Les auditions parlementaires sur la gestion de la crise du Covid-19 prétendent ouvrir la boîte noire des relations entre le politique et le scientifique. Mais permettront-elles de comprendre pourquoi et comment l’exécutif s’est appuyé sur des comités scientifiques ad hoc plutôt que de recourir aux structures déjà existantes et nombreuses ? De saisir les raisons de la visite d’Emmanuel Macron au professeur Raoult deux semaines après que celui-ci eut quitté avec fracas le conseil scientifique mis en place par Emmanuel Macron lui-même, en jugeant au passage qu’« on ne peut pas mener une guerre avec des gens consensuels [car] le consensus, c’est Pétain » ? De donner définitivement tort ou raison au patron britannique du Lancet qui commence à s’y connaître en fiasco et juge que « c’est le système de conseils scientifiques qui a failli dans votre pays [la France] comme dans le mien » ?
En tout cas, la pandémie de Covid-19 vient rappeler la nécessité de se pencher à nouveau sur les relations entre savoir et pouvoir. Et il serait dommage de se cantonner à ce qui a déjà été analysé : les discours fallacieux sur l’intérêt ou non de porter un masque grand public [1], les failles [2] de l’administration sanitaire et de son organisation [3], le manque de préparation [4] et d’anticipation… Tout comme il serait insuffisant de réduire cette crise au reflet de décennies de politiques qui ont fait de la santé une variable d’ajustement budgétaire comme une autre [5].
En dépit de ses négligences, de ses retards, de ses erreurs, charger le seul gouvernement Philippe serait d’ailleurs inéquitable. L’exécutif peut souligner avec quelque raison qu’il n’y a pas eu consensus du côté des scientifiques, ni sur le diagnostic au début de l’épidémie, ni sur les mesures à prendre. Sans même parler des médecins et chercheurs de renom qui, soit ont lourdement sous-estimé la dangerosité du virus, soit se sont gardés de toute alerte, soit reconnaissent aujourd’hui honnêtement que le caractère totalement surprenant du Covid-19 les a induits en erreur, notamment sur le fait que les modèles épidémiologiques des grippes s’avéraient finalement peu aptes à saisir toute la situation.
Et puis, prétendre régler une fois pour toute la question des relations nécessaires et complexes entre le scientifique et le politique serait bien prétentieux. « C’est très difficile, rappelle le professeur Didier Sicard [6], ancien chef de médecine interne à l’hôpital Cochin et président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Parce qu’il ne faut pas que le politique se fonde sur les médecins, car il perdrait alors en indépendance. Et la médecine n’est pas là non plus pour diriger le monde. La médecine au pouvoir, comme l’éthique au pouvoir, c’est une catastrophe. Il faut donc que les rapports soient étroits, que les conseils des scientifiques soient nombreux, mais je ne pense pas que le politique doive demander une sorte de tampon de validité aux médecins, et affirmer qu’il prend telle ou telle décision parce que la médecine l’exige. »
Alors, comment faire ?
Un consensus se dessine pour affirmer la nécessité de disposer d’une pluralité d’avis, voire de différentes instances, pour permettre au politique d’arbitrer entre plusieurs voix parfois divergentes. On peut ainsi comprendre le choix fait par Emmanuel Macron de créer courant mars deux comités ad hoc, chargés tout à la fois d’incarner le savoir scientifique aux yeux de l’opinion et de faire gagner de la réactivité au pouvoir en court-circuitant les administrations et leurs lourdeurs.
Le 11 mars (jour où l’OMS déclarait l’état de pandémie), le président de la République a d’abord mis sur pied un conseil scientifique présidé par Jean-François Delfraissy [7], immunologue et ancien président du Ccne (Comité consultatif national d’éthique), où l’on trouvait notamment des infectiologues, un virologue, un épidémiologiste, une réanimatrice, un médecin de ville, un modélisateur, et deux personnes venant des sciences humaines, « choisis pour leur expertise reconnue sur le sujet, dans une approche multidisciplinaire », dixit le ministre de la santé Olivier Véran. Sa mission ? Rendre des avis aussi stratégiques que pragmatiques sur « les mesures propres à mettre un terme à la catastrophe sanitaire ».
Puis, le 24 mars, un deuxième groupe de scientifiques est arrivé en renfort. Le Comité analyse, recherche et expertise (Care [8]), composé de 12 chercheurs et médecins, présidé par la prix Nobel de médecine Françoise Barré-Senoussi, s’est vu confier lui aussi la mission de « conseiller le gouvernement », mais « pour ce qui concerne les programmes et la doctrine relatifs aux traitements, aux tests et aux pratiques de “backtracking” », dans des délais ultracourts (48 heures). L’infectiologue de l’hôpital Bichat Yazdan Yazdanapanah et l’anthropologue Laëtitia Atlani-Duault appartenant aux deux instances, ils ont été chargés de faire le pont.
Mais pourquoi l’exécutif ne s’est-il pas appuyé sur des institutions scientifiques préexistantes comme Santé publique France, la Haute Autorité de santé, le Haut Conseil de la santé publique ou la Conférence nationale de santé, déjà chargées officiellement d’éclairer le politique en matière santé ?
Lors de son audition devant les députés, le 18 juin, Jean-François Delfraissy justifiait cela par l’urgence et jugeait la « liberté de parole » du conseil scientifique inégalable : « Il n’y a pas de dépendance [hiérarchique] des membres du conseil par rapport aux ministres, à l’autorité politique. […] Et on pouvait s’auto-saisir, et quand on s’auto-saisit, on est maître du monde, on peut poser un problème sur la table et il faut bien qu’il y ait une réaction du politique. […] Et je pense que peut-être des agences de l’État qui ont à justifier [leur existence], justifier ce qu’elles ont fait, ce qu’elles n’ont pas fait, les moyens qu’elles vont avoir à discuter avec le ministère des finances, de la recherche, de la santé à partir de juillet, le nombre d’emplois à temps plein ou pas… [Pause] Nous, pas du tout. »
Quoi qu’il en soit, un conseiller de Matignon reconnaissait récemment dans un article du Monde le « rôle clé » de l’instance dirigée par Delfraissy, tout en soulignant que « la relation entre le gouvernement et la science ne s’est pas réduite au conseil scientifique, qui n’avait pas le monopole et ne le demandait pas ». Ce qui rappelle l’importance, dans les liens entre politique et scientifique, non seulement des structures instituées, mais aussi des visiteurs du soir, des conseillers de l’ombre ou des personnalités médiatiques jointes directement par le président de la République (car il y en a eu).
Restituer le circuit exact des décisions politiques prises ces derniers mois et en évaluer la pertinence serait donc parfaitement vain, mais il demeure possible de tirer au moins trois leçons importantes de cette crise, s’agissant des relations entre savoir et pouvoir.
La première est que l’exécutif a fait preuve, dans un domaine où l’accessibilité des données et des procédures est fondamentale, d’une transparence a minima – pas absente, mais insuffisante. La clarté a été immédiate, c’est vrai, sur la composition des conseils ad hoc, et la publication des avis du conseil scientifique a été systématique [9] – on le doit notamment à Jean-François Delfraissy, soucieux d’appliquer cet enseignement tiré des « années sida » : la transparence favorise l’adhésion des citoyens, donc l’efficacité des protocoles.
Cet effort contraste fortement avec ce qui s’est produit outre-Manche, où le mal nommé Sage (Scientific Advisory Group for Emergencies, soit conseil scientifique pour les situations d’urgence) a été critiqué de toutes parts : opacité sur sa composition, secret des délibérations et des avis, et même, ainsi que l’a révélé le Guardian, présence de conseillers du premier ministre Boris Johnson lors de réunions décisives, en particulier du sulfureux Dominic Cummings.
Les Britanniques ont ensuite appris que Demis Hassabis, cofondateur de la division de Google consacrée à l’intelligence artificielle (DeepMind), avait participé à une réunion du Sage. Puis ils ont découvert la présence régulière de Ben Warner, modélisateur ayant travaillé avec Cummings sur le Brexit. Sans parler de la figure la plus connue du Sage, Neil Ferguson, dont les projections alarmantes sur le nombre de morts ont pesé lourd dans la décision de pays européens, dont la France, de décréter un confinement total et qui a fini par démissionner pour avoir lui-même enfreint les règles d’isolement…
Le fiasco est tel qu’il a convaincu David King, professeur émérite en physique chimie à Cambridge et ex-conseiller scientifique de Tony Blair et Gordon Brown, de réunir début mai une douzaine d’experts (virologues, médecins en soins intensifs ou épidémiologistes) dans un « comité scientifique bis » (une sorte de shadow cabinet scientifique) pour débattre en direct sur YouTube des meilleurs moyens de répondre à la pandémie au Royaume-Uni.
En comparaison, on comprend que Jean-François Delfraissy ait pu se vanter devant les députés, le 18 juin dernier, d’avoir « rédigé un article pour le Lancet décrivant le mode de fonctionnement [du conseil] pour le faire connaître internationalement ».
Reste qu’en France, certains avis du conseil ont été diffusés avec plusieurs jours de retard, et parmi les plus gênants pour le gouvernement, comme celui du 14 mars hostile à la réouverture des écoles ou celui qui listait les « prérequis » au déconfinement, publiés avec cinq jours de décalage, soit une éternité en période de pandémie.
Plus grave : aucun des avis formulés par le Care n’a été rendu public. Qu’ont bien pu recommander ces « blouses blanches » aux ministères de la santé et de la recherche en matière de tests, traitements, vaccins, intelligence artificielle ? Quels projets le Care a-t-il « pré-positionnés » (pour reprendre le jargon ministériel) ? Quels acteurs (labos, firmes, biotechs, etc.) a-t-il aidés ? Des membres en situation de conflit d’intérêts ont-ils eu « l’occasion » de se déporter ? Mystère.
Au détour de l’audition de Françoise Barré-Senoussi à l’Assemblée nationale, tout juste a-t-on appris que « la première note demandée au Care portait sur les tests sérologiques » : « On nous demandait quels tests l’État pouvait acheter immédiatement. Nous avons répondu qu’il n’était pas question d’acheter des tests sérologiques tant qu’aucun d’eux n’avait encore été validé. » On ne sait même pas si cette note a été suivie d’effet.
Ainsi, alors que la France sort aujourd’hui de l’état d’urgence sanitaire, une part de flou gigantesque demeure sur la manière dont l’exécutif a pris ses décisions – l’annonce surprise par Emmanuel Macron de la réouverture des écoles, par exemple. Or, comme l’ont bien souligné les philosophes Bernard Manin et Charles Girard dans une tribune, « assumer les décisions prises n’est pas assez, il faut en livrer les raisons » [10].
Pour ces chercheurs, la décision politique ne peut se réduire au « choix arbitraire d’une volonté souveraine ». Même s’il s’agit de peser des biens et des maux qui ne « peuvent être quantifiés », au moins peuvent-ils « être en partie hiérarchisés », estiment ces philosophes, grâce au principe de proportionnalité notamment. Encore faut-il que « ce débat puisse avoir lieu, que les sacrifices soient reconnus, et justifiés selon la logique du moindre mal ».
Or, souvenons-nous qu’en France, le pouvoir exécutif a semblé, quelques jours courant avril, au bord de discriminer les Français selon leur âge, envisageant de déconfiner en-dessous de 65 ou 70 ans seulement. L’option a finalement été écartée. Mais à l’issue de quel débat ? Sur quelle base juridique ou éthique ? Par qui ? Emmanuel Macron en personne, selon certains médias. Mais d’aucune manière les Français n’ont été informés des termes de la dispute, encore moins associés à ce choix de société majeur.
« Risque que le coronavirus renforce le modèle technocratique »
La seconde leçon de la crise est que le gouvernement français est resté prisonnier d’une définition étroite du savoir, entièrement dévolu aux « grands » scientifiques, comme du pouvoir, demeuré monopole de l’exécutif. En dépit d’une note confidentielle remise le 14 avril à l’Élysée, et révélée par Mediapart [Disponible sur ESSF (article 54032), Covid-19 (France) : Jean-François Delfraissy, président du conseil scientifique, demande « d’impliquer la société ».]], dans laquelle Jean-François Delfraissy demandait la création d’un « comité de liaison avec la société », au motif que « l’exclusion des organisations de la société civile peut facilement ouvrir la voie à la critique d’une gestion autoritaire et déconnectée de la vie des gens », l’exécutif n’a rien concédé de ce côté. Tout juste une représentante d’ATD-Quart monde a-t-elle rejoint en cours de route le conseil scientifique.
En réduisant la relation entre savoir et pouvoir à sa dimension verticale, et surtout en cantonnant le champ de la science à celui de professeurs souvent parisiens, masculins et bien installés, l’exécutif s’est ainsi privé d’une définition élargie de la médecine (les généralistes et leurs données de terrain ont notamment été négligés), du savoir comme des outils d’une démocratie sanitaire, pourtant en place depuis au moins deux décennies sous la pression en particulier d’associations de malades ayant mis en avant que la médecine devait combiner les savoirs des chercheurs, des praticiens mais aussi des patients.
Le raté a été criant dans la prise en charge des malades du Covid-19 mais pas seulement : l’ampleur des « dommages collatéraux » survenus chez les autres patients commence tout juste à se faire jour (personnes en attente de greffe, dialysées, malades du cancer, etc.). Leurs associations ont pourtant tiré la sonnette d’alarme durant la crise. L’une de celles qui représentent les insuffisants rénaux résume aujourd’hui la situation en ces termes [11] : « Le fonctionnement des instances de démocratie en santé a purement et simplement été suspendu. »
Pour la philosophe Sandra Laugier, spécialiste du care, l’absence, dans les collèges d’experts, d’infirmières, d’aides-soignants, de personnels des Ehpad, pourtant en première ligne dans la crise, comme de représentants des usagers, constitue le signe d’un « déni démocratique » et d’une vision à la fois périmée et ultra-hiérarchisée du soin. Dans les maisons de retraite, ce n’est pas le manque d’alertes de terrain qui explique l’appréhension tardive de la catastrophe, mais le manque de relais de ces « petites » voix, de prise en compte de ces expériences de vie-là.
En matière de savoir et d’organisation sanitaires, « on a l’impression que l’effet de sidération collective a conduit à revenir très en arrière par rapport aux idéaux qui ont prévalu au moment de la mise en place des États généraux de la santé en 1997 et 1998 », soulignait aussi dans Le Monde Christian Saout, ancien président de l’association Aides et membre du collège de la Haute Autorité de santé.
Et ce alors même que Jean-François Delfraissy a été l’un des artisans de la mise en place de cette démocratie sanitaire élargie quand il était à la tête de l’Agence nationale de recherches sur le sida (Anrs), faisant entrer les associations de malades dans les instances, puis lorsqu’il a piloté les États généraux de la bioéthique, largement ouverts aux citoyens et aux associations. Dans la perspective d’une « deuxième vague », il continue d’ailleurs de pousser à la création d’un « comité citoyen », conscient qu’un reconfinement généralisé n’est plus guère envisageable et qu’il faudra mieux responsabiliser et rendre acceptables par la société les mesures à prendre.
Mais derrière ces questions se situe une bataille plus large que les relations entre le scientifique et le politique, prises en réalité dans une définition de la démocratie. Or, le risque est qu’en « démontrant l’importance de la science et de l’expertise, ainsi que la nécessité de situer un plus grand nombre de décisions à l’échelle supranationale, moins propice au contrôle démocratique, le coronavirus renforce le modèle technocratique », souligne Laurence Morel, maîtresse de conférences en science politique à l’université de Lille.
Il est d’ailleurs singulier que ce moment sanitaire, qui a renforcé les tendances technocratiques du savoir et du pouvoir tels qu’ils fonctionnent en France, ait coïncidé avec la célébration des travaux de la convention citoyenne sur le climat.
Cette tentation de confier l’ensemble des manettes à une science et à un gouvernement sûrs d’eux-mêmes est le miroir d’une tentation autoritaire plus large face aux dysfonctionnements de la démocratie représentative, qu’on retrouve dans certains secteurs de l’écologie où l’on juge que l’urgence climatique n’est plus compatible avec le temps de la démocratie.
Pourtant, cette crise sanitaire vient rappeler que les régimes dictatoriaux ne sont pas plus efficaces. On voit plutôt, souligne Laurence Morel, que « la clé résidait dans une réactivité précoce, à l’image de ce qu’ont fait la Corée du Sud et l’Allemagne – deux démocraties – en recourant au dépistage massif dès les premiers cas. Au contraire, la Chine a tardé à reconnaître le danger et bâillonné les lanceurs d’alerte. Alors que la Corée du Sud voisine, qui a affaire à une opinion publique, a retenu la leçon du Sars et su reconnaître et affronter rapidement le danger grâce à des structures spécialisées mises en place au lendemain de cette épidémie, la Chine autoritaire a perdu de précieuses semaines qui auraient pu empêcher la propagation du coronavirus ».
Comme le montre la gestion du virus Ebola en Afrique et les succès de la lutte contre celui-ci dans des pays aux infrastructures médicales et sanitaires défaillantes, c’est bien la fine connaissance de la société, l’épidémiologie populaire et la confiance, du côté du pouvoir comme de la population, envers des personnes relais qui permettent sans doute le mieux de freiner certaines maladies virales. Et qui peuvent expliquer qu’un pays comme le Nigeria paraisse « mieux préparé » que l’Europe aux épidémies, comme l’expliquait l’historien de la médecine tropicale Guillaume Lachenal à Mediapart [12].
Ce rappel brutal que, comme l’avait établi le philosophe Michel Foucault, la santé se situe au cœur de la gouvernance moderne, oblige à revisiter, si on veut saisir et redéfinir les relations entre le scientifique et le politique, la notion forgée par lui de « biopouvoir », entendu, pour le dire vite, comme le fait que l’exercice du pouvoir s’est progressivement fondu dans le discours du normal et du pathologique, et s’est diffusé au travers d’institutions sanitaires dans une forme de maillage serré du corps social.
À l’aune de la « biopolitique », la crise sanitaire a montré que l’impératif de protection de la population a pris le pas sur la préservation de l’économie, mais que cette préservation a concerné inégalement les corps et les vies, puisque les ouvriers ont été rapidement appelés à occuper leurs postes et que les migrants ou les SDF se sont retrouvés confinés dehors et abandonnés à eux-mêmes.
Pour le philosophe Mathieu Potte-Bonneville, spécialiste de Foucault, ainsi qu’il l’écrit dans un texte récent dans la revue en ligne AOC, « poser la question biopolitique à propos de l’épidémie en cours » devrait pourtant inviter, plutôt qu’à « lire le moment sous le registre de la souveraineté et d’un corps social unanime sous l’autorité de son chef », à préférer d’autres constructions possibles des relations entre savoir et pouvoir, et entre un gouvernement et sa population.
Certes, admet-il, « le caractère diffus de l’épidémie et la soudaineté de ses symptômes ont compliqué l’émergence d’une voix des malades, comme cela avait été le cas avec le Sida ». Mais il voit aussi des raisons « de ne pas désespérer de la vitalité démocratique » : le travail effectué par l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament [13], « collectif initié par d’anciens membres d’Act Up Paris, et signe de l’importance que peut revêtir la transmission d’un héritage théorique et militant d’une épidémie l’autre », ou encore les prises de parole émanant de différents collectifs hospitaliers.
La troisième leçon importante est celle d’un pouvoir français demeuré engoncé dans son jacobinisme centralisateur, où l’échelon national prévaut sur tous les autres, ce qui l’a empêché d’avoir une gestion fine de territoires inégalement confrontés à l’épidémie ou de mettre en place des politiques partageant les responsabilités, comme cela a pu être le cas en Allemagne.
Si les instances du savoir et les lieux du pouvoir doivent être en mesure d’articuler des échelles, puisque le fédéralisme n’est pas la panacée, comme le montre le rebond actuel de la circulation du virus [14] de l’autre côté de l’Atlantique dans beaucoup d’États dirigés par des Républicains ; si on comprend que certaines politiques sanitaires ou scolaires doivent être impulsées depuis le centre ; si on a vu avec ces trains de malades quittant les régions débordées pour d’autres moins touchées des exemples de solidarités inédites entre collectivités territoriales et hospitalières, la façon dont l’exécutif s’est mis tardivement à différencier les politiques scolaires, sanitaires et économiques selon les zones rouges, vertes ou oranges, montre bien que face à une épidémie – fait social total –, la réponse ne peut être centralisée et autoritaire, au risque d’être à la fois mal adaptée et mal acceptée.
Dans sa dernière allocution, le 14 juin, le président de la République a pris acte de cette réalité en déclarant : « L’organisation de l’État et de notre action doit profondément changer. Tout ne peut pas être décidé si souvent à Paris. Face à l’épidémie, les citoyens, les entreprises, les syndicats, les associations, les collectivités locales, les agents de l’État dans les territoires ont su faire preuve d’ingéniosité, d’efficacité, de solidarité. »
Mais ces promesses d’ouvrir « pour notre pays une page nouvelle donnant des libertés et des responsabilités inédites à ceux qui agissent au plus près de nos vies » risquent fort de rester lettre morte au vu des pratiques effectivement mises en œuvre, ou bien d’être confondues avec une autonomie de façade, par exemple pour la prise en charge de la dépendance (car la fameuse « contractualisation » entre l’État et les départements débouche bien souvent sur une responsabilisation sans financement). Quant à l’autonomie qu’apporteraient les partenariats public-privé, elle s’est surtout révélée, telle qu’elle avait déjà débuté pour les universités ou les hôpitaux, dévastatrice pour le service public et ses missions.
Cette question rejoint, sans s’y confondre, celle de l’État et du néolibéralisme. Si cette décentralisation donne du pouvoir aux territoires et aux citoyens sans faire reculer la puissance publique, très bien. Si elle est un nouveau faux nez pour désarmer l’État social et imposer aux institutions publiques une nouvelle cure de New Public Management au nom des contraintes budgétaires, les mêmes causes produiront les mêmes effets.
La séquence inédite d’articulation entre savoir et pouvoir que nous venons de vivre oblige toutefois à creuser cette question pour ne pas se contenter de la dénonciation, nécessaire mais incomplète, des méfaits de la pensée unique néolibérale appliquée au domaine de la santé. Si la France a sacrifié la santé publique, dont elle était pourtant une des championnes, et donné, dans les hôpitaux, le pouvoir aux gestionnaires sur les médecins et les personnels, au nom d’une vision néolibérale de la rentabilité, les catastrophes médicales, sanitaires et sociales dont est émaillée l’histoire des pays communistes oblige à préciser que la remise en cause urgente de l’austérité et du capitalisme contemporain ne règlerait pas les relations entre le politique et le scientifique.
D’autant que, comme le disait le philosophe Pierre Zaoui dans un entretien à Mediapart [15], « d’un côté, on peut bien dire que la crise sanitaire d’aujourd’hui n’est que l’effet des politiques néolibérales récentes qui ont cassé l’hôpital public au profit du privé, désindustrialisé la France, et l’empêchant donc de produire rapidement masques et respirateurs, abîmé très sérieusement la recherche et ainsi les possibilités de trouver un vaccin, mondialisé la production dans le mépris le plus total des paramètres écologiques ».
Mais, d’un autre côté, ajoutait-il, « on peut aussi bien dire que dans les vrais pays néolibéraux qui ont pris la mesure des enjeux biopolitiques d’aujourd’hui, comme Taïwan, la Corée du Sud, l’Allemagne ou les pays d’Europe du Nord, il y a encore un hôpital qui fonctionne, un tissu industriel, une recherche efficace, et donc une gestion de la crise qui n’oblige pas à un confinement médiéval, mais à une prise en charge beaucoup plus fine et individualisée des populations : une prise en charge sanitaire et économique beaucoup plus efficace ».
Dans les années 1930, de l’autre côté de l’Atlantique, une grande querelle intellectuelle opposa Walter Lippmann, fondateur du néolibéralisme contemporain, au philosophe pragmatiste John Dewey. Le premier promouvait la logique d’un État vertical mené par un gouvernement appuyé sur des « experts » pour faire accepter des choix jugés éclairés, dans une démocratie strictement représentative. Le second, sans nier les principes de représentation ou les institutions de savoir, valorisait au contraire les expérimentations sociales horizontales et l’implication continue des citoyens, seules à même de rendre possible une démocratie vivante et créative. Cette alternative politique est plus que jamais devant nous.
Joseph Confavreux