ludivine Bantigny, historienne ; Marc Berdet, philosophe (APEWB*) ; David Bobee, metteur en scène, directeur de théâtre ; Patrick Boucheron, historien ; Yves Chemla, enseignant-chercheur en littérature ; Ronan Chéneau, écrivain, dramaturge ; Madeleine Claus, enseignante, écrivaine (APEWB) ; Mari-Mai Corbel, écrivaine ; Pippo Delbono, metteur en scène ; Eric Fassin, sociologue ; Emmanuel Faye, philosophe (APEWB) ; Dominique Fernandez, romancier, membre de l’ Académie française ; Maurizio Gribaudi, historien ; André Gunthert, historien ; Paco Ibanez, chanteur ; Natacha Isaeva, traductrice, dramaturge ; Nicole Lapierre, anthropologue, sociologue ; Michael Löwy, philosophe ; Maria Maïlat, écrivaine (APEWB) ; Marie-José Malis, metteuse en scène, directrice de théâtre ; André Markowicz, traducteur, poète ; Francoise Morvan, traductrice, écrivaine ; Jean-Luc Nancy, philosophe ; Hélène Peytavi, artiste (APEWB) ; Paul B. Preciado, philosophe ; Nathalie Raoux, historienne (APEWB) ; Michèle Riot-Sarcey, historienne ; Anne Roche, philosophe (APEWB) ; Benjamin Stora, historien ; Bruno Tackels, philosophe (APEWB) ; Katerina Thomadaki, cinéaste, plasticienne ; Loïc Touzé, chorégraphe ; Enzo Traverso, philosophe ; Anatoli Vassiliev, metteur en scène.
* Association européenne pour le prix Walter Benjamin.
https://prixwb.hypotheses.org/
Contact : prix.europeen.walterbenjamin gmail.com