Issue des sciences sociales américaines, la notion de privilège blanc est née aux Etats-Unis, au XIXe siècle. L’historien W.E.B. Du Bois (1868-1963) en jette les premières bases dans son livre Black Reconstruction in America, consacré au combat pour l’émancipation du peuple noir dans la période qui suit l’abolition de l’esclavage. Cette figure incontournable du combat pour les droits civiques explique que les travailleurs blancs, même s’ils vivent dans la pauvreté, perçoivent un « salaire psychologique » dont les Noirs sont exclus car la société a pour eux de la considération alors qu’elle méprise les descendants d’esclaves.
Dans les années 1960, l’historien marxiste Theodore Allen (1919-2005) s’inspire de cette idée pour analyser l’essor du racisme américain. L’avantage immérité accordé aux Blancs apparaît, selon lui, au début du XVIIIe siècle dans les colonies britanniques d’Amérique du Nord. Après une révolte qui réunit travailleurs blancs et esclaves noirs, la Virginie décide d’adopter des lois qui soumettent pleinement les esclaves noirs à leurs maîtres. La claire séparation chromatique instaurée alors vise à empêcher l’essor de toute solidarité de classe.
Sous cette acception, le terme de « privilège blanc » se répand sur les campus universitaires et figure dans le vocabulaire employé par les militants de la nouvelle gauche des années 1960. L’expression s’invite même dans les colonnes du New York Times, en 1969, dans un article rendant compte de la volonté de l’une des principales organisations étudiantes de livrer « une lutte acharnée contre le privilège lié à la peau blanche ». Cette notion tombe malgré tout dans l’oubli au cours des années qui suivent.
Dans les années 1980, la notion de privilège blanc est réinventée par la sociologue féministe Peggy McIntosh, qui, sans faire référence aux recherches de Theodore Allen, remarque que les hommes ne se rendent généralement pas compte qu’ils ont droit à un traitement préférentiel par rapport aux femmes – comme les Blancs par rapport aux Noirs.
« En tant que personne blanche, j’ai pris conscience que l’on m’avait présenté le racisme comme quelque chose qui place les autres dans une situation désavantagée, mais que l’on ne m’avait jamais parlé de l’un des ses corollaires, le privilège blanc, qui me place, moi, dans une situation plus avantagée ».
Peggy McIntosh compare le privilège blanc au « sac à dos invisible » que toute personne blanche emmènerait partout avec elle, généralement de façon inconsciente. La sociologue fait l’inventaire des situations où elle estime profiter d’une forme d’inviolabilité. « Quand on me parle de notre patrimoine national ou de la “civilisation”, on me montre que ce sont des gens de ma couleur qui en ont fait ce qu’elle est » ; « on ne me demande jamais de parler pour l’ensemble des gens de mon groupe racial » ; « si un policier m’arrête ou si je suis visée par un contrôle fiscal, je sais que ce n’est pas à cause de ma race ». Après la publication de cet article, le privilège blanc s’installe comme un terme incontournable des études sur la « blanchité » consacrées à la condition blanche, à son histoire et à sa sociologie.
En France, ce champ de recherche émerge avec la publication, en 2013, de deux ouvrages : Dans le blanc des yeux (Amsterdam, 2013), du sociologue Maxime Cervulle, et De quelle couleur sont les Blancs ? (La Découverte, 2013), un livre collectif dirigé par l’historienne Sylvie Laurent et le journaliste Thierry Leclère. Ces travaux participent à la diffusion de la notion de « privilège blanc », qui est en outre popularisée par les militants de l’antiracisme politique comme Rokhaya Diallo. La controverse s’est dernièrement emparée de ce terme : dans une récente tribune (Le Monde, 9 juin), Corinne Narassiguin, secrétaire nationale à la coordination du Parti socialiste, rejette ce terme qui fait, selon elle, le jeu d’un essentialisme réduisant chacun à sa couleur de peau.
Marc-Olivier Bherer
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