Franck Gaudichaud : Tu viens de terminer un livre qui sera publié à la rentrée sous le titre « Contagion virale, contagion économique, risques politiques en Amérique latine » (éditions du Croquant) [1]. Dans un texte récent pour la revue Contretemps, tu soulignais déjà à quel point la pandémie est révélateur des inégalités et des fractures de la région, peux-tu faire un bref panorama de la situation ?
Pierre Salama : Tous les pays latino-américains se caractérisent par une tendance à une stagnation économique de longue durée de leur PIB qui s’explique fondamentalement par des inégalités de revenus extrêmement importantes, par une vulnérabilité accrue due à un retour vers une spécialisation internationale centrée sur la vente de matières premières, par un recul de l’État dans l’activité économique et, enfin, par une désindustrialisation prononcée. Avant même l’arrivée du virus, certains pays étaient déjà soit en très forte crise (le Venezuela), soit en récession (Mexique) soit en léthargie (Brésil après avoir connu une forte crise pendant deux ans en 2015-2016), soit enfin en ralentissement (Pérou, Colombie, Chili). Cette situation les fragilise tant d’un point de vue structurel que conjoncturel et les rend peu préparés pour résister à une pandémie. La pandémie est arrivée dans ce contexte économique de très forte vulnérabilité : elle n’a pas provoqué la crise économique que connait l’Amérique latine depuis le début de l’année 2020, elle l’a précipitée. Le SRAS-CoV-2 déploie ses effets sur des pays affaiblis par des décennies de croissance lente, des niveaux de pauvreté élevés malgré une baisse au début des années 2000, des infrastructures sanitaires la plupart du temps peu à la hauteur face au déchainement de la pandémie.
Les pauvres se concentrent dans des emplois informels, non protégés et constituent la population la plus vulnérable. Le confinement dans les quartiers misérables est difficile et la pandémie peut s’y répandre très rapidement. Difficile pour toute une série de raisons : la forte promiscuité, l’accès à l’eau pas toujours aisé, l’accès aux soins le plus souvent difficile alors que la comorbidité est forte chez les pauvres (obésité due à la malbouffe, diabète, problèmes cardiaques) et, enfin, la nécessité de travailler et de s’exposer ainsi à la contagion du virus. Mourir par le virus ou mourir de faim est un choix entre Charybde et Scylla si des politiques d’aide du gouvernement ne sont pas décidées à un niveau suffisant. Ce qu’elles ne sont pas, mais à des degrés divers selon les pays, l’Argentine étant la plus « généreuse » parmi les grands pays, tant du point de vue des revenus versés que de l’interdiction des licenciements pour les salariéEs ayant des emplois formels (à peu près la moitié des emplois du privé).
La figure de Bolsonaro cristallise toujours un peu plus ce qu’il y a de pire dans le contexte actuel en Amérique latine. Depuis de nombreuses années, tu travailles particulièrement sur le Mexique, l’Argentine et le Brésil : défis communs, tendances et différences en termes politiques et sociaux, selon toi, dans ces trois pays ?
Décider une politique économique qui fait fi des contraintes budgétaires, accepter le creusement des déficits peut aider à limiter le nombre de décès, aider les personnes les plus démunies à survivre et préparer à une reprise économique. Une telle politique est nécessaire, mais non suffisante. L’état le plus souvent dégradé des infrastructures sanitaires, l’insuffisance des moyens empêchent d’endiguer le nombre de décès et le creusement des inégalités avec la montée en puissance de la crise économique et la baisse des recettes fiscales qu’elle génère. Refuser de faire un diagnostic lucide de ce qu’est cette pandémie (une « grippette » pour Bolsonaro ou une maladie qu’on pourrait contrôler avec une amulette pour Lopez Obrador au Mexique), militer pour une reprise du travail avant même que le pic de la pandémie ne soit atteint, s’opposer à des ministres et à des gouverneurs d’États fédérés ayant confiné, est tout simplement criminel. C’est ce que fait Bolsonaro en s’appuyant sur les évangéliques, la plupart pauvres, mais c’est aussi ce qu’a fait Lopez Obrador en décrétant que les entreprises travaillant pour les États-Unis sont « stratégiques », obéissant ainsi aux injonctions de Trump. Ce n’est pas ce que font les gouvernements argentins et péruviens, sans pour autant beaucoup de succès, notamment au Pérou.
Du point de vue des classes populaires et des alternatives démocratiques, quels scénarios de sortie de crise alors que les Latino-américainEs ne voient toujours pas la fin du tunnel de cette dramatique première vague pandémique ?
Je ne suis pas de ceux qui pensent que l’histoire suit un chemin inéluctable, il y a des bifurcations d’ordre économique et politique toujours possibles. Paraphrasant Marx : « les hommes font librement leur histoire mais dans des conditions qui ne sont pas librement décidées par eux ». Autrement dit, il y a de la marge entre l’idéalisme et le déterminisme. L’histoire qui se fait est à la fois le produit de cet idéalisme des être humains, de leur volonté, et du déterminisme des lois économiques. C’est pourquoi, malgré des tendances lourdes vers certaines formes « d’illibéralisme » et d’autoritarisme à la hongroise, des menaces de coups d’État militaires aidés par le poids croissant des églises évangéliques, je crois qu’il y a encore des possibilités de sortir par le haut. Juste avant l’arrivée de la pandémie, l’onde de choc de la droite se tassait et une dynamique de gauche réapparaissait tant au Chili qu’en Argentine, voire au Brésil et au Mexique, avec des mobilisations sociales de plus en plus importantes. Compte tenu de leur plus grande vulnérabilité, les classes pauvres sont en attente de réponses immédiates, voire « miraculeuses ». Il y a un besoin urgent d’espoir. Certains d’entre eux le cherchent dans les enseignements des églises évangéliques auxquelles leur appartenance est massive. Ils peuvent être ainsi sensibles aux discours d’hommes politiques souvent d’extrême droite désignant des boucs émissaires. Au Brésil, Bolsonaro dénonce démagogiquement tous ceux qui les « empêchent d’aller travailler » et proposent le confinement. Et, effectivement, malgré l’ampleur du désastre sanitaire et tous ses propos racistes et homophobes, Bolsonaro conserve un appui populaire réel, certes minoritaire mais important, un peu comme Trump aux États-Unis.
Pour la gauche, cela signifie qu’elle doit changer de logiciel. Elle doit avoir un discours qui parle aux classes populaires, alors que malheureusement une grande partie des militants s’en tiennent à des discours qui restent abstraits et éloignés du quotidien des grandes majorités. Les mobilisations sur le pouvoir d’achat, contre la misère et contre le chômage sont urgentes. Si on ne répond pas aux questions essentielles qui se posent aux exclus et aux appauvris par la crise, on risque alors de ne pouvoir sortir par le haut de cette crise, laissant le champ aux droites radicales.