« Une organisation révolutionnaire n’est viable que si elle dispose d’une boussole sur les questions fondamentales. Le jour où elle limiterait sa fonction à l’efficacité immédiate, à la tactique des luttes et à la gestion des contradictions au jour le jour, elle serait condamnée à l’émiettement. » (D. Bensaïd)[1].
« Peut-être la construction d’une organisation révolutionnaire est-elle aussi nécessaire qu’impossible, comme l’amour absolu chez Marguerite Duras. Cela n’a jamais empêché personne de tomber amoureux. » (D. Bensaïd)[2].
Né à Toulouse en 1946, Daniel Bensaïd a été l’un des fondateurs de la Jeunesse Communiste Révolutionnaire (JCR) française en 1966 et de la Ligue Communiste (LC) en 1969 (rebaptisée Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) après sa dissolution en 1973). Animateur de Mai 68 dès le Mouvement du 22 mars, il est resté fidèle à son engagement révolutionnaire jusqu’à la fin de sa vie, contrairement à tant d’autres figures célèbres de sa génération devenues des rebelles repentis.
De ce point de vue nous pouvons le considérer, en reprenant les termes de Gilbert Achcar [3] [2], comme un « intellectuel symbolique » qui mieux que quiconque a personnifié de façon exemplaire le Mai 68 français, même s’il a toujours récusé l’étiquette de soixante-huitard qu’ont précisément adoptée ceux qui n’ont pas tardé à réduire cet événement à guère plus qu’un divertissement auto-justificatif de la jeunesse.
Je me propose d’analyser dans ce texte, sous une forme synthétique, l’itinéraire politique de Bensaïd et l’évolution de sa pensée stratégique, largement inséparables de celles de sa propre tradition politique[4]. Concrètement je m’attacherai d’abord à sa singularité en tant que militant révolutionnaire et intellectuel, pour analyser ensuite son évolution politico-stratégique en trois grandes étapes : Mai 68 et ses lendemains, la période de reflux des années 1980 et la recherche d’une nouvelle ouverture après la chute du mur de Berlin.
J’examinerai de façon plus détaillée cette dernière étape, dans la mesure où c’est celle qui correspond à la période postérieure à Stratégie et parti [5] et qui coïncide avec les années de plus grande production intellectuelle de Bensaïd. Je m’attacherai alors en particulier à analyser ses écrits sur l’horizon révolutionnaire et le communisme, ses controverses sur les théories qui prônent de changer le monde sans prendre le pouvoir, et ses réflexions sur le type de parti qu’il est nécessaire de construire.
Agir et penser comme collectif
Dirigeant de la LCR jusqu’au début des années 1990, il a joué un rôle clé dans le développement de l’une des formations emblématiques de la gauche révolutionnaire européenne. Militant internationaliste, il a dirigé la IVe Internationale pendant une longue période et consacré une grande partie de son activité politique au travail internationaliste, en jouant un rôle clé dans sa construction dans différents pays, à commencer par l’État espagnol, le Mexique ou le Brésil[6]. Il n’en écrivait pas moins dans son autobiographie :
« Diriger m’inspire une sainte répulsion : je préfère faire que faire faire. Cela pourrait passer pour une vertu égalitaire. Ce peut être, aussi bien, le signe d’une incapacité désorganisatrice à déléguer et à faire confiance »[7].
En Daniel Bensaïd convergeaient un homme d’action (il a été pendant des années responsable du service d’ordre de son organisation !), un dirigeant politique international et un intellectuel de premier plan. Une combinaison de qualités qui en font quelqu’un d’exceptionnel dans le panorama de la gauche internationale et une de ses figures hautement singulières. Son engagement durant des décennies dans les rangs de la LCR puis au Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), qu’il a contribué à impulser, se distingue comme un fait assez singulier dans le panorama intellectuel de la gauche européenne où engagement politico-organisationnel et travail de réflexion intellectuelle ont tendu à se dissocier.
C’est sans doute pour cela que le travail intellectuel de Bensaïd a revêtu une forte dimension collective, inséparable des débats politiques, des séminaires de formation et des réunions militantes :
« Dans l’action collective, on se rend compte que les idées sont fruit d’échange et qu’on ne pense jamais tout seul (comme la médiatisation pousse à le faire croire). Tout le monde pense. Les intellectuels sont peut-être privilégiés pour ce qui est de mettre des idées en forme mais, et c’est un autre élément de satisfaction, le militantisme est un garde-fou, un anticorps contre les tentations spéculatives du travail intellectuel. »[8]
Le militantisme collectif représentait ainsi, pour lui, un triple principe simultané de réalité, de modestie et de responsabilité : cela exige de soumettre les idées à l’épreuve de la pratique et de réfléchir à partir de la pratique même, de penser au sein d’une communauté d’égaux et de s’obliger à rendre des comptes sur ses propres prises de position et leurs conséquences[9].
De ce point de vue il incarnait une version de l’intellectuel distincte de celle du « sage » qui intervient sans équivoque dans la vie publique en faveur de la justice et de l’égalité, en qualité d’expert ou d’autorité morale, mais du haut d’une certaine tour d’ivoire intellectuelle et sans engagement organisationnel concret. Un modèle d’intellectuel très spécifique à la tradition française, depuis l’affaire Dreyfus tout au moins, dont les principales figures sont celles de Jean-Paul Sartre[10] dans l’après-guerre ou de Pierre Bourdieu à la fin des années 1990. Même s’il connut une certaine notoriété médiatique à la fin de sa vie, Bensaïd n’a jamais été un intellectuel médiatisé et, sans aucun doute, son lien organique avec la gauche révolutionnaire l’explique en grande partie.
Il ne s’est jamais reconnu dans l’étiquette de philosophe (« professeur de philosophie » corrigeait-il) ni dans la notion d’ « intellectuel engagé ». D’abord parce que ce concept peut conduire à considérer l’engagement militant comme un pur produit de la raison et de sa propre activité intellectuelle, alors qu’en réalité il relève aussi des passions et des émotions. Ensuite parce que cela présuppose un statut particulier pour « l’intellectuel » (« personne ne parlerait d’“ouvrier engagé”, de “paysan engagé”, d’infirmière ou d’instituteur engagés ») tout comme une suspicion envers l’intellectuel qui s’engage justement en dérogeant à « la sacro-sainte “neutralité axiologique” » et en se situant « à cheval entre théorie et pratique, entre vérité et opinion ». Mieux vaut alors parler d’ « engagé intellectuel »[11], disait-il, car l’ordre des mots a de l’importance.
Une vision de soi aux antipodes de l’intellectuel auto-complaisant, superficiel et docile avec le pouvoir qu’ont incarné en France durant des décennies les nouveaux philosophes avec à leur tête André Glucksmann, Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy, dont la médiatisation a été directement proportionnelle à l’inconsistance et au caractère inoffensif de leurs idées. C’est à ce dernier que Bensaïd a d’ailleurs consacré un bref opuscule, Un nouveau théologien[12], pour relever les impostures intellectuelles propres à un « théologien inorganique d’une gauche recentrée » et ses renoncements politiques au service d’une « gauche en faillite »[13].
Théorie et pratique ont chez Bensaïd une interdépendance réciproque et ne sont pas deux chemins qui progressent sur des trajectoires parallèles ou divergentes. Cela ne veut pas dire qu’elles sont en fusion complète ni qu’elles seraient dépourvues d’autonomie relative, mais qu’elles doivent être pensées comme des champs spécifiques interconnectés de façon non mécanique et contradictoire (d’une forme plus ou moins analogue à la façon dont il faut concevoir le rapport entre le social et le politique, un thème, il est vrai, très propre à la réflexion bensaïdienne).
Théorie et pratique ont leurs propres logiques. En usant de la même terminologie que Bensaïd, on pourrait dire qu’elles ont leur propre temporalité. Une temporalité discordante et désynchronisée. Le temps de l’action et celui de la pensée réfléchie ne sont pas analogues. Militant et intellectuel ne sont pas identiques et, quand quelqu’un incarne les deux simultanément, c’est souvent dans un rapport de tension créative entre ces deux pôles. Mais la question de fond est que la théorie et la pratique sont toutes deux riches et fructueuses quand elles se présentent dans une inter-connexion mutuelle.
Même si ces deux dimensions de son existence, celle du militant et celle du théoricien, ont été constamment présentes des années 1960 jusqu’à sa mort, cela s’est fait de façon inégale et déséquilibrée. De ce point de vue, l’itinéraire de Bensaïd peut-être divisé en deux : une première étape partant du début de son engagement politique jusqu’à la fin des années 1980 où le militant a pris le dessus sur le théoricien, et une seconde, durant les deux dernières décennies de sa vie où ce rapport s’est inversé.
Entre les années 1960 et 1988, Bensaïd a copublié cinq livres : Mai 68, une répétition générale (avec Henri Weber) (1968), Portugal, une révolution en marche (avec Charles-André Udry et Carlos Rossi) (1975), La Révolution et le Pouvoir (1976), L’Anti-Rocard ou les haillons de l’utopie (1980), et Mai 68 : rebelles et repentis (avec Alain Krivine) (1988). Il a également écrit divers longs articles et des notes internes de débat dans la LCR (je me référerai aux plus importants dans le cours de cet article) ainsi qu’un certain nombre de brochures, à mi-chemin entre articles et petits livres, dont beaucoup sont le fruit de ses cours de formation dans la LCR ou à l’Institut International de Recherche et de Formation (IIRF) à Amsterdam : Le Deuxième Souffle. Problèmes du mouvement étudiant (avec Camille Scalabrino) (1969), Les Années de formation de la IVe Internationale (1933-1938) (1986) et Stratégie et parti (1987).
Il a aussi dirigé la rédaction des manifestes programmatiques de la LCR, Ce que veut la Ligue Communiste (1972), Oui, le socialisme ! (1978), et À la gauche du possible (1991). Toute sa production écrite de cette période est directement liée aux problèmes de l’action politique, mêlant des questions concrètes de conjoncture avec des réflexions théoriques et stratégiques de fond. En termes de profondeur et d’ambition théorique, La Révolution et le Pouvoir (1976) constitue sans aucun doute son œuvre la plus remarquable de cette période.
À la fin des années 1980 il a commencé à consacrer davantage de temps à la production théorique et intellectuelle, en rédigeant une sorte de trilogie sur la mémoire et l’histoire avec Moi, la Révolution (1989), un essai sur le bicentenaire de la Révolution française, Walter Benjamin Sentinelle messianique (1990), une réflexion sur et à propos du marrane, et Jeanne de guerre lasse (1991) dédié à la figure de Jeanne d’Arc[14].
Rédigée dans une ambiance crépusculaire (pour reprendre un terme dont il usait fréquemment) et de défaite, cette série de livres coïncidera avec le début, en avril 1990, de sa longue maladie et, avec elle, de son retrait graduel des responsabilités quotidiennes de direction politique qu’il avait assumées jusqu’alors. Sans jamais abandonner le militantisme, et toujours très proche des équipes de direction de la LCR et de la IVe Internationale, Bensaïd a consacré l’essentiel de son énergie à l’écriture.
à la trilogie mentionnée ci-dessus succédera une œuvre intellectuelle prolifique qui atteindra une quarantaine de livres, dont les derniers furent Marx, mode d’emploi (2010), une introduction à la pensée de Marx à l’adresse des nouvelles générations militantes apparues dans le cadre de la crise capitaliste ouverte en 2008, et Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise (2011), ouvrage posthume et incomplet consacré à l’analyse d’auteurs comme Marcuse, Debord, Lefebvre ou Baudrillard et aux transformations de la politique contemporaine.
Pour autant, même si sa production écrite systématique n’a éclos qu’à la fin des années 1980, Bensaïd a commencé à consacrer dès le début de cette décennie un effort croissant à l’étude et à la réflexion intellectuelle, en jetant les bases de son déploiement ultérieur. Il s’agissait, dans une conjoncture de recul de la gauche, de reprendre l’étude des fondements de l’engagement révolutionnaire, de « fouiller à nouveau les raisons d’une passion, pour en mieux ranimer la flamme »[15]. Les grands espoirs nés de 1968 avaient pris fin et les renoncements intellectuels et politiques de nombreux anciens soixante-huitards repentis faisaient l’actualité. La volonté de ne pas se laisser entraîner par ce courant et de rester fidèle à l’engagement révolutionnaire devaient aller de pair avec un effort de reconstruction intellectuelle d’une pensée politique et stratégique d’ensemble :
« Notre univers de pensée ne s’est pas écroulé. Il fut néanmoins mis à rude épreuve. La crise était triple : crise théorique du marxisme, crise stratégique du projet révolutionnaire, et crise sociale du sujet de l’émancipation universelle. »[16]
Bensaïd engage alors une tâche de reconstruction théorique qui prendra plusieurs chemins dans son œuvre, comme lui-même le souligne, pour finir par s’entrecroiser : « celui d’un inventaire de l’héritage et de sa pluralité ; celui de la piste marrane et de la raison messianique ; celui, enfin, d’un Marx libéré des carcans doctrinaires »[17]. S’élabore ainsi une œuvre théorique singulière imprégnée d’influences diverses, pas toujours compatibles en apparence, caractéristique d’un « communisme hérétique », pour reprendre les termes de Michael Löwy[18]. S’y combinent, sans vraie contradiction, des classiques du marxisme tels Marx, Engels, Lénine, Trotsky ou le Che avec Walter Benjamin, Auguste Blanqui, Charles Péguy, et l’intérêt porté aux hérésies religieuses, le marranisme et des figures comme celle de Jeanne d’Arc.
A l’occasion d’une rétrospective, lors de la soutenance tardive en 2001 de son habilitation à diriger des recherches (HDR), il constate que, sans nier les changements ni les discontinuités, les questions qu’il s’était posées dans sa jeunesse sur les rapports entre histoire et structure, historicité et événement, équilibre et crises, classe et parti, le social et le politique ne l’ont jamais quitté. Ainsi, nombre des interrogations récurrentes de sa jeunesse l’ont « ramené, par mille détours, aux mêmes points de bifurcations »[19].
Au final s’est construite une œuvre au style très personnel, riche en métaphores et formulations lyriques, écrite avec un sentiment d’urgence personnelle telle une course contre le temps qu’il savait perdue d’avance. Défaite politique et maladie personnelle, d’un côté, ténacité et volonté de résistance politico-vitale, de l’autre. Tel est le background dans lequel se développe son œuvre. Ses livres traversent en diagonale et à toute vitesse une série de thèmes omniprésents dont le développement parcourt une spirale expansive sans pour autant être jamais explorés en profondeur.
C’est là que résident l’intérêt et le point faible de l’œuvre de Bensaïd, aussi peu systématique que stimulante. Bensaïd ouvre des pistes mais ne s’y engage pas vraiment, lançant des idées qui demandent à être étudiées plus posément, concluant parfois le débat de façon précipitée sans s’y être impliqué suffisamment. Dans les pages de ses livres prend vie une galaxie de concepts et d’auteurs qui configurent un paysage riche de moments éblouissants mais que la plume rapide et littéraire de l’auteur renonce à dessiner avec davantage de précision[20].
« L’histoire nous mord la nuque »
Exclus de l’Union des Étudiants Communistes (UEC) en 1966, les animateurs de la Jeunesse Communiste Révolutionnaire (JCR) ont connu leur première grande mise à l’épreuve historique avec les événements de Mai 68 qui ont marqué politiquement et stratégiquement toute son équipe de direction. La lecture faite de Mai 68 mettait en avant l’absence d’une organisation qui aurait pu se saisir de cette opportunité, ce qui impliquait simultanément de défier la politique de passivité du Parti Communiste Français (PCF) et de se lancer dans la construction d’un véritable parti révolutionnaire. Mai 68 ? « répétition générale » répondaient sans complexes Bensaïd et ses comparses par analogie avec 1905[21].
Cette lecture de la situation a rapidement révélé ses limites, dans la mesure où la question du pouvoir ne s’est pas reposée sous la forme d’une réplique de Mai 68[22]. à la recherche des possibilités ouvertes après Mai, et avec la ferme volonté de ne pas laisser échapper une autre opportunité, l’équipe dirigeante de la JCR, et de la LC – puis de la LCR – à partir de 1969, a été imprégnée d’un « militantisme porté par l’idée d’urgence et d’imminence révolutionnaire, impatient et pressé »[23]. « Sous la pression d’une urgence en partie imaginaire »[24] l’étape post-68 a été celle d’un « léninisme pressé », pour reprendre une formule de Régis Debray[25] que Bensaïd fait sienne. Dans un débat interne de la LC, Bensaïd résumait ce sentiment de la période en affirmant « l’histoire nous mord la nuque ». Il aurait mieux valu dire « mordillait », comme il devait l’écrire avec une certaine ironie dans ses mémoires.[26]
Politiquement cela s’est traduit par un volontarisme gauchiste d’inspiration guévariste et un léninisme subjectiviste empruntant à Lukács. Sur le plan théorique la pensée du jeune Bensaïd s’exprime dans son mémoire de maîtrise de 1968, autour de la notion de crise révolutionnaire chez Lénine, dont plusieurs idées se reflètent dans un article coécrit avec Sami Naïr à l’automne de la même année[27]. Cet article était, comme l’a écrit Bensaïd quarante ans plus tard dans une introduction à sa réédition, une sorte d’arrière-plan théorique aux débats fondateurs de la Ligue dont le premier congrès allait se tenir en avril 1969[28].
Se démarquant aussi bien de la passivité structuraliste que du spontanéisme, Bensaïd optait pour un volontarisme léniniste sous l’influence d’une certaine lecture de Lukács[29]. Le schéma théorique bensaïdien se basait sur une dialectique négative du sujet dans laquelle s’opposent un sujet théorique abstrait (le prolétariat virtuel) et un sujet pratique (une avant-garde représentant le prolétariat « pour soi »). La notion de crise révolutionnaire, définie selon le schéma léniniste classique, était le moment où le prolétariat pouvait remplir sa mission historique, et « permettait ainsi de réconcilier, dans une sorte d’épiphanie historique, le sujet pratique avec son fantôme historique »[30].
Dans cette analyse, le parti se voit conférer un rôle mystique, en tant que variable décisive pour le passage du prolétariat d’un simple sujet théorique à un acteur révolutionnaire. Il s’agissait alors, face au structuralisme pétrifié, de valoriser le rôle du sujet : « contre les structures ventriloques, tout sur le sujet ! ». Mais le sujet, sous l’influence du subjectivisme lukácsien et du volontarisme guévariste, plus que la classe, était dans cette formulation le parti lui-même, transformé en cristallisation de la conscience de la classe pour soi.
La conséquence en était une « substitution du parti à la classe [qui] a une implication politique que l’on peut qualifier de gauchiste. L’affrontement entre les classes fondamentales tend en effet à se réduire à un affrontement entre le Parti et l’État. »[31]. Il s’agissait d’une vision qui, par exemple, comme Bensaïd lui-même l’a relevé ultérieurement, contrastait avec les positions d’Ernest Mandel à l’époque, qui mettait davantage l’accent sur le développement inégal de la conscience et sur des revendications transitoires[32].
Bensaïd modifiera nombre de ses points de vue, mais la réflexion sur la notion même de « crise révolutionnaire » gardera une place centrale et décisive dans sa pensée et toute son œuvre ultérieure[33]. Même conçue sous un prisme différent, l’idée que la crise doit être analysée en termes de stratégie perdurera comme une variable centrale dans sa compréhension de la politique. La pensée politique bensaïdienne et celle de la LCR sont restées marquées par l’expérience de Mai 68 : la puissance disruptive de l’événement, la nécessité de lui rester fidèle, l’occasion perdue par l’absence d’une organisation politique dotée d’une orientation révolutionnaire au cœur de la crise, et la nécessité de s’organiser pour être prêt à quand se présenterait une nouvelle opportunité.
Cela a configuré chez Bensaïd une pensée éminemment stratégique, centrée sur l’idée de « penser la crise »[34] à la lumière de l’expérience fondatrice de Mai 68, même si le caractère internationaliste de son engagement politique lui a permis de développer une pensée stratégique à un niveau plus global, à partir de la connaissance réelle de l’histoire internationale du mouvement ouvrier et des autres réalités politiques contemporaines, notamment l’Amérique latine (Chili et Argentine en particulier) et d’autres pays européens (le Portugal et l’État espagnol, Bensaïd ayant une relation étroite avec la LCR espagnole).
La conséquence positive de l’impact de Mai 68 sur la politique de la LCR et de Bensaïd est que cela a situé au cœur de leur réflexion l’idée même de révolution et celle de rupture. Il n’y renoncera jamais. La conséquence négative en est que la discussion stratégique sur le moment décisif ne s’est pas accompagnée, dans la même mesure, d’une réflexion équivalente sur les processus de formation de la conscience de classe, la légitimité du pouvoir, et les tâches politiques pertinentes à long terme. Le tournant qui fera suite à l’ultra-gauchisme de cette période corrigera en partie cette question, une correction amplifiée encore dans son étape de maturité intellectuelle, sans qu’il en tire toutefois, comme je l’analyserai plus loin, toutes les conséquences stratégiques possibles.
Un aspect qu’il est important de souligner rétrospectivement, pour évaluer avec justesse sa politique dans cette période gauchiste, est que la réification relative du parti et la centralité absolue de sa construction comme clé de voûte de la stratégie révolutionnaire, se sont toujours accompagnées d’une authentique culture démocratique, sans aucun doute un signe distinctif de la tradition politique de Bensaïd. Les dirigeants de la Ligue, rappelle-t-il, ont toujours été caractérisés par une « culture égalitaire et une défiance tenace envers les effets de hiérarchie et de commandement », dans une sorte de « léninisme libertaire ».[35]
C’est ce qui a sans doute évité une vision erronée de beaucoup des polémiques fébriles et hâtives de l’époque et a, surtout, empêché toute dégénérescence interne, en termes de conception organisationnelle, de discipline, et de relations personnelles, dans le cadre du léninisme pressé et volontariste de la période. Une question décisive à l’heure de faire le bilan.
La dissolution de la LC par le gouvernement français en 1973, suite à l’action visant le meeting du groupe fasciste Ordre nouveau, a marqué un point d’inflexion et a été l’occasion de réfléchir à un début de réorientation. Victime d’un excès de passion volontariste et subjectiviste, nécessaire peut-être dans une certaine mesure pour susciter l’hyper-militantisme de la période, la LC n’a cependant jamais franchi de seuil fatidique, contrairement à d’autres organisations et courants de l’époque qui se sont engagés dans la voie de la lutte armée ou celle d’un isolement irréversible. Les raisons en résident dans son ancrage dans la tradition historique du mouvement ouvrier, son ouverture et sa connaissance directe de la réalité latino-américaine, acquises du fait de son appartenance à la IVe Internationale.
À partir de 1974, la fondation de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) a été l’occasion d’une réorientation stratégique qui a rompu avec le volontarisme de la période précédente au bénéfice d’une politique centrée sur le « front unique », l’implantation dans la société, et l’objectif d’attirer ceux qui étaient caractérisés comme une « avant-garde large », c’est-à-dire les couches de travailleurs et d’étudiants politisés et radicalisés qu’il fallait disputer aux organisations politiques réformistes traditionnelles[36].
Cette réorientation s’est développée dans le cadre de l’opposition au « programme commun » qu’ont adoptée le PS et le PCF en 1972 pour offrir une perspective politico-électorale alternative à la droite gaulliste. à l’occasion du congrès de l’organisation italienne Lotta Continua en 1975, Bensaïd, analysant la politique menée par cette organisation, relevait ses efforts pour développer une « ligne de masse » tout en soulignant ses limites stratégiques marquées par l’absence de toute réflexion sur la tactique unitaire vis-à-vis du reste de la gauche révolutionnaire et en direction des organisations réformistes, oscillant souvent entre des positions spontanéistes et des conceptions gradualistes.[37]
La publication de La Révolution et le Pouvoir (1976) lui a donné l’occasion d’un bilan plus systématique de la politique suivie jusqu’alors et de la recherche d’une approche plus complexe de la stratégie révolutionnaire. La réflexion sur « le pouvoir » est le fil conducteur de l’ouvrage :
« La première révolution prolétarienne a donné sa réponse au problème de l’État. Sa dégénérescence nous lègue celui du pouvoir. L’État est à détruire, sa machine à briser. Le pouvoir à défaire, dans ses institutions, ses ancrages souterrains (la division du travail notamment). Comment la lutte par laquelle le prolétariat se constitue en classe dominante peut-elle, malgré la contradiction apparente, y contribuer. Il faut reprendre l’analyse des cristallisations du pouvoir dans la société capitaliste […] ».[38]
Dans ce livre, Bensaïd se proposait de mener à bien une triple réflexion sur les rapports de pouvoir, le bilan du stalinisme et une synthèse des débats stratégiques du XXe siècle, des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste (IC) jusqu’aux récentes expériences du Chili et du Portugal, en passant par la Guerre civile espagnole. Le livre polémiquait à la fois contre l’immobilisme structuraliste d’inspiration althussérienne, les courants eurocommunistes et néoréformistes qui réinterprétaient Gramsci dans un sens parlementariste et gradualiste, et les philosophies émergentes du désir. Il leur opposait une stratégie révolutionnaire qui mettait l’accent sur la perspective du double pouvoir, la grève générale révolutionnaire et la lutte pour l’unité du mouvement ouvrier sur la base de cette orientation.
Même si au cours des années Bensaïd devait reformuler certains de ses postulats et complexifier encore davantage son analyse aussi bien des modalités de domination que de la stratégie révolutionnaire, les idées-forces en matière de stratégie ébauchées dans La Révolution et le Pouvoir sont restées en grande partie les piliers de sa pensée stratégique.
Sa réflexion stratégique dans cette période est complétée par trois articles de fond, « Hégémonie, autogestion et dictature du prolétariat » (mai 1977), « Eurocommunisme, austromarxisme et bolchevisme » (octobre 1977), et « Grève générale, front unique, dualité du pouvoir » (janvier 1979) auxquels s’ajoute le court livre L’Anti-Rocard (1980).[39] Dans ces écrits il poursuit une ligne d’argumentation similaire, préconisant la recherche d’une voie révolutionnaire distincte des versions gradualistes et parlementaristes représentées par l’eurocommunisme ou de nouveaux courants réformistes et « autogestionnaires » proches du Parti Socialiste, qu’il rapproche des conceptions austromarxistes des années 1920 pour ce qui est de la conception de l’État, de la politique et des élections.
Il faut encore rappeler que pendant toute cette période, la politique de construction de la Ligue a également pris la forme d’une participation propagandiste aux élections, en utilisant les campagnes électorales pour essayer de toucher un public plus large, pour faire connaître le parti, et pour opposer son projet à celui de la gauche majoritaire. Le résultat de la première campagne présidentielle de Krivine en 1969 (1,06 %), qui n’était plus que de 0,36 % en 1974, reflétait également un isolement social au sens large de la gauche révolutionnaire et, également, la logique particulière de l’affrontement électoral, où des facteurs comme l’utilité du vote sont décisifs et où la fidélité n’est enfreinte que dans des circonstances très exceptionnelles.
Cela « nous a édifiés sur la lenteur glaciaire des phénomènes électoraux »[40], même s’il n’y a pas eu de vraie réflexion dans les rangs de la LCR sur le rôle spécifique des élections dans sa politique de construction, ni sur les caractéristiques des campagnes électorales et les aptitudes nécessaires pour les mener avec succès (en particulier la communication ou le rapport avec les moyens de communication), ce qui a conduit à des erreurs de ciblage et de communication importantes dans ces deux campagnes présidentielles[41].
À contre-courant en plein crépuscule
Le changement de décennie annonçait aussi un changement de période. La fin de l’aventure, en janvier 1979, du quotidien Rouge que publiait la LCR depuis mars 1976, était déjà le signal symbolique d’une époque. Les aspirations générationnelles de promotion sociale allaient de pair avec l’ascension du mitterrandisme qui parviendra au pouvoir en mai 1981.
Contrairement aux attentes de la Ligue, aucune vague de mobilisation n’a fait suite à la victoire socialiste et elle n’a pas été le prélude à une déstabilisation des institutions de la Ve République. Lors de son VIe congrès en janvier 1984, elle corrigera cette analyse, ce qui, au fond, revenait à prendre acte des transformations intervenues dans le mouvement ouvrier et la classe ouvrière. En 1986, dans une contribution aux débats internes de la Ligue, Bensaïd écrivait :
« La toile de fond, c’est une crise historique du mouvement ouvrier. Tout un cycle de son histoire est en train de s’achever sous nos yeux, alors que la recomposition dont nous parlons tant, à l’échelle nationale comme à l’échelle internationale, revêt des formes embryonnaires éclatées et reflète de profondes différenciations sociales et géographiques ».[42]
Au début des années 1970, la LCR se concevait elle-même comme une organisation qui luttait pour accomplir un changement révolutionnaire à la tête du mouvement ouvrier, en évinçant les organisations réformistes traditionnelles. Sa vision a évolué ensuite vers l’hypothèse d’une recomposition plus complexe sur le plan politique et syndical. Finalement, la crise du mouvement ouvrier et les changements matériels, de composition, de conscience et de cultures dans la classe ouvrière, ont montré que « cette recomposition ira de pair avec un bouleversement et un renouvellement social de la classe ouvrière elle-même, de son expérience, de sa culture, de ses organisations »[43].
Tout au long de la décennie, le projet de parti de la Ligue s’est affaibli. Une bonne partie de ses membres se sont repliés sur l’intervention dans les mouvements sociaux et les syndicats, une façon de poursuivre leur engagement militant et de maintenir une certaine insertion dans la société. La Ligue a perdu en punch et en capacité de centralisation, ne survivant que par l’activisme social inné d’une partie importante de ses cadres. Absente déjà de l’élection présidentielle en 1981 (faute d’avoir recueilli les 500 parrainages nécessaires pour pouvoir se présenter), son intervention propagandiste dans les élections a connu une évanescence au cours de la décennie, reflétant un déclin organisationnel. La LCR participera cependant à l’expérience manquée de la candidature à la présidentielle de Pierre Juquin, dissident du Parti Communiste soutenu par divers collectifs et comités de base, dont la dynamique s’est essoufflée après ses résultats décevants (2,1 %) et du fait des limitations stratégiques et politiques du candidat lui-même[44].
Pour la première fois, la génération de Bensaïd a eu le sentiment clair d’aller à contre-courant de l’histoire, voire même d’être écrasée par elle. S’ouvrait alors une période d’incertitude. Les perspectives de la révolution se sont éloignées avec la même force qu’elles étaient apparues. Résister à contre-courant est progressivement devenu la principale tâche des organisations révolutionnaires. Refuser de se conformer au cours du monde, non pas pour l’ignorer ou s’enfermer dans des fantasmagories sectaires, mais pour ne pas se réconcilier avec lui.
Dans cette ambiance de recul, il y avait incontestablement des contre-tendances concrètes à l’échelle mondiale, mais sans qu’elles suffisent à provoquer un changement de dynamique global. Certaines d’entre elles ont occupé une place importante dans l’activité militante de Bensaïd, comme la solidarité avec la Révolution Sandiniste ou l’expérience du mouvement de masse contre la dictature au Brésil qui a nourri la construction du Parti des Travailleurs (PT) où la section brésilienne de la IVe Internationale, Démocratie Socialiste (DS), a joué un rôle notable en se transformant en un courant important au sein du PT et en un pilier essentiel de son aile gauche. Voici comment il synthétise l’expérience de la DS dans ses mémoires :
« Nos camarades s’accordèrent que la construction de leur propre courant était organiquement liée à celle du Parti des travailleurs, conçue non comme une simple opportunité tactique mais bien comme une orientation stratégique. […] Les définitions programmatiques et idéologiques viendraient au fur et à mesure des expériences collectives. »[45]
C’était une expérience de construction d’un parti assez différente de celle de la LCR et de ses organisations sœurs en Europe, qui étaient nées avec l’objectif d’une accumulation rapide de forces en tant que partis indépendants, en dehors des forces traditionnelles, dans la perspective d’une crise révolutionnaire continentale qui permettrait la « fusion directe du noyau programmatique et du mouvement de masse »[46].
Durant toute la décennie Bensaïd a participé aux discussions de la DS, en l’accompagnant dans ses débats et en cherchant à les insérer dans une perspective internationale. C’est une décennie où la DS est passée d’un petit collectif à une force représentant 10 % des délégués au congrès du PT, avec une implantation politique et sociale significative, en particulier dans l’État de Rio Grande do Sul. Parallèlement le PT a connu une croissance spectaculaire sous l’impulsion d’un nouveau mouvement ouvrier et s’est converti en une référence internationale, dans un contexte de reflux où le Brésil représentait une exception à contre-courant. Son évolution a connu des dynamiques contradictoires et à partir de 1989 ont prédominé incontestablement les tendances vers son institutionnalisation et la modération de sa politique. Dans cette conjoncture, la double identité « révolutionnaire » et « pétiste » de la DS a fait naître des contradictions, sans que la DS elle-même en tire les conclusions pertinentes.[47]
Au-delà du Brésil, Bensaïd a aussi joué un rôle important dans l’accompagnement de l’organisation mexicaine de la IVe Internationale, le Parti Révolutionnaire des Travailleurs (PRT), qui a acquis une force notable à la fin de la décennie, dans un contexte de crise du modèle d’État et de régime politique issu de la révolution mexicaine, sous l’impact de la crise de la dette, du tournant néolibéral et de la corruption généralisée. à la différence de la DS, le cas du PRT était une expérience de construction plus classique dans l’histoire de la IVe Internationale et plus proche de l’expérience française (dans une situation politique néanmoins radicalement différente dans les années 1980). En 1986 le PRT a compté six députés, parmi lesquels la figure connue de Rosario Ibarra, et gagné la direction d’une petite municipalité rurale dans l’État de Morelos. Ibarra sera la candidate du PRT à l’élection présidentielle de 1988, où elle jouera un rôle important dans la mobilisation contre la fraude électorale qui a empêché la victoire de Cuauhtémoc Cardenas, lui-même restant passif et conciliateur face à la manipulation des résultats.
Bensaïd a toujours gardé un bon souvenir de ses équipées mexicaines, comme en témoigne le chapitre qu’il leur consacre dans sa biographie, où il mêle le Mexique qu’il a connu à l’histoire du Mexique révolutionnaire et du Mexique de Trotsky, de Frida Kalho et des légendes et des hérésies qui montraient que « de Canudos a la Cristiade, le contretemps de l’histoire est scandé de révoltes populaires ambivalentes ». Le Mexique de Bensaïd était également celui d’un de ses romans préférés, Au-dessous du Volcan, de Malcom Löwry, que son auteur présentait comme « une prophétie, un avertissement politique »[48]. La prophétie en tant qu’avertissement politique conditionnel sera précisément un des thèmes centraux de l’œuvre bensaïdienne écrite à partir de la fin des années 1980.
Comme nous l’avons vu, face à une réalité internationale et européenne qui soumettait à rude épreuve les hypothèses révolutionnaires des décennies précédentes, Bensaïd a commencé à consacrer davantage de temps au travail théorique, même s’il ne devait éclore sous forme d’écrits qu’à partir de la fin de la décennie, avec la volonté de conforter plus encore un engagement pour la révolution qu’il n’a jamais voulu renier ni abandonner.
C’est dans ce contexte qu’il faut situer la rédaction de Stratégie et parti (1987), fruit d’un stage de formation de cadres de la Ligue. Sous la forme synthétique d’une brochure, Bensaïd s’efforçait de tirer un bilan des principales expériences révolutionnaires et des débats du mouvement ouvrier. Dans un certain sens, on peut considérer ce texte comme la meilleure synthèse du travail d’élaboration stratégique développé par la Ligue depuis sa création[49]. Peu avant Stratégie et parti, Bensaïd a également publié une courte brochure, transcription d’un cours de formation à l’IIRF d’Amsterdam, Les Années de formation de la IVe Internationale (1933-38)[50], une réflexion circonscrite aux origines historiques du courant auquel il appartient, avec pour objectif de comprendre une partie des problèmes postérieurs, et qui peut être lue comme un complément de Stratégie et parti.
On peut ajouter à ces deux textes l’article déjà mentionné, « Contribution à un débat nécessaire sur la situation politique et notre projet de construction du parti »[51], un texte de 1986 préparatoire aux débats d’avant-congrès de la LCR dans lequel il se livre à un examen de la politique de l’organisation et de l’évolution du mouvement ouvrier. Ensemble, ces trois textes, dont incontestablement Stratégie et parti est le plus substantiel, synthétisent bien les préoccupations stratégiques de Bensaïd dans une conjoncture politique difficile : affaiblis, à contre-courant, hésitant sur la voie à suivre, mais avec des convictions à l’épreuve des bombes. C’est ainsi que Bensaïd résume la situation.
Sa réflexion stratégique a pour prémisse le maintien des objectifs fondateurs de son engagement militant : l’horizon révolutionnaire, quelque éloigné qu’il soit de la réalité, quelque ténues qu’en soient les expectatives. La méthode choisie consistait dans l’étude des expériences du passé avec l’objectif d’en extraire des leçons pertinentes. Une méthode nécessaire et indispensable pour la compréhension du présent et pour ne pas répéter par ignorance des erreurs avérées mais qui, simultanément, entraîne des risques et a été utilisée de façon caricaturale dans les rangs de la gauche révolutionnaire, avec des analogies superficielles entre situations non comparables qui apportaient des réponses mécaniques incapables, en réalité, de permettre une réflexion nuancée.
Au contraire, pour Bensaïd, « les analogies historiques peuvent aider à réfléchir, mais elles ne proposent en aucun cas des “modèles” ou des modes d’emploi. Elles encouragent seulement à faire preuve d’imagination et à vérifier que l’intransigeance sur les principes, loin d’exclure la souplesse tactique, peut la favoriser »[52]. Autrement dit, connaître le passé ne doit pas servir à lire le présent de façon rigide, mais au contraire à ouvrir de nouvelles fenêtres pour s’en approcher avec plus de précision.
Le bilan stratégique des expériences et des principales controverses de l’histoire du mouvement ouvrier reprend les grandes lignes de discussion et d’argumentation développées dès La Révolution et le Pouvoir, mais sont maintenant synthétisées dans un contexte plus défensif et où le doute, au moins partiel, quant aux objectifs fondateurs affecte les cadres du parti, en ce qui concerne non pas leur justesse, mais leur faisabilité. De ce fait, l’exposé de Bensaïd commence par réaffirmer la nécessité de créer la possibilité d’une révolution, chose qu’il aurait considérée comme acquise dans ses écrits de la décennie précédente :
« Il est difficilement pensable de construire une organisation révolutionnaire sans la conviction partagée qu’une révolution est possible dans un pays capitaliste développé. Pas seulement des explosions sociales qui, sous les coups de marteau de la crise, sont probables ou certaines, mais une situation révolutionnaire débouchant sur une possibilité de victoire. Si on ne pense pas, en effet, que la conquête du pouvoir par la classe travailleuse est possible, si on ne travaille pas patiemment dans cette perspective, alors il est inévitable de glisser en pratique vers la construction d’autre chose. Une organisation de résistance, utile au jour le jour, dans le meilleur des cas… Mais le renoncement au but final ne tardera pas à dicter des accommodements pseudo-réalistes dans la lutte quotidienne même… ».[53]
La discussion sur le parti, dans la deuxième partie de la brochure, prend en compte le contexte politique de l’époque, celle d’un questionnement de l’engagement partisan et de repli sur les mouvements sociaux d’une grande partie des militants des années 1960-1970. Alors qu’il est mis en doute quant à son sens et à son utilité, Bensaïd analyse le parti en remontant aux origines des débats fondateurs du mouvement ouvrier et aux conceptions de Marx, pour qui le parti a toujours recouvert deux significations : l’une, concrète, incarnée dans une organisation à la vie souvent éphémère, et l’autre, générale, qui se réfère au mouvement historique de la classe ouvrière.
Bensaïd ébauche une série d’analyses sur le parti dont il conservera le noyau fondamental dans ses écrits postérieurs et dans sa période la plus prolifique en tant qu’auteur : la distinction entre parti et classe en s’inspirant de Lénine, la définition du parti comme une organisation qui prend des initiatives et cherche activement à modifier la conjoncture en agissant sur tous les terrains comme un tribun populaire, et la défense de la pluralité et du pluralisme politique telle qu’on la trouve dans les écrits de Trotsky dans les années 1930. Je reviendrai plus loin sur ces questions, de façon plus détaillée, en analysant ses écrits des années 1990 et 2000, où la pensée de Bensaïd évolue avec quelques ruptures.
Dans une conjoncture de reculs, de décomposition des références, il insiste sur l’importance de garder comme boussole l’objectif révolutionnaire et, simultanément, de laisser ouvert le chemin à parcourir pour l’atteindre, autrement dit, la politique concrète à mettre en œuvre. Son point de départ est de maintenir bec et ongles le parti pris de la révolution et, par voie de conséquence, de la construction d’un parti révolutionnaire.
Tâche impossible au vu du signe des temps ? Nous n’avons pas encore dit notre dernier mot et il ne faut pas défaillir au moment de s’y engager car, comme il l’écrit vers la fin de Stratégie et parti, « la vie a l’imagination plus fertile que nous, et nous n’avons certainement pas tout vu. Mais notre problème, celui sur lequel nous essayons d’agir, c’est qu’il existe au moins un parti révolutionnaire, et le plus fort possible. » La question est de bien comprendre que le « vrai problème stratégique est de construire et renforcer un parti révolutionnaire. Nous déterminons le but. Le chemin ne dépend pas que de nous et il peut être sinueux. Mais le but doit rester clair. » C’est en ces termes qu’il conclut sa réflexion à contre-courant.
Les années postérieures à Stratégie et parti approfondiront encore ce climat crépusculaire et défensif. La perspective de la révolution ne cessait de s’éloigner alors que, avec la même intensité, le capitalisme apparaissait toujours davantage comme le seul modèle envisageable. Résister à contre-courant sans jamais défaillir sera l’activité à laquelle se consacrera Bensaïd, en cherchant toujours à ne pas tomber dans une éthique de résistance confortable ni une esthétique de la défaite. Penser stratégiquement, et dans le cadre d’un engagement militant et partisan, sera toujours son principal objectif. Pourtant, dans un retour sur cette période, il affirmera plus tard :
« Tout combat minoritaire de longue haleine peut se complaire dans une esthétique de la défaite : vaincus, mais dans la dignité… Il faut un effort permanent de lucidité sur soi-même. Il y a un peu de cette tonalité dans ce que j’ai écrit à la fin des années 1980 : avec la contre-réforme libérale, on avait l’impression que le sol se dérobait sous nos pieds. Quitte à être les derniers des Mohicans, au moins tomber la tête haute. »[54]
Une politique profane à contre-temps
La fin des années 1980 et le début des années 1990 ont été marqués par une ambiance de défaite du mouvement ouvrier (et des mouvements populaires plus généralement) devant les avancées du néolibéralisme. La chute du Mur de Berlin en 1989, la première Guerre du Golfe en 1990 et la désintégration de l’URSS en 1991 ont ouvert la voie à une nouvelle étape historique, un « nouvel ordre mondial », pour reprendre une expression marquée du sceau du président nord-américain George Bush en 1991.
Codifié dans le Consensus de Washington en 1989, le néolibéralisme est devenu la seule politique économique et la seule cosmogonie possibles. Fukuyama proclamait la fin de l’histoire.[55] Il n’y avait pas d’autre horizon que le capitalisme et la démocratie libérale. Fin de parcours, donc. Il fallait soit capituler définitivement soit reprendre le chemin à son point de départ sans jamais se réconcilier avec le monde tel qu’il était.
Le choix de Bensaïd est d’entretenir, contre toute évidence, la flamme de l’engagement révolutionnaire, avec autant de force dans la conviction que de fragilité dans l’espérance, convaincu que « l’histoire n’est pas finie et l’éternité n’est pas de ce monde »[56]. Il s’agissait alors de se maintenir tant bien que mal à flot en plein naufrage. Avec pour seule certitude la voie choisie au milieu des années 1960, malgré les erreurs commises sur le parcours. Avec pour seule certitude le combat engagé, malgré les maigres résultats obtenus. « Nous nous sommes parfois trompés, souvent peut-être, et sur bien des choses. Du moins ne nous sommes-nous trompés ni de combat, ni d’ennemis » écrivait-il rétrospectivement.[57]
La trajectoire de Bensaïd est celle du passage du sentiment d’imminence de la révolution exprimée dans la formule que nous avons commentée « l’histoire nous mord la nuque » à la lente impatience, formule qu’il reprend à George Steiner et qu’il a choisie pour titre de son autobiographie Une lente impatience, publiée en 2004. Il y écrit, tirant le bilan du parcours suivi depuis les années 1960 :
« nous avons dû nous initier à cette patience biblique, à cette vieille patience juive, plus de cinq fois millénaire, transformée aujourd’hui en patience et en endurance palestiniennes. »
à la « rude école de la patience » il a fallu « apprendre “l’art de l’attente” ». Une attente qui en aucun cas ne doit être confondue avec la passivité ou la résignation. C’est l’art « d’une attente active, d’une patience pressée, d’une résistance et d’une persévérance, qui sont le contraire de l’attente passive d’un miracle ».[58] Tirant sur ce fil, Bensaïd en vient à concevoir l’engagement politique en termes de « pari », reprenant l’interprétation marxiste que donne Lucien Goldmann[59] du pari pascalien sur l’existence de Dieu, à laquelle il ajoute la notion de sa dimension mélancolique. Changer le monde est alors un pari. « Il devient mélancolique, ce pari, lorsque le nécessaire et le possible divergent »[60], ainsi qu’il le développe dans son livre au titre homonyme, Le Pari mélancolique[61]. La politique du pari (mélancolique) est alors la culmination du caractère profane de cette dernière.
La « résistance », ce n’est pas un hasard, sera un des leitmotivs de l’œuvre qu’il développera dans cette phase de sa vie. « Je résiste, donc je suis. Jusqu’à l’agonie. »[62] déclare Bensaïd en reformulant la maxime de Descartes, dans une double analogie politico-vitale. Résister de toutes ses forces à un ordre insupportable. Résister de toutes ses forces jusqu’au dernier souffle, contre la tempête néolibérale et contre le mal incurable. La résistance est liée, de ce fait, à la persévérance. à la constance et à la fidélité à ses propres convictions et au refus de céder devant l’adversaire. « Résistance rime donc avec endurance ».[63]
Mais à la différence de nombreux intellectuels contemporains, Bensaïd refuse de tomber dans un résistentialisme éthique et esthétique, aussi digne que politiquement stérile, quand bien même il pourrait s’y laisser aller quelque peu à l’occasion, comme l’indique sa réflexion citée ci-avant. Il ne s’accommode pas plus de l’activisme social mouvementiste qui, face au poids écrasant de rapports de forces matérielles et intellectuelles très défavorables, renonce à se poser la question d’un changement global de système et considère perdue la sphère politique.
La résistance bensaïdienne comporte en soi la volonté de passer à la contre-attaque et a pour fondement de vouloir reconstruire une pensée stratégique. Il ne faut pas s’enfermer dans les « résistances sans projet »[64]. Résister est le point de départ, le commencement de tout, mais cela implique un acte d’affirmation qui permet d’aller au-delà de ce à quoi on résiste et du seul horizon de la résistance en tant que telle. C’est en « résistant à l’irrésistible qu’on devient révolutionnaire sans le savoir »[65] écrit Bensaïd à la fin des années 1990. Mais cela implique, pour vaincre, de commencer à penser stratégiquement, car il n’y a « pas de victoire sans stratégie »[66].
La stratégie est, sans doute, la clé de voûte de toute la réflexion bensaïdienne et de toute sa conception de la politique. Keucheyan a donc raison de le considérer comme “le plus stratège de tous les penseurs critiques contemporains”[67]. La réflexion stratégique, et c’est là une particularité notable de Bensaïd, se développe à partir de l’engagement dans les rangs d’un parti, et pas en s’y refusant[68]. On s’y livre avec la volonté de réactualiser les chemins vers un horizon de révolution et de socialisme, et pas pour y renoncer. Mieux penser pour mieux agir et arriver ainsi à destination. Ne pas renoncer à cet horizon en s’abusant soi-même, en affirmant affirme qu’il n’est pas valide et qu’il ne l’a jamais été, et que d’autres étapes plus proches sont, elles, opératoires.
D’une certaine façon, à partir de la fin des années 1980, Bensaïd radicalise ce qu’il a ébauché dans Stratégie et parti et que nous avons déjà relevé : maintenir de toutes ses forces les objectifs qui ont fondé l’engagement révolutionnaire acquis au milieu des années 1970 et, simultanément, laisser largement ouvertes les formes qui doivent y conduire, mais avec une réflexion théorique plus riche et plus ouverte, sous l’influence décisive de Walter Benjamin.
Comment recommencer stratégiquement après la défaite ? Bensaïd répond synthétiquement par une formule empruntée à Deleuze, « on recommence toujours par le milieu »[69]. Ni tabula rasa, ni répétition béate d’une tradition pétrifiée. La question de la transmission et de l’héritage est devenue à cette étape une question cruciale pour Bensaïd, qui se demande que transmettre et comment. Lui-même a joué finalement une fonction de lien, de « passeur » qui, comme le rappelle Traverso[70], a trois significations : entre générations, entre traditions théoriques et entre organisations de pays et de continents différents. D’une certaine façon, ces trois niveaux se superposent en s’enchevêtrant.
Bensaïd fait sienne l’assertion de Derrida pour qui « l’héritage n’est pas une propriété, une richesse acquise, que l’on met en banque pour faire des intérêts et des dividendes, mais “une affirmation active, sélective, qui peut parfois être réanimée et réaffirmée plus par des héritiers illégitimes que par des héritiers légitimes” ».[71] Cela implique que « les héritiers décident de l’héritage » et « lui sont plus fidèles dans l’infidélité que dans la bigoterie mémorielle »[72]. Au-delà du jeu de mots il y a l’invitation, loin d’oublier les expériences passées, à les lire les yeux ouverts, prêts à réinterpréter en permanence ce que l’on croit déjà connaître et retenir ce qui est encore utile pour le combat présent, dont l’incertitude est proportionnelle à la hauteur des défis qui se présentent.
Le maintien de sa fidélité et de la continuité de son positionnement politique et organisationnel fait que l’œuvre de Bensaïd implique de facto le recours à l’opération hégélienne de l’Aufhebung sur sa propre tradition politique[73]. Autrement dit, dépassement et préservation simultanément, dépassement sans reniement. Dans l’un de ses textes de bilan politico-historique il se réclame d’un « certain trotskysme » dont l’héritage « est sans doute insuffisant, mais non moins nécessaire pour défaire l’amalgame entre stalinisme et communisme, libérer les vivants du poids des morts, et tourner la page des désillusions »[74].
Ce regard particulier sur sa propre tradition est bien reflété dans ce qu’il écrivait vers la fin de sa vie, en 2008, à la veille de la dissolution de la LCR préparatoire à la création du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) :
« Au fur et à mesure qu’approche le moment du passage de témoin entre la Ligue et le nouveau Parti, certains demandent avec de plus en plus d’insistance aux quelques dizaines de « vétérans » que nous sommes, fondateurs de la Ligue en 1969 ou de l’organisation de jeunesse exclue des étudiants communistes (JCR) qui l’a précédée en 1966, si nous n’éprouvons pas un pincement nostalgique au cœur au moment de la voir disparaître pour transcroître dans une force nouvelle. Nous avons plutôt le sentiment (et un peu de fierté, avouons-le) du travail accompli et du chemin parcouru. Il fut bien plus long que nous ne l’imaginions dans l’enthousiasme juvénile des années 60, et il n’est pas facile de rester aussi longtemps des »révolutionnaires sans révolution » ».[75]
La flamme de la révolution, aussi nécessaire qu’évanouie de l’horizon, se maintient chez Bensaïd moyennant une conception de l’histoire comme un processus ouvert, sans destin préfiguré, qui s’interprète à partir d’une raison messianique inspirée de Walter Benjamin et ses Thèses sur le concept d’histoire. Le tournant bensaïdien vers Benjamin se situe dans le cadre d’une revalorisation de l’héritage de ce dernier de la part de nombreux intellectuels de gauche dans une situation de défaite comme celle des années 1980.
La particularité du tournant benjaminien de Bensaïd n’est pas seulement l’intérêt qu’il porte à un Benjamin politique, dans le sillage d’autres auteurs comme Löwy ou Eagleton, mais surtout de son usage stratégique de l’auteur des Thèses[76]. Les influences du messianisme de Benjamin se combinent chez Bensaïd avec celles d’Auguste Blanqui et de Charles Péguy. Au premier il emprunte la notion de « bifurcation » qui a une incidence dans une conception non linéaire du temps historique et au second sa critique de la raison historique et du positivisme dominant dans le socialisme français de la fin du XIXe siècle et du début du XXe.
Un fragment du dialogue entre l’Histoire et la Mémoire par lequel Bensaïd conclut son ouvrage sur Benjamin nous donne à voir la revendication conjointe d’une conception ouverte et non linéaire de l’histoire et d’une mémoire non pétrifiée par la commémoration rituelle, au service d’une politique du présent où « l’éclosion des »peut-être » brise le cercle de l’éternel retour »[77] :
La Mémoire : Tu n’as pas de présent.
L’Histoire : Tu n’as plus d’avenir.
La Mémoire : A nous deux, peut-être ?
L’Histoire : A nous deux ? Peut-être en effet n’aurions-nous jamais dû nous séparer.
La Mémoire : Tu serais une autre histoire.
L’Histoire : Et tu ne serais plus la Mémoire. Ensemble, nous ne serions ni toi ni moi, mais autre chose.
La Mémoire : A nous deux nous aurions fait de la politique.
L’Histoire : Et notre politique ne serait plus la Politique.
Le tournant messianique benjaminien de Bensaïd implique encore, à partir du Moi, la Révolution (1989), le début d’une réflexion jusqu’ici formulée de manière implicite, sur la temporalité historique, politique et sociale qui constitue l’essence véritable de la conception stratégique et de la réflexion théorique bensaïdienne, et la spécificité de son œuvre prolifique dans les deux dernières décennies de sa vie[78]. Bensaïd s’engagera ainsi dans la recherche d’une « politique profane » pensée stratégiquement, où le terme « profane » comme le souligne Artous[79] sert autant de rejet de la montée des communautarismes et du retour de la religion dans la sphère politique, que le refus des visions téléologiques de l’histoire comme une fin prédestinée, en refusant toute notion de « jugement dernier »[80] qui donnerait à celle-ci un sens rétrospectif.
La politique profane de Bensaïd prétend réaffirmer l’engagement révolutionnaire dans un contexte où la révolution a disparu de l’imaginaire, sauver le communisme du stalinisme, et ne pas abandonner la lutte politique au bénéfice de l’activisme exclusivement social en faisant de nécessité vertu, en prenant en compte, toutefois, les mutations contemporaines de la politique sous l’impact du processus de globalisation.
À la recherche de la stratégie perdue
Préserver l’horizon de la révolution et du communisme a été une des tâches centrales de la politique de Bensaïd. Conçue sous la forme d’une interruption messianique du continuum de l’histoire, la révolution, pour Bensaïd, « sans image ni majuscule reste donc nécessaire en tant qu’idée indéterminée de ce changement et boussole d’une volonté. Non comme modèle, schéma préfabriqué, mais comme hypothèse stratégique et horizon régulateur[81] » d’une perspective de changement social et de rupture avec un présent insupportable. Même quand toutes les évidences semblent indiquer le contraire, Bensaïd maintient la porte ouverte à son irruption à contre-temps :
« Toujours anachronique, inactuelle, intempestive, elle survient entre déjà plus et pas encore. La ponctualité n’est pas son fort. Elle a le goût de l’impromptu et des surprises. Elle ne saurait, ce n’est pas son moindre paradoxe, advenir que si on ne l’attend pas – ou plus. »[82]
La politique bensaïdienne est celle d’une « immanence radicale »[83], où la crise est le moment où s’ouvrent les possibilités et les potentialités disruptives propres à la situation. Un potentiel qu’il lira sous le prisme d’un prophétisme politique messianique qui comprend la prophétie comme une anticipation conditionnelle du futur et une injonction pour passer à l’action, vu que le prophète n’est que celui qui « fait sonner le réveil, un fauteur de troubles, un trouble-fête qui empêche de rêver en paix »[84].
La flamme révolutionnaire va de pair avec l’effort pour sauver le communisme, soumis à des jugements des plus sommaires sans la moindre garantie procédurale dans les années 1990 par des auteurs conservateurs comme François Furet ou Stéphane Courtois et leurs pareils.[85] Cela implique de sauver le communisme du stalinisme et des expériences bureaucratiques qui ont été sa sinistre caricature :
« Céder à l’identification du communisme avec la dictature totalitaire stalinienne, ce serait capituler devant les vainqueurs provisoires, confondre la révolution et la contre-révolution bureaucratique, et forclore ainsi le chapitre des bifurcations seul ouvert à l’espérance. Et ce serait commettre une irréparable injustice envers les vaincus […] »[86]
Bensaïd applique indistinctement à la révolution et au communisme le qualificatif d’ « horizon régulateur » ou d’« horizon stratégique régulateur »[87]. Il ne développe guère ce concept, ni la façon dont révolution et communisme interagissent. Mais je crois que de son point de vue découle de l’idée que tout horizon régulateur peut être conçu comme un mécanisme à deux jambes : la notion de révolution ou de rupture, et l’idée-force d’un autre modèle de société. Autrement dit, le comment et le quoi, respectivement. Un horizon régulateur qui ne marche que sur une des deux jambes, soit qu’il n’en ait qu’une, soit que l’autre soit mal définie, boîte politiquement. Se tromper de chemin et/ou d’objectif revient à s’égarer quelque part sur le trajet. Toute stratégie politique doit donc savoir manier le rapport entre ces deux questions[88].
De pair avec la défense de la révolution et du communisme, la réflexion stratégique bensaïdienne à partir des années 1990 se centre sur la nécessité de ne pas abandonner la perspective politique, en se réfugiant dans l’activisme social mouvementiste. Dans cette entreprise, son travail connaîtra différentes étapes intermédiaires :
– une première à partir de la fin des années 1980 jusqu’à la moitié des années 1990 est marquée par l’apogée du néolibéralisme et la faiblesse des résistances sociales, où la résistance à contre-courant est la tâche principale ;
– une seconde à partir des grèves de novembre et décembre 1995 contre la réforme de la Sécurité sociale entreprise par le gouvernement Juppé, qui ont constitué l’explosion sociale la plus importante depuis 1968 et ont marqué un point d’inflexion dans la situation politique, sociale et culturelle française[89] ;
– une troisième marquée par la montée du mouvement altermondialiste pendant la deuxième moitié des années 1990 avec son éclosion en novembre 1999 lors du sommet de l’OMC à Seattle suivie des processus latino-américains ;
– et une quatrième dans la seconde moitié de la première décennie de ce millénaire, où la question politique reprend sa prééminence et qui se chevauche avec l’éclatement de la crise dans l’étape finale de la vie de l’auteur.
L’essentiel de ses apports et de ses interventions se situera dans cette dernière étape, en discussion ouverte avec les idées à la mode dans le mouvement altermondialiste, auquel il a participé activement et dont il a été un soutien convaincu, et dans ses alentours. En termes généraux, cet essor des luttes contre la marchandisation généralisée de la planète à la veille du nouveau millénaire vient confirmer que l’histoire n’est effectivement pas finie, aussi difficile à croire que cela ait pu être dix ans auparavant. Elles représentaient ainsi une nouvelle opportunité d’un nouveau départ. Rétrospectivement il écrit dans ses mémoires :
« Nous avons eu davantage de soirées défaites que de matins triomphants. Mais nous en avons fini avec le Jugement dernier de sinistre mémoire. Et à force de patience, nous avons gagné le droit précieux de recommencer. »[90]
Bensaïd débattait en particulier avec Negri et Hardt de leurs livres Empire (2000) et Multitude (2004) et avec John Holloway de Changer le monde sans prendre le pouvoir (2002)[91]. En affirmant ses désaccords, il leur reconnaissait néanmoins le mérité d’avoir relancé le débat stratégique après une longue période d’ « éclipse » de ce dernier « depuis le début des années quatre-vingt, en comparaison avec les discussions alimentées dans les années 1970 par les expériences du Chili et du Portugal (voire, malgré les caractéristiques très différentes, celles du Nicaragua et le l’Amérique centrale) »[92].
Pour Bensaïd, des ouvrages comme ceux d’Holloway, tout comme nombre d’idées propres au mouvement altermondialiste, représentaient ce qu’il appelait schématiquement une « illusion sociale », fondée sur la croyance en l’autosuffisance des mouvements sociaux, la dissolution du politique dans le social, et le désintérêt pour la question du pouvoir. Il utilise le terme « illusion sociale » dans une allusion inversée à l’ « illusion politique » que Marx critiquait chez les jeunes hégeliens qui réduisaient l’émancipation humaine à l’émancipation civique[93]. En d’autres occasions il l’oppose à l’« illusion étatiste »[94] propre aux courants qui ont cherché à s’appuyer sur l’État comme levier pour le changement social et qui « réduisent la politique à l’orbite de l’État », de Lassalle au populisme en passant par la social-démocratie.
Bensaïd cherche à éviter aussi bien le « fétichisme de l’Etat », qui fait tourner toute politique autour de celui-ci, que le « fétichisme social » ou la « la passion unilatérale pour le social » dépolitisée. Son souci est de bien définir la nature du social et du politique ainsi que leur inter-action. Une position étatisante subordonne le social au parlementarisme dans le cas réformiste ou peut conduire à « l’étatisation bureaucratique du social »[95] dans une transition post-révolutionnaire. L’exaltation du social suppose dans la pratique de laisser la politique comme « monopole aux mains de ceux qui en font profession »[96] et ouvre la porte, en renonçant à toute politique révolutionnaire, à la possibilité de finir par déboucher sur un « réformisme social » à la Proudhon, comme cela s’est également produit chez certains courants « autonomes » contemporains des écrits de Bensaïd.
Autrement dit il est possible de constater qu’il y a toujours eu « un crétinisme anti-électoral symétrique du crétinisme parlementaire »[97]. Entre ces deux pôles, nous rappelle-t-il, « que la politique de l’opprimé doive, avec vigilance, se tenir à distance de l’État, certes. Mais cette distance est encore un rapport, et non une extériorité ou une indifférence absolues »[98].
Dans cette quête stratégique, Bensaïd revient sur le débat avec Foucault dont l’œuvre, si elle permet de penser la pluralité des dominations et des contradictions, a pour limite de dissoudre la question de l’État « considéré non plus comme le point où se nouent et se suturent, dans une configuration historique donnée, ces relations de pouvoir et ces rapports de force, mais comme un rapport de pouvoir parmi d’autres »[99]. La divergence de Bensaïd avec Foucault réside dans le fait que, pour le premier, « tous les pouvoirs ne jouent pas un rôle équivalent dans la reproduction sociale des rapports capitalistes de production » , ce qui fait que la question de l’État reste centrale dans toute stratégie révolutionnaire étant donné que « si le tissu des rapport de pouvoir est à défaire, et s’il s’agit là d’un processus de longue haleine, la machinerie du pouvoir d’État est à briser »[100].
Malheureusement, dans sa discussion sur l’État et les rapports que toute politique révolutionnaire doit établir avec lui, dans un contexte de focalisation des débats avec les courants libertaires et « anti-politiques », il ne se décide pas à revisiter et rediscuter à fond les positions et les expériences qui ont misé sur une voie opposée. D’une part, il n’explore pas en profondeur les hypothèses stratégiques des processus « bolivariens » en Amérique latine, qu’il a suivis de près, comme il avait pu analyser de façon plus systématique les expériences chilienne et portugaise dans les années 1970.
Il n’a pas non plus publié de bilan systématique du dénouement final de l’expérience du PT et de la DS, qui a culminé dans l’adaptation de cette dernière au gouvernement Lula et sa rupture avec la IVe Internationale. Celle-ci établira des relations politiques avec une minorité d’anciens membres de la DS qui quitteront le PT pour former le Parti Socialisme et Liberté (P-SOL)[101]. Par ailleurs il manque une rediscussion plus posée que celle des années 1970 de l’œuvre et de l’héritage de Nicos Poulantzas et de ses disciples. Ce sont deux lacunes surprenantes chez le Bensaïd tardif.
La politique bensaïdienne implique d’intervenir et dans le social et dans le politique, deux sphères qui fonctionnent selon des logiques spécifiques et reliées de façon complexe. Pour autant il ne développe pas une pensée systématique quant à l’intervention dans les deux domaines, au-delà d’une défense de l’auto-organisation et de la mobilisation dans le domaine social, et de la construction d’un parti-stratège (je reviendrai plus loin sur ce concept) dans le domaine politique. Il manque, de ce point de vue, un développement des contours de ce que j’ai appelé une « stratégie intégrale » par analogie avec le concept gramscien de l’« État intégral », synthétisé dans les formules « État (au sens intégral : dictature + hégémonie » et « État = société politique + société civile, c’est-à-dire hégémonie cuirassée de coercition » [102].
Par ces formules, Gramsci, comme le souligne Thomas, cherchait à analyser « l’interpénétration et le renforcement mutuel de la ’’société politique’’ et de la ’’société civile’’ au sein d’une forme d’état unifié (et indivisible) » et à désigner « une unité dialectique des moments de la société civile et de la société politique »[103]. C’est cette dialectique dans l’intervention au sein de la société civile et de la société politique qui se trouve peu développée chez Bensaïd qui, toutefois, insiste toujours sur elle de facto, en rappelant l’actualité de l’injonction de Lénine à intervenir sur les deux terrains.
Une telle stratégie implique « une politisation du social et une socialisation du politique[104], dans un sens émancipateur et antagoniste. Bensaïd paraît pourtant porter davantage d’attention au premier qu’au second, en insistant sur les limites du mouvementisme et des contre-pouvoirs sociaux sans perspective politique. Mais il ne réfléchit pas autant sur la façon de socialiser la politique ou de « socialiser la révolution », pour utiliser une formule de Miguel Romero[105], c’est-à-dire la façon de penser la construction d’un puissant réseau de pouvoirs alternatifs, sous la forme d’un système de fortifications spécifiques qui attestent de la conquête provisoire de positions en territoire adverse et préparent la conquête révolutionnaire du pouvoir.
La question n’est pas tant que cette réflexion soit absente, mais qu’elle n’est pas systématisée et n’occupe pas une centralité suffisante dans son œuvre, ce qui reflète d’une certaine façon la pratique de sa propre tradition politique, davantage centrée dans la mobilisation sociale et l’auto-organisation que dans la logique des (contre) pouvoirs sociaux et culturels. De ce point de vue, on peut affirmer que la perspective stratégique bensaïdienne, pour être parachevée, devrait se gramsciser davantage sur ce point, en termes d’analyses et de priorités politiques.
Gramsci figure, incontestablement, parmi les auteurs importants de la galaxie de Bensaïd et il s’en réfère dans de très nombreux passages de ses ouvrages. Dans son dernier livre majeur, Eloge de la politique profane (2008), il analyse en particulier le concept éculé d’hégémonie, en polémiquant contre deux de ses sombres dérives. D’un côté, sa version réformiste eurocommuniste, qui réduit la « lutte pour l’hégémonie » à la conquête de positions institutionnelles au sein de l’État par les élections et la construction d’une contre-société domestiquée et au service d’une politique passive.
De l’autre, il débat avec Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, les auteurs d’Hégémonie et stratégie socialiste (publié en 1985), qui développent une version post-classiste et mouvementiste du concept gramscien. à l’opposé, Bensaïd rappelle que le concept d’hégémonie est « irréductible à un inventaire ou une somme d’antagonismes sociaux équivalents. Il implique un rassemblement de forces autour des rapports de classe. » Pourtant cela ne suppose pas d’adhérer au schéma éculé qui fait la différence entre « contradictions principales » et « secondaires », ni de subordonner les « mouvements sociaux autonomes (féministes, écologistes, culturels) à la centralité de la lutte des classes »[106].
Au contraire, le concept d’hégémonie sert à « concevoir l’unité dans la pluralité des mouvements sociaux ». Il s’agit donc de penser stratégiquement la « pluralité du social », ce qui est distinct de l’apologie post-moderne de « la société éclatée » comme du réductionnisme de classe, ou encore de concevoir la complexité et la « multiplicité du moi », ce qui ne revient pas à postuler un « moi dispersé qui “s’éclate” »[107]. Cette unité dans la pluralité, articulée en termes stratégiques, implique de se distancier aussi bien de l’universalisme abstrait que du repli communautariste et/ou du relativisme culturel.[108]
Sous l’influence des résistances altermondialistes à la marchandisation généralisée du monde, à la fois plurielles et avec une capacité d’action en commun, le fil conducteur qui bâtit cette articulation plurielle d’un bloc historique est la lutte contre le capital lui-même qui croise en diagonale toutes les dominations et les oppressions : « Il apparaît que le Capital et la marchandisation du monde sont les grands agents de convergence des conflits sociaux et de leurs enjeux ». Une convergence fondée sur la pluralité elle-même des acteurs. C’est le refus aussi bien du « culte nostalgique d’une unité sociale imaginaire » que de l’apologie de son démembrement, ou sa juxtaposition sans critère stratégique[109].
Dans cet équilibre entre donner une centralité analytique et stratégique à la « la grande logique du capital »[110] et postuler l’articulation plurielle stratégique des mouvements sociaux, Bensaïd abandonne toute mystification quant au sujet révolutionnaire. Il affirme qu’il « convient de laïciser la condition des classes » et se demande : « Sujet, la classe ? Si l’on veut, mais alors sujet turbulent, contradictoire, schizoïde. »[111] En réalité, « il suffit de penser le devenir réel d’une pluralité de formes émergentes, d’acteurs et d’agencements sans grand sujet »[112]. En arrière-fond se trouve le volontarisme subjectiviste de réminiscence lukácsienne du jeune Bensaïd, le caractère profane de la politique bensaïdienne d’inspiration benjaminienne émergeant avec toute sa force.
L’objectif de la discussion bensaïdienne est, en s’appuyant sur Gramsci, de formuler « un projet politique répondant à une crise historique de la nation et de l’ensemble des rapports sociaux »[113]. Pourtant, il ne développe pas en termes stratégiques la relation entre la lutte pour l’hégémonie et la socialisation de la révolution. Le corollaire en est également une exploration trop rare entre la notion de crise révolutionnaire d’inspiration léniniste, comprise comme moment de décision et de vérité et qui parcourt toute son œuvre dès son mémoire de maîtrise de 1968 et jusqu’à ses derniers écrits, et la notion gramscienne de crise de l’hégémonie.
D’un certain point de vue, le faire implique de manier une dialectique du double pouvoir et de contre-pouvoir (ou des pouvoirs sociaux alternatifs). Bensaïd articule bien le rapport entre les deux quand il polémique contre les théories à la Holloway prétendant changer le monde sans prendre le pouvoir, autrement dit de l’anti-pouvoir, l’anti-politique, et le contre-pouvoir permanent. Devant la fantaisie de vouloir ignorer un pouvoir qui n’ignore pas, mais écrase ses adversaires, il rappelle : « une stratégie de contrepouvoir n’a de sens que dans la perspective d’un double pouvoir et de son dénouement : qui l’emportera ? »[114].
Les limites qu’implique le fait de penser le contre-pouvoir sans le double pouvoir sont claires. Mais il développe beaucoup moins les limites du fait de penser le double-pouvoir sans le contre-pouvoir. Comment fonctionne une logique de double-pouvoir ? Comment faut-il agir ? Bensaïd apporte des réponses claires à ces questions et sa pensée les circonscrit. Mais comment se construit un contre-pouvoir ? Quelles institutions sociales alternatives faut-il mettre sur pied ? Il s’appesantit moins sur cette question, n’allant pas au-delà de la défense de l’auto-organisation sociale comme critère et de l’idée générique de l’intervention sur tous les terrains. Dans sa pensée stratégique il analyse davantage le moment du double-pouvoir que le processus du contre-pouvoir (ou du pouvoir social alternatif).
Cela dit, sous l’influence des discussions avec Holloway, Foucault, Marcuse ou Debord, ses dernières interrogations intellectuelles ont porté sur la façon de rompre avec les formes de domination et de fétichisation du monde[115]. Comment trouver la sortie du labyrinthe ? La proposition bensaïdienne est claire : « travailler la contradiction ». Chercher les failles même si elles paraissent parfois inexistantes pour y ficher un pic émancipateur. La politique dans un sens stratégique suppose une rupture de l’asymétrie propre à toute lutte et toute résistance contre tous les pouvoirs oppresseurs, dominateurs ou hégémoniques :
« Il faut accepter pour cela de travailler dans les contradictions et les rapports de forces réels, plutôt que de croire, illusoirement, pouvoir les nier ou s’y soustraire. Car les subalternes (ou les dominés) ne sont pas extérieurs au domaine politique de la lutte, et la domination n’est jamais entière et absolue. Le dehors est toujours dedans » écrivait-il dans son dernier texte inachevé[116].
Il a manqué néanmoins à ce raisonnement de faire le lien avec le débat gramscien sur la (contre) hégémonie et sa traduction stratégique en termes de tâches et de priorités d’intervention. Autrement dit, une fois rompu le « cercle vicieux de la domination »[117], il faut compléter le cercle vertueux toujours imparfait de la stratégie. Bensaïd permet de commencer à avancer sur cette voie.
Politique des partis, partis de la politique
Penser la politique en termes stratégiques ; tel est l’objectif bensaïdien. Plutôt que de lui chercher une substance ou une essence, il conçoit la politique comme un rapport relatif à l’économie, l’organisation sociale et les institutions de l’État.[118] Il la définit comme un « art stratégique de la conjoncture et du moment propice », une formule inspirée par François Proust pour qui la politique est « cet art du présent et du contretemps »[119]. Le rôle de la politique, d’une politique qui exige « le primat non négociable des principes sur la tactique »[120], c’est de conjurer la catastrophe et obtenir que le nécessaire devienne le possible. La stratégie est alors indispensable pour la victoire politique, pour tirer parti de ces instants critiques, en prenant les décisions opportunes au moment adéquat !
« La connaissance stratégique a pour but la décision et la réduction des indéterminations qui l’entourent. »[121]
Bensaïd s’interroge sur les conditions de l’exercice de l’activité politique dans le monde de l’après-guerre froide et dans le cadre du processus de globalisation capitaliste, qui modifie les coordonnées spatio-temporelles de la politique dans une situation où l’espace public se réduit, la connaissance experte se pose en substitut de la politique et la démocratie se voit soumise au despotisme du marché et des enquêtes d’opinion[122]. Penser la représentation politique démocratique devient alors une question complexe où Bensaïd cherche aussi bien à éviter la confusion entre démocratie et démocratie parlementaire propre au réformisme, qu’à l’étatisation bureaucratique de la société propre au stalinisme, ou l’illusion libertaire de la disparition des institutions et de la politique elle-même dans le cadre d’une vision homogénéisatrice du social.
Bensaïd s’appuie ici sur la pensée politique de Marx, Lénine, les critiques de Rosa Luxemburg vis-à-vis des bolcheviques et l’évolution de Trotsky jusqu’à sa défense du pluralisme politique dans La Révolution trahie fondée sur l’hétérogénéité et la différenciation interne des classes sociales elles-mêmes. La compréhension de la pluralité sociale devient alors la base pour penser la représentation démocratique. La démocratie implique de combiner, affirme Bensaïd, diverses formes de représentation et d’institutionnalité, démocratie directe et délégation de pouvoir, et assumer la pluralité des contradictions qui parcourent la société.
Politique et partis vont de pair dans la réflexion bensaïdienne. « Il n’existe pas de politique sans parti ». Ces derniers sont porteurs d’une mémoire collective et d’une expérience soutenue dans le temps[123]. C’est une conséquence de sa conception de la politique comme quelque chose d’intrinsèquement collectif. Il se sépare ici d’auteurs comme Badiou, dont la conception de l’Événement était, pour Bensaïd, dés-historisée et décontextualisée, une sorte de révélation miraculeuse.[124]
Bensaïd a toujours conçu la politique comme liée à la pertinence organisationnelle : « Daniel a toujours été, de façon profonde et essentielle, un homme d’organisation » et il a fait montre d’une grande « fidélité à l’idée d’organisation telle qu’il la concevait », a écrit Badiou lui-même[125]. Il a insisté sur le nécessaire esprit collectif du militantisme et, par là-même, sur la nécessité de l’organisation collective. C’est elle qui garantit la démocratie et la reddition de comptes de l’activité militante.
Poser la question des formes d’organisation politique impliquait pour Bensaïd le refus d’entrer dans des débats stériles sur le « centralisme démocratique » qui se caractérisent généralement soit par un refus rituel de celui-ci, assimilé au centralisme bureaucratique, soit par une défense sectaire de ce concept utilisé à des fins intéressées pour justifier une politique d’appareil. Il s’agissait plutôt de se confronter aux défis concrets pour une politique démocratique face à la dégénérescence de la politique partidaire dominante :
« Comment éviter qu’une collectivité volontairement réunie autour d’un projet politique ne voie sa souveraineté vidée de contenu par la logique marchande, le plébiscite médiatique permanent, ou un centralisme démocratique présidentialiste inavoué ? »[126] s’interroge-t-il.
à l’opposé des discours en vogue il voit dans l’organisation politique partidaire un garant de la démocratie et « un moyen de résister dans une certaine mesure aux effets dissolvants de l’idéologie dominante »[127], rappelant que la politique est, précisément « un art des médiations ». Sans organisation, la politique se réduit à la « démocratie d’opinion »[128] qu’affectionnent la démagogie et la logique plébiscitaire. La défense résolue de l’organisation va de pair avec celle de la démocratie interne et de la prévention de tout processus de bureaucratisation et, en particulier, avec une critique radicale de la « professionnalisation de la politique »[129]. Il ne s’agit pas de nier la nécessité de disposer d’un appareil et de permanents, de « révolutionnaires professionnels », pour utiliser les termes consacrés, mais d’éviter leur développement hypertrophié et leur éternisation.
La défense de l’organisation collective et partisane n’implique pas de tomber dans un fétichisme organisationnel et le léninisme de Bensaïd place par-dessus tout le caractère politique de la centralisation. « Autant de décentralisation que possible, autant de centralisation que nécessaire : telle devrait âtre la règle de l’action collective efficace comme de la discussion démocratique la plus ouverte »[130] : cette définition lui a servi à l’occasion de synthèse de ses conceptions organisationnelles.
Décentralisation et centralisation organisationnelles sont deux éléments d’un continuum dont le point d’équilibre est toujours difficile à trouver. Sans faire siennes les conceptions ultracentralisatrices sur le terrain organisationnel, Bensaïd n’adhérait pas non plus à des conceptions excessivement fédéralistes. Il insistait sur le fait que la capacité d’action en commun implique une certaine forme de centralisation à même de convertir les débats et les délibérations en contraintes et de garantir qu’il en résulte des accords applicables en termes de tâches et d’orientation politique qui, une fois mis en œuvre, peuvent faire l’objet d’un bilan[131].
Le parti est, pour Bensaïd, un parti de militants, et pas d’adhérents passifs, que ce soit dans un schéma traditionnel ou sous les nouvelles formes plébiscitaires on-line. Bensaïd n’a certes pas pu connaître l’expérience de Podemos, mais il est tout à fait possible de s’appuyer sur ses idées pour faire une évaluation critique de la « machine de guerre électorale » bureaucratico-communicativo-plébiscitaire qui, poussée à l’extrême, incarne l’utopie bureaucratique du « parti sans militants »[132].
La notion même de militantisme est néanmoins sujette à débat. Au-delà de sa dimension collective et organisationnelle, que signifie militer et être militant ? Comment penser le militantisme et être militant ? Comment penser le militantisme à long terme quand l’imminence de la révolution n’est pas au rendez-vous ? De quelle manière interagissent militantisme et vie quotidienne ? Bensaïd s’interroge sur tous ces thèmes, sans toujours approfondir le débat. Ses points de départ intangibles sont la dimension collective, organisationnelle et démocratique du militantisme. Ses fondements, une fois écartée toute illusion dans l’inévitabilité de la victoire et toute fausse auto-conviction volontariste subjectiviste, sont les convictions « en l’absence de certitudes ». La politique profane de Bensaïd est également porteuse d’un « militantisme profane », dont « l’impératif catégorique consiste à mobiliser une énergie absolue au service de certitudes relatives »[133].
Si La Révolution et le Pouvoir de 1976, comme il le relève lui-même dans son autobiographie trente ans plus tard, attestait d’une certaine romantisation d’un modèle héroïque du militantisme à la « lonesome cowboy »[134], sa conception militante évoluera avec le temps vers un modèle plus souple, tout autant engagé et activiste, mais moins absorbant, où le militantisme s’insère dans une vision plus complexe de l’existence :
« Dans la pluralité du temps et des espaces, l’espace-temps de la politique est décisif, mais les sentiments, la beauté, la pensée ont aussi leurs rythmes propres qui ne sauraient s’y réduire. L’intéressant, c’est de circuler entre ces espaces, de chercher les portes de communication, les passages secrets, sans abattre les cloisons. »[135]
Pourtant, une fois assumé un militantisme post-héroïque, Bensaïd reste vigilant face à toute routinisation et banalisation de l’activité militante qui, à la longue, pourrait conduire à réintroduire la culture passive, linéaire, résignée et déterministe des partis réformistes traditionnels : « Nous avons mûri et notre militantisme a été “normalisé” dans ses rythmes et ses exigences. Le risque pourrait maintenant être à l’opposé : s’installer dans la routine. »[136] La raison messianique est toujours à l’affût, rappelant qu’il faut rester prêt à toute heure pour répondre à l’imprévisible, face à toute nouvelle opportunité intempestive.
Nouvelle époque, nouveau programme, nouveau parti
Mais, quel type de parti est nécessaire ? La réponse de Bensaïd, inspirée par Lénine, est un « parti stratège » qui agit comme une « pièce maîtresse du puzzle stratégique »[137] comme « opérateur stratégique » et « boîte de vitesses ». S’inspirant de la rupture léniniste avec le modèle parti-classe et pédagogue kaustkien, Bensaïd insiste sur deux questions imbriquées : d’abord la politique a sa propre autonomie et logique spécifique ; un parti n’est pas l’émanation sociologique linéaire d’une classe sociale et ne peut pas être confondue avec elle ; la politique ne peut pas se dissoudre dans un pari sociologisant ni dans une mentalité économiciste ; ensuite, sa fonction n’est pas simplement d’accompagner les événements et espérer qu’ils se produisent, mais elle doit aspirer à intervenir dans les événements pour les modifier.
Si le parti est un regroupement stratégiquement délimité, Bensaïd, comme le remarquent à juste titre Palheta et Salingue[138], laisse ouvert le degré de délimitation stratégique et politique que doit avoir le parti. à propos de l’expérience du Nouveau parti anticapitaliste (que j’analyserai dans la prochaine section), il écrivait en 2008 :
« […] le parti que nous voulons serait en pratique anticapitaliste, c’est-à-dire à mes yeux communiste et révolutionnaire, sans que pour autant il ait résolu l’énigme stratégique des révolutions du XXIe siècle. Les définitions stratégiques se feront chemin faisant, au feu de l’expérience, à la manière dont les controverses stratégiques du mouvement ouvrier ont pris forme au fil des XIXe et XXe siècles. »[139]
L’objectif pour Bensaïd est de construire une alternative à une « gauche résignée » et « subalterne ». Une autre gauche donc, « une gauche de combat, à la mesure d’une droite de combat »[140]. Il a fait sienne la consigne benjaminienne « à gauche du possible » à laquelle il a eu recours pour le titre du manifeste de la Ligue en 1991, et le mot d’ordre « nouvelle époque, nouveau programme, nouveau parti »[141] au début des années 1990, qui a constitué un guide pour la recherche aléatoire de construction d’un nouveau projet politique non seulement dans un contexte de défaite, mais aussi dans une situation de relance de la mobilisation sociale.
L’idée de fond derrière cette perspective était que la création d’une force politique avec une audience de masse devait nécessairement être le fruit de la convergence d’expériences et de traditions diverses, de la confluence entre différents courants politiques organisés et, surtout, de l’intégration à l’activité politique de l’ample couche d’activistes sociaux et syndicaux qui ne se limitent à l’activisme social que par manque de perspectives réelles de construction d’outils politiques.
Discutant sur le type de parti nécessaire, Bensaïd était assez sceptique sur les controverses à propos de la « crise de la forme-parti » en vogue à partir des années 1980, considérant que cela occultait le débat sur la crise des contenus, autrement dit la crise programmatique et stratégique de la gauche et son incapacité à se confronter au néolibéralisme : « Mais la question de « la forme parti », m’apparaît un peu un attrape-nigaud. C’est trop souvent le prétexte pour ne pas discuter du contenu. Or la forme, c’est la forme du contenu. ».[142] Et, plus généralement, cela occultait le débat sur la crise de la politique, de la représentation démocratique et des transformations dans les pratiques militantes.[143]
Il était également assez réfractaire aux propositions « rénovatrices » de la politique qui incorporaient des aspects de « nord-américanisation ». Il regardait avec scepticisme la médiatisation de la politique de la gauche et relevait le risque de voir émerger, parfois au nom de la démocratisation et de l’ouverture des organisations politiques à la société et aux électeurs, un « centralisme médiatique »[144] où la politique se ferait au niveau des médias et de la télévision sans contrôle ni délibération collective démocratique. Ici encore, confronter ses idées à l’expérience de Podemos s’avère extrêmement stimulant.
La préoccupation bensaïdienne de ne pas dissoudre dans des débats sur la forme-parti la crise programmatique et stratégique de la gauche et de ne pas occulter les renoncements, les capitulations et les adaptations de la social-démocratie et des partis communistes, est fondée. Est également pertinent son rappel que les maux généralement imputés aux partis politiques, comme la bureaucratisation et l’institutionnalisation, ne sont pas l’apanage des partis mais bien l’expression de tendances plus générales du monde moderne et de risques consubstantiels à l’action collective quelle qu’en soit la forme.[145]
Il convient cependant d’aborder avec plus de profondeur qu’il ne le fait dans ses œuvres le débat sur le modèle de parti et le type d’organisation nécessaires dans le monde actuel, traversé par l’individualisation croissante des rapports sociaux, la fragmentation de la structure sociale, la précarité de l’emploi et la dissolution des identités des classes laborieuses et de la culture ouvrière classique, et l’impact des nouvelles technologies de l’information et de la communication.
Sur cette question Bensaïd adopte une position surtout défensive face aux critiques mouvementistes de la « forme-parti » et les propositions de rénovation de type « nord-américain », et semble prêter moins d’attention qu’il ne le faudrait à l’étude de nouvelles expériences organisationnelles dans le champ social et politique. Au cours des débats accompagnant la création du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) en France dans les années 2008 et 2009, il y eut quelques ébauches de réflexion importantes sur ces questions, en particulier autour de la notion même de militantisme et des conceptions organisationnelles du parti déjà analysées, mais elles ne forment pas un tout systématisé sur le modèle de parti[146].
D’une certaine façon Bensaïd égrène dans son œuvre les sujets essentiels qu’il faut aborder dans la discussion sur le type de parti, mais il ne développe pas sa réflexion au point d’être capable de dessiner un nouvel imaginaire en matière de parti et de cerner une hypothèse de parti actualisée. Au « parti stratège » bensaïdien d’origine léniniste, il conviendrait donc d’ajouter les débats sur le « parti mouvement » qui se sont développés dans l’État espagnol à l’initiative des courants anticapitalistes et critiques du modèle de « machine de guerre électorale » bureaucratique défendu par la direction de Podemos.
Encore imprécise, cette notion prétend se situer au-delà de la politique partisane conventionnelle et essayer de transposer sur le terrain organisationnel partisan la puissance du mouvement du 15M tout en générant les conditions pour dépasser ses limites stratégiques.[147] Parti stratège et parti mouvement, donc.
L’échec de l’aventure du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA)
La recherche incertaine d’un nouvel instrument politique a culminé, pour la LCR et Bensaïd, dans la création du NPA en 2009. Il s’agissait de la concrétisation en France de l’hypothèse d’une nouvelle époque, d’un un nouveau programme, d’un nouveau parti. Face au blocage d’autres voies envisagées traditionnellement (comme la radicalisation de courants de la gauche traditionnelle, l’impulsion d’un référent politique par des courants de la gauche syndicale)[148], la formule adoptée par la LCR était audacieuse et risquée : appeler à la création par en bas d’un nouveau parti en mettant à profit le capital électoral et politique accumulé par Olivier Besancenot. Le candidat de la Ligue qui, à l’élection présidentielle d’avril 2007, s’était affirmé comme l’option la plus solide à la gauche du Parti Socialiste (PS), avec, 4,1 % des voix, loin devant les 1,9 % du Parti Communiste (PCF), les 1,5 % des Verts et les 1,3 % du candidat altermondialiste José Bové.
Il s’agissait d’essayer de transformer en force militante organisée le soutien social et électoral de Besancenot, devenu l’une des figures les plus populaires de la gauche française, incarnant publiquement l’opposition à Sarkozy, dans un contexte où le PS ne représentait pas une alternative réelle à la politique du gouvernement. Complexe, cette initiative partait de la ferme conviction que ne pas s’y engager serait se condamner par avance à l’échec[149]. Perdre une opportunité dans un monde où elles n’abondent pas.
Les conditions d’émergence du projet s’inscrivaient dans la « longue décennie » qui va de l’éclatement du mouvement contre la réforme de la sécurité sociale engagée par le gouvernement Juppé en novembre-décembre 1995 jusqu’à l’impressionnante mobilisation contre le Contrat première embauche (CPE) au printemps 2006. Le retour de la question sociale a été dominé, en France comme dans le reste de l’Europe, par une forte défiance des activistes sociaux et des cadres syndicaux à l’égard des partis politiques et de « la politique » en général. S’est ainsi ouverte une « séquence anti-politique »[150] où le mouvementisme social se trouvait au centre de gravité. L’essor du mouvement « anti-globalisation » dont le discours fondateur était basé sur l’idée de l’auto-suffisance des mouvements sociaux était le meilleur reflet de cette séquence.
Progressivement, pourtant, se sont produits un certain « retour à la question politique » et une érosion de « l’illusion sociale »[151] que j’ai analysés précédemment. Deux facteurs l’expliquent : d’une part, les difficultés des luttes sociales, l’accumulation de défaites et l’essoufflement du mouvement anti-globalisation, ce qui témoignait des limites d’une stratégie basée exclusivement sur le mouvementisme social ; d’autre part, le traumatisme de l’arrivée de Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle d’avril 2002, qui poussait directement à se poser une question politique et électorale difficile à esquiver. La campagne pour le « non » à la Constitution européenne en 2005 qui l’a emporté dans les urnes, ce qui était d’une certaine façon une revanche après les défaites sociales, n’a fait que renforcer davantage encore le retour de la question politique.
La création du NPA était également le résultat d’une décennie et demie d’efforts de la part de la LCR, après le mouvement de novembre-décembre 1995, pour relancer son projet de construction d’un parti, dans une opération simultanée de renforcement de l’organisation elle-même et de recherche d’une voie pour construire un outil plus large. Cela signifiait l’affirmation d’une activité électorale propre visant à cristalliser un pôle radical qui dispute l’hégémonie sur la gauche située à la gauche de la social-démocratie, aux organisations réformistes traditionnelles comme le PCF, ou aux plus récentes comme les Verts, ainsi qu’aux courants altermondialistes anti-néolibéraux les plus modérés.
D’abord aux élections européennes de 1999, où la liste commune de la LCR et de Lutte Ouvrière a obtenu 5,2 % des voix et 5 députés, puis avec les deux candidatures à l’élection présidentielle d’Olivier Besancenot en 2002 (4,08 %) et 2007 (4,10 %), la LCR a été capable de s’affirmer comme une force en développement et bénéficiant d’une crédibilité électorale, tout en jouant un rôle actif dans les luttes sociales. Le lancement du NPA a ainsi été le moment culminant d’une orientation qui refusait autant l’auto-affirmation que la subordination à la gauche plus institutionnaliste.
La meilleure conceptualisation du parti en gestation a été proposée par Bensaïd lui-même : il s’agissait de donner jour à un projet « le plus ouvert et le plus large possible, sans sacrifier à l’ouverture la clarté sur les questions stratégiques essentielles et sans émousser la radicalité qui fera sa force » et aussi « fidèle aux dominés et aux dépossédés que l’est la droite aux possédants et aux dominants, qui ne s’excuse plus d’être anticapitaliste et de vouloir changer le monde ».[152]
Ainsi, le nouveau parti à construire situait le combat contre le néolibéralisme dans une perspective de rupture avec le capitalisme, et faisait de l’écologisme, du féminisme et de l’internationalisme des éléments constitutifs de son programme. Dans la continuité avec l’orientation stratégique de la LCR, l’objectif était, comme l’indiquait Besancenot, de « faire émerger, à partir de ce qui existe au niveau social, un correspondant politique qui ne sera pas pris dans l’engrenage du pouvoir et qui ne sera pas satellisé par le PS »[153]. Il s’agissait d’une délimitation stratégique décisive vis-à-vis de la gauche réformiste traditionnelle, largement engagée dans une politique de subordination au Parti Socialiste et déboussolée politiquement après sa participation au gouvernement de la gauche plurielle de Jospin (1997-2002).
L’histoire du NPA est celle d’une ascension et d’une chute vertigineuse et fulgurante. L’écho médiatique de l’initiative a été considérable et l’intérêt suscité dans les secteurs militants notoire. Au cours de l’année 2008 le processus a décollé, avec la création de 300 comités de base et l’adhésion de quelque 9 000 militants de tout type (syndicalistes combatifs, étudiants, activistes des quartiers populaires, ex-militants déçus d’autres formations de gauche, etc.) à la veille de la création du parti. Besancenot apparaissait alors, sans aucun rival, comme la principale figure à la gauche du Parti Socialiste et sa principale alternative.
Mais, nouvel exemple de ce que la politique est faite de contretemps et de tournants imprévus, la marche triomphale du NPA a été brisée par l’émergence soudaine d’un concurrent inattendu, le Front de Gauche (FdG) de Jean-Luc Mélenchon qui, tirant bénéfice de sa dynamique unitaire, est arrivé devant le NPA dans les élections européennes de 2009 (6,46 % contre 4,88 %).
D’un coup, la prétention à devenir le seul opposant du PS s’est complètement dissipée et le NPA s’est trouvé immergé dans un débat sur les rapports avec le FdG qu’il n’avait pas prévu, et dans une crise d’identité, aggravée par la détérioration de la situation politique en France. Il est entré dans une période de turbulences où le peu d’expérience de nombre de ses militants a pesé de façon décisive. Elle a culminé, après le retrait de Besancenot comme candidat aux élections présidentielles, avec l’éclatement de son équipe de direction, et le départ du parti d’un nombre important de cadres, accompagné du développement de courants sectaires dans ses rangs.
Avec son effondrement disparaissait le projet le plus ambitieux engagé par la gauche révolutionnaire et anticapitaliste en Europe au cours des dernières décennies, visant à la construction d’un instrument politique avec une influence de masse. S’il n’avait pas échoué dans cette tentative, le NPA aurait été, sans aucun doute, un contre-exemple à prendre en compte face aux dérives de Syriza une fois parvenue au pouvoir et face à la politique de la direction de Podemos.
Disparu en janvier 2010, Bensaïd n’a pas assisté à la crise du NPA, même s’il en a connu les premières difficultés. Cette disparition a signifié un coup symbolique et intellectuel important pour toute une tradition politique dans une conjoncture marquée par le défaut de cohésion de ses cadres qui, après des années de militantisme dans la Ligue, se trouvaient engagés dans une réalité organisationnelle nouvelle et en grande partie inconnue. Son rôle de lien et de passeur s’est éteint au moment où, dans le fond, il était le plus nécessaire.
Il n’a pas connu non plus l’irruption du printemps arabe, le mouvement du 15M, Occupy Wall Street, l’approfondissement des crises politiques dans l’Europe du Sud, pas plus que l’ascension de Marine Le Pen en France et de l’extrême droite dans d’autres pays européens, ou encore celle de Donald Trump aux États-Unis. Il aurait certainement vu dans les événements de cette deuxième décennie du millénaire la plus radicale confirmation de la pertinence et de la justesse de l’engagement militant de sa jeunesse. Et il y aurait trouvé de nouvelles raisons pour réaffirmer son pari, aussi mélancolique que passionné, « sur l’improbable nécessité de révolutionner le monde »[154].
Josep Maria Antentas
Notes
[1] Bensaïd, D., « Contribution à un débat nécessaire sur la situation politique et notre projet de construction du parti », bulletin intérieur de débat de la LCR (1986), http://danielbensaid.org/Contribution-a-un-debat-necessaire.
[2] Bensaïd, D., Une lente impatience, Paris, Stock, 2004, p. 453.
[3] Achcar, G., “L’intellectuel symbolique”, Lignes, n° 32, mai 2010, p. 11-20.
[4] Je ne me livrerai pas dans cet article à une analyse de la pensée politico-philosophique de Bensaïd ni de ses influences et contributions théoriques principales. Je n’y ferai qu’une référence sommaire, limitée à la nécessité d’expliquer sa trajectoire politique. Je renvoie à mon article : Antentas, J. M., “D. Bensaïd, Melancholic Strategist”, Historical Materialism 24 (4), 2016, p. 51-106.
[5] Bensaïd, D., Stratégie et parti, Paris, Éditions la Brèche, 1985, réédité in Bensaïd, D., Palheta, U. et Salingue, J., Stratégie et parti, Paris, Les prairies ordinaires, 2016.
[6] Pour un résumé de la trajectoire militante de Bensaïd, voir : Bugden, S., “The red Hussar : D. Bensaïd, 1946-2010”, International Socialism 127 ; Michaloux, Ch., Besancenot, O., Sabado, F., « Combattre et penser » in Sabado, F., (dir.), Daniel Bensaïd, l’intempestif, Paris, La Découverte, 2012, p. 7-19.
[7] Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 451.
[8] Bensaïd, D., « Quand l’histoire nous désenchante » (interview, revue Mouvements, 2010) in Sabado, F., (dir.), Daniel Bensaïd, l’intempestif, op. cit., p. 174.
[9] Bensaïd, D., Un nouveau théologien : B.-H. Lévy, Paris, Éditions Lignes, 2007.
[10] Traverso, E., « Le passeur », Lignes, n° 32, mai 2010, p. 174-183.
[11] Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 23.
[12] C’est un hommage à Charles Péguy, auteur d’un texte portant ce titre en 1911, dirigé contre l’écrivain Fernand Laudet en réponse à la recension critique qu’il avait faite de son Jeanne d’Arc.
[13] Bensaïd, D., Un nouveau théologien : B.-H. Lévy, op. cit., p. 10 et 141.
[14] Pour une étude de cet ouvrage et de la place de Jeanne d’Arc dans l’œuvre de Bensaïd, voir Antentas, J. M. , “D. Bensaïd’s Joan of Arc”, Science & Society 79 (1), 2015, p. 63-89.
[15] Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 293.
[16] Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 278.
[17] Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 293.
[18] Löwy, M., « Un communiste hérétique », in Sabado, F., (dir.), Daniel Bensaïd, l’intempestif, op. cit.
[19] Bensaïd, D., « Mémoire d’habilitation. Une lente impatience. La politique, les résistances, l’événement. », 2001 : http://danielbensaid.org/Memoire-d-habilitation-une-lente?lang=fr
[20] Pour une analyse générale de la pensée politico-philosophique de Bensaïd je renvoie à mon article : Antentas, J. M., “Daniel Bensaïd, Melancholic Strategist”, art. cit.
[21] Bensaïd, D. et Weber, H., Mai 68 : une répetition générale, Paris, Maspero, 1968.
[22] Palheta, U. et Salingue, J., « Daniel Bensaïd, trajectoire d’une pensée stratégique », in Bensaïd, D., Palheta, U. et Salingue, J., Stratégie et parti,op. cit.
[23] Bensaïd, D., Éloge de la résistance à l’air du temps, Paris, Textuel, p. 96.
[24] Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 249.
[25] Debray, R., La Critique des armes, Paris, Le Seuil, 1974.
[26] Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 126.
[27] Bensaïd, D., « La notion de crise révolutionnaire chez Lénine » (mémoire de maîtrise), 1968 : http://danielbensaid.org/La-notion-de-crise-revolutionnaire?lang=fr ; Bensaïd, D., et Naïr, S., « À propos de la question de l’organisation : Rosa Luxemburg et Lénine », Partisans 45, déc. 68-janv. 69.
[28] Bensaïd, D., « Une introduction revisitée », juin 2008 : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article10230
[29] Une lecture unilatérale à propos de laquelle Bensaïd lui-même a indiqué qu’elle devait être corrigée à la lumière de la publication de l’ouvrage longtemps inédit de Lukács : A Defence of History and Class Consciousness : Tailism and the Dialectic, Londres, Verso, 2000.
[30] Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 117.
[31] Bensaïd, D., « Une introduction revisitée », juin 2008 : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article10230
[32] Bensaïd, D., « Contribution à un débat nécessaire… », art. cit.
[33] Roso, D. et Mascaro, F., « Daniel Bensaïd, une politique de l’opprimé. De l’actualité de la révolution au pari mélancolique », Revue Période, avril 2015 : http://revueperiode.net/daniel-bensaid-une-politique-de-lopprime-de-lactualite-de-la-revolution-au-pari-melancolique/
[34] Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 108-124 .
[35] Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 451 ; Bensaïd utilise cette expression dans ses mémoires ainsi que dans une discussion sur la bureaucratie, l’auto-organisation et le pouvoir dans une entrevue réalisée en 2006 par Jorge Sanmartino : « L’hypothèse d’un »léninisme libertaire » reste un défi de notre temps » : http://www.democraciasocialista.org/?p=2562. Il y a diverses références à l’anarchisme dans les écrits de Bensaïd mais pas d’exploration systématique de la pensée libertaire ni d’exploration de ses relations réelles et potentielles avec le marxisme.
[36] Roso, D. et Mascaro, F., « Daniel Bensaïd, une politique de l’opprimé… », art. cit.
[37] Bensaïd, D., « Italie. Les avatars d’un certain réalisme. Le congrès de Lotta Continua », Quatrième Internationale, n° 20-21, nouvelle série, printemps 1975 : http://danielbensaid.org/Italie-Les-avatars-d-un-certain?lang=fr
[38] Bensaïd, D., La Révolution et le Pouvoir, Paris, Stock, 1976 ; la même année, dans un article co-écrit avec Antoine Artous pour Critique Communiste, la revue théorique de la LCR, il insistait également sur cette réévaluation de la politique suivie après 1968 à la lumière des débats stratégiques de la IVe Internationale : Artous, A. et Bensaïd, D., « Que faire ? (1903) et la création de la Ligue Communiste (1969) », Critique Communiste (mars 1976) : http://danielbensaid.org/Que-faire-1903-et-la-creation-de?lang=fr
[39] Artous, A., et Bensaïd, D., « Autonomie, autogestion et dictature du prolétariat » (mai 1977) : http://danielbensaid.org/Hegemonie-autogestion-et-dictature ; « Eurocommunisme, austromarxisme et bolchevisme » (octobre 1977) : http://danielbensaid.org/Eurocommunisme-austromarxisme-et ; « Grève générale, front unique, dualité du pouvoir » (janvier 1979) : http://danielbensaid.org/Greve-generale-front-unique ; et Bensaïd, D., L’Anti-Rocard ou les haillons de l’utopie, Paris, La Brèche, 1980.
[40] Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 134.
[41] Krivine lui-même fait un bref bilan de ses deux candidatures dans Krivine, A., Ça te passera avec l’âge, Paris, Flammarion, 2006, p. 179-186.
[42] Bensaïd, D., « Contribution à un débat nécessaire […] », art. cit.
[43] Bensaïd, D., « Contribution à un débat nécessaire […] », art. cit.
[44] Krivine, Alain, Ça te passera avec l’âge, op.cit., p. 192-193.
[45] Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 311.
[46] Bensaïd, D., « Contribution à un débat nécessaire […] », art. cit.
[47] Machado, J., (2012), « Brésil », in Sabado, F., (éd.), Daniel Bensaïd, l’intempestif, Paris, La Découverte, p 119-132 ; je reviendrai plus loin dans cet article sur la question du PT et de la DS.
[48] Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 359 ; cette citation de Löwry, reprise de Bensaïd, est extraite de la préface de 1948 de Sous le volcan.
[49] Palheta, U. et Salingue, J., « Daniel Bensaïd, trajectoire d’une pensée stratégique », in Bensaïd, D., Palheta, U. et Salingue, J., Stratégie et parti,op. cit.
[50] Bensaïd, D., Les Années de formation de la IVe Internationale, Amsterdam, IIRF, Cahiers d’étude et de recherche, 1986.
[51] Bensaïd, D., « Contribution à un débat nécessaire… », art. cit.
[52] Bensaïd, D., Les Années de formation de la IVe Internationale, op.cit. p. 21.
[53] Bensaïd, D., Stratégie et parti, op. cit., p. 55.
[54] Bensaïd, D., (2012), « Quand l’histoire nous désenchante », entrevue in Sabado, F., (éd), Daniel Bensaïd l’intempestif, op. cit., p. 172.
[55] Fukuyama, F., La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, Paris, Flammarion, coll. Histoire, 1992, rééd., coll. « Champs », 2009 ; Fukuyama, F., “The End of History ?”, The National Interest, 1989 : https://www.embl.de/aboutus/science_society/discussion/discussion_2006/ref1-22june06.pdf.
[56] Bensaïd, D., Le Sourire du spectre, Paris, Éditions Michalon, 2000, p. 230.
[57] Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 18.
[58] Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 30-31.
[59] Goldmann, L., Recherches dialectiques, Paris, Gallimard, 1967.
[60] Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 454.
[61] Bensaïd, D., Le Pari mélancolique. Métamorphoses de la politique, politique des métamorphoses, Paris, Fayard, 1997. J’analyse en détail la question du pari mélancolique dans Antentas, J. M., “D. Bensaïd, Melancholic Strategist”, art. cit.
[62] Bensaïd, D., Résistances. Essai de taupologie générale, Paris, Fayard, 2001, p. 32.
[63] Bensaïd, D., Résistances, op. cit., p. 36.
[64] Bensaïd, D., Résistances, op. cit., p. 247.
[65] Bensaïd, D., Éloge de la résistance à l’air du temps, op. cit., p. 77.
[66] Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 463.
[67] Keucheyan, R. (2013). Hémisphère Gauche. Paris : La découverte.
[68] Palheta, U. et Salingue, J., « Daniel Bensaïd, trajectoire d’une pensée stratégique », in Bensaïd, D., Palheta, U. et Salingue, J., Stratégie et parti,op. cit.
[69] Deleuze, G., Dialogues, Paris, Flammarion, 1996 [1977], p. 50.
[70] Traverso, E., « Le passeur », Lignes, n° 32, mai 2010, p. 174-183.
[71] Bensaïd, D., Résistances. Essai de taupologie générale, op. cit, p. 186. La citation de Derrida est extraite de Derrida, J., Marx en jeu, Paris, Descartes & Cie, 1998.
[72] Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 10.
[73] Arruzza, C., « La femme est l’avenir du spectre ? », in Sabado, F., (éd.), Daniel Bensaïd, l’intempestif, op. cit., p. 79.
[74] Bensaïd, D., Les Trotskismes, Paris, PUF, 2002, p. 124.
[75] Bensaïd, D., Penser Agir, Paris, Lignes, 2008, p. 22-23.
[76] Pour une discussion plus détaillée du Benjamin de Bensaïd et ses accords et désaccords avec Löwy ou Eagleton, voir Traverso, E., « Préface » in Bensaïd, D., Walter Benjamin, sentinelle messianique, Paris, Les prairies ordinaires, 2010 [1990] ; je développe également cette question dans Antentas, J. M., “D. Bensaïd, Melancholic Strategist”, art. cit.
[77] Bensaïd, D., Walter Benjamin, sentinelle messianique, op. cit., p. 275.
[78] Roso, D. et Mascaro, F., « Daniel Bensaïd, une politique de l’opprimé… », art. cit.
[79] Artous, A. « Daniel Bensaïd ou la politique comme art stratégique », avant-propos in Bensaïd D., La politique comme art stratégique, Paris, Syllepse, 2011.
[80] Bensaïd, D., Qui est le juge ? Pour en finir avec le tribunal de l’Histoire, Paris, Fayard, 1999.
[81] Bensaïd, D., Le Pari mélancolique, op. cit., p. 290.
[82] Bensaïd, D., La Discordance des temps – Essais sur les crises, les classes, l’histoire, p. 238-239.
[83] Roso, D. et Mascaro, F., « Daniel Bensaïd, une politique de l’opprimé… », art. cit.
[84] Bensaïd, D., Walter Benjamin, sentinelle messianique, op. cit., p. pas mentionnée par JMA [oui, mentionnée auvant aux notes 76 et 77 Je développe cette question dans Antentas, J. M., “Daniel Bensaïd, Melancholic Strategist”, art. cit.
[85] Furet, F., Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Calmann Lévy et Robert Laffont, 1995 ; Courtois, S. (dir.), Le Livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression, Paris, Robert Laffont, 1997.
[86] Bensaïd, D., « Puissances du communisme », ContreTemps 4, 2009 : https://npa2009.org/content/puissances-du-communisme-par-daniel-bensa%C3%AFd. ; je développe un peu plus la question de la révolution et du communisme chez Bensaïd dans Antentas, J. M., “Daniel Bensaïd, estratega intempestivo”, in Bensaïd, D., La política como arte estratégico, Madrid, La Oveja Roja-Viento Sur, 2013, p. 133-144.
[87] Bensaïd, D., Le Pari mélancolique, op. cit., p. 291.
[88] Antentas, J. M., (2017). “Imaginación estratégica y partido”, Viento Sur 150 : 141-150.
[89] Para un análisis detallado de esta lucha ver : Antentas, J. M. (2016) : « El movimiento social de 1995 en Francia contra el neoliberalismo », Cuadernos de Relaciones Laborales 34(1) : 173-196 ; Bensaïd escribe sobre el mismo en : Aguiton, Ch., y Bensaïd, D. (1997). Le retour de la question sociale. Lausanne : Éditions Page Deux
[90] Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 30
[91] Hardt, M. et Negri, T., Empire, Paris, Éd. Exils, 2000, et Multitude, Penguin/La Découverte, 2004 Changer le monde sans prendre le pouvoir : Le sens de la révolution aujourd’hui, Paris, Syllepse/Lux, 2008.
[92] Bensaïd, D., Penser Agir, op. cit., p. 163.
[93] Bensaïd, D., Penser Agir, op. cit., p. 163-164.
[94] Bensaïd, D., Éloge de la politique profane, Paris, Albin Michel, 2008, p. 227.
[95] Bensaïd, D. Un monde à changer. Mouvements et stratégies, Paris, Textuel, 2003, p. 160.
[96] Bensaïd, D., Éloge de la politique profane, op. cit., p. 227.
[97] Bensaïd, D., Éloge de la résistance à l’air du temps, op. cit., p. 111.
[98] Bensaïd, D., Éloge de la politique profane, op. cit., p. 349.
[99] Bensaïd, D., Éloge de la politique profane, op. cit., p. 167.
[100] Bensaïd, D. (2008). Inventer l’inconnu. Paris : La Fabrique, p.81 y 82.
[101] Bensaïd a eu un rôle important dans ce dénouement et entre 2002 et 2005 il a suivi les débats au sein de la DS en manifestant son désaccord, d’abord, avec la décision d’entrer dans le gouvernement Lula et, ensuite, en défendant la nécessité d’en sortir. Pour une explication plus détaillée, voir Machado, J., « Brésil », in Sabado, F (ed.). D. Bensaïd, l’intempestif. Paris : La Découverte (Quel est le probleme ici ?). L’article le plus complet de Bensaïd sur le sujet est Bensaïd, D., « Brésil : la peur triomphe de l’espérance », Rouge, n° 2033, 2003 : http://danielbensaid.org/Bresil-la-peur-triomphe-de-l
[102] Antentas, J. M., (2017). “Imaginación estratégica y partido”, Viento Sur, n° 150, 2017, p. 141-150 ; Gramsci, A., (2009). La política y el Estado Moderno. Madrid : Público, pp. 325 y 214 Antonio Gramsci : Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne (1931-1933), https://www.marxists.org/francais/gramsci/works/1933/machiavel.htm
[103] Thomas, P. (2010). The Gramscian Moment. Chicago : Haymarket, p. 137
[104] J’emprunte cette formule à une intervention orale de Miguel Romero lors de journées de débat à Barcelone en 2002.
[105] Romero, Miguel, (2009[1992]). “¿Adiós a la revolución ?”, Viento Sur, 100, p. 195-202.
[106] Bensaïd, D., Éloge de la politique profane, op. cit., p. 341.
[107] Bensaïd, D., Les Irréductibles. Théorèmes de la résistance à l’air du temps, Paris, Textuel, 2001, p. 53.
[108] Bensaïd, D., Fragments mécréants, Paris, Lignes, 2005.
[109] Bensaïd, D., Un monde à changer. Mouvements et stratégies, Paris, Textuel, 2003, pp.102 y 106
[110] Bensaïd, D. Un monde à changer. Mouvements et stratégies, Paris, Textuel, 2003, pp.102
[111] Bensaïd, D., La Discordance des temps – Essais sur les crises, les classes, l’histoire, op. cit., p. 263 ; Bensaïd, D., Marx l’Intempestif. Grandeurs et misères d’une aventure critique (XIXe-XXe siècles), Paris, Fayard, 1995, p. 303.
[112] Bensaïd, D., Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise, Paris, Lignes, 2011, p. 40.
[113] Bensaïd, D., Éloge de la politique profane, op. cit., p. 342.
[114] Bensaïd, D. Un monde à changer. Mouvements et stratégies, Paris, Textuel, 2003, p.165
[115] Bensaïd, D., Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise, op. cit.
[116] Bensaïd, D., Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise, op. cit., p. 40.
[117] Bensaïd, D., Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise, op. cit. p. 40.
[118] Bensaïd, D, Éloge de la résistance à l’air du temps, op. cit.
[119] Bensaïd, D., Penser Agir, op. cit., p. 271 ; Proust, F., De la résistance, Paris, Les éditions du Cerf, 1997.
[120] Bensaïd, D., Walter Benjamin, sentinelle messianique, op. cit., p. 241.
[121] Bensaïd, D., Walter Benjamin, sentinelle messianique, op. cit., p. 196.
[122] Bensaïd, D., Le Pari mélancolique, op. cit. ; Bensaïd, D., Éloge de la politique profane, op. cit.
[123] Bensaïd, D., Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise, op. cit.
[124] Bensaïd, D., Résistances, op. cit.
[125] Badiou, A., « Le compagnon lointain », Lignes, n° 32, mai 2010, p. 23.
[126] Bensaïd, D., Lionel, qu’as tu fait de notre victoire ? Leur gauche et la nôtre, Paris, Albin Michel, 1998, p. 280.
[127] Bensaïd, D. Un monde à changer. Mouvements et stratégies, Paris, Textuel, 2003, p.166
[128] Bensaïd, D., Penser Agir, op. cit., p. 305-306.
[129] Bensaïd, D., Penser Agir, op. cit., p. 325.
[130] Bensaïd, D., Lionel, qu’as tu fait de notre victoire ? op. cit., p. 280.
[131] Bensaïd, D. (2008). Penser Agir. Paris : Stock.
[132] Je développe davantage cette question dans : Antentas, J. M., “Podemos ante sí mismo”, Viento Sur, 30 janvier 2017 : http://vientosur.info/spip.php?article12160.
[133] Bensaïd, D., Éloge de la résistance à l’air du temps, op. cit., p 99-100.
[134] Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 252.
[135] Bensaïd, D., Penser Agir, op. cit.,p.77-78.
[136] Bensaïd, D., « Leninism Today » (interview by Phil Hearse), 2001 : http://www.danielbensaid.org/Leninism-Today?lang=fr
[137] Bensaïd, D., Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise, op. cit., p. 86.
[138] Palheta, U, et Salingue, J., « Daniel Bensaïd, trajectoire d’une pensée stratégique », in Stratégie et parti, op. cit.
[139] Bensaïd, D., Penser Agir, op. cit., p. 294.
[140] Bensaïd, D., Une lente impatience, op. cit., p. 468.
[141] Michaloux, Ch., Besancenot, O., Sabado, F., « Combattre et penser » in Sabado, F., (dir.), Daniel Bensaïd, l’intempestif, op. cit.
[142] Bensaïd, D. (2000). « L’appropriation sociale reste à l’ordre du jour » (interview), Mouvements 9/10 « Penser à gauche », p.150.
[143] Bensaïd, D. « Quelle articulation entre partis, syndicats et mouvements ? » (interview), Actuel Marx, 2009/2, n° 46.
[144] Bensaïd, D., Lionel, qu’as tu fait de notre victoire ?, op. cit.
[145] Bensaïd, D., Éloge de la politique profane, op. cit.
[146] Bensaïd, D., Penser Agir, op. cit. ; Besancenot, O., et Bensaïd, D., Prenons parti. Pour un socialisme du XXIe siècle, Paris, Mille et une nuits, 2009.
[147] Je développe de façon plus détaillée la question du parti mouvement dans Antentas, J. M., (2017). “Imaginación estratégica y partido”, Viento Sur, 2017, n° 150, p. 141-150.
[148] Rousset, P., « France : Qu’y a-t-il de neuf dans la fondation du Nouveau Parti Anticapitaliste ? », 2008 : https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article12105
[149] Pour une chronique de la naissance du parti, voir Coustal, F., L’incroyable histoire du Nouveau Parti Anticapitaliste, Paris, Éditions Demopolis, 2009 ; pour une explication plus détaillée que celle que j’offre ici de la création du NPA, voir Antentas, J. M., “El NPA en la encrucijada”, Viento Sur, 2011, n° 115, p. 31-40 ; pour les réflexions de Bensaïd, voir Bensaïd, D., Penser Agir, op. cit., p. 279-330.
[150] Kouvelakis, S., La France en révolte. Luttes sociales et cycles politiques, Paris, Textuel, 2007.
[151] Bensaïd, D., Penser Agir, op. cit.
[152] Bensaïd, D., Penser Agir, op. cit., p. 21 et 7.
[153] Besancenot, O., Regards, janv. 2009 : www.regards.fr/acces-payant/archives-web/naissance-du-npa-entretien-avec,3682
[154] Bensaïd, D., Le Pari mélancolique, op. cit., p. 297.