La sauvagerie est une notion boomerang, qui vient régulièrement cogner l’esprit occidental. En suivant la voie du doute empathique, comme chez Montaigne dans son fameux chapitre Des cannibales : « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas dans ses coutumes. » Ou, au contraire, selon des certitudes scélérates qu’illustra le général Bugeaud « pacifiant » l’Algérie « par l’épée et par la charrue », sous les encouragements d’un Victor Hugo alors encore royaliste, au mois de janvier 1840 : « C’est un peuple éclairé qui va trouver un peuple dans la nuit. »
Le seul hic, c’est qu’on est toujours le sauvage de quelqu’un. Et ce, depuis que les Lumières ont instauré « l’intuition inaugurale d’un rapport critique d’une société à elle-même » (pour citer Antoine Lilti dans son maître livre : L’Héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité [1]). En témoigne, dans Les Indes galantes – le ballet de Rameau créé en 1735 –, l’audace cryptée du livret de Louis Fuzelier : l’asservissement des peuples autochtones outre-Atlantique, commencé par les Espagnols à partir de 1492 et continué par la France dans ses possessions d’Amérique, ne pouvait convenir à l’honnête homme du XVIIIe siècle.
« Les Indes galantes » selon Clément Cogitore (2017) : « La Danse du Grand Calumet de la Paix exécutée par les Sauvages » – façon krump, du nom de cette danse dérivée du hip-hop née dans les ghettos noirs de Los Angeles suite aux répressions policières à la fin du XXe siècle. © Opéra national de Paris
Aujourd’hui comme il y a près de trois siècles, l’ouverture à autrui se heurte à la fermeture aux autres, en une dialectique opposant le meilleur inaltérable (Édouard Glissant) au petit pire de rencontre (Éric Zemmour). C’est la lutte du grand large avec une France moisie et hantée par la peur de l’indigène, en une forme aiguë d’impensé colonial.
Un mot permet de tirer le fil d’une telle pelote : « Ensauvagement ». Le cap au pire commence par une églogue : tout semble de prime abord pastoral, pour finir dans la jungle urbaine des « quartiers » ou des « cités ». En effet, « les sauvages » ce sont, étymologiquement, ceux de la forêt : silvestris en latin. De même que « sauvageon » désigne un arbuste ayant spontanément poussé dans la nature et qui peut être prélevé puis greffé. Mais attention – et pointe alors le dépit du jardinier ! – , sauvageon s’applique également, explique le Trésor de la langue française [2], au « rejet sauvage de la partie non greffée d’un arbre greffé ».
Il y a donc du dépit enterré. À l’image du déboire naturel, le rejet désigne le sauvageon à la vindicte publique dans le champ politique. Jean-Pierre Chevènement a employé le terme, au mois de janvier 1998, en tant que ministre de l’intérieur du gouvernement Jospin, à propos « des quartiers chauds où de jeunes sauvageons brûlent la voiture de leur voisin ». Amour des mots du plus gaulliste des socialistes rêvant de se tailler une petite gloire lexicale à l’image de « quarteron » ou de « chienlit » dont avait usé le général en son temps ? Ou début du glissement de la gauche française sur le terrain du Front national d’un Jean-Marie Le Pen ivre de stigmatisations ethnico-religieuses ? Comprenne qui voudra.
Plus les temps se durcissent, plus l’utopie démocratique du vivre-ensemble cède du terrain à la guerre de tous contre tous. Et plus le bon sauvage champêtre devient mauvais sujet urbain. C’est alors que le socialisme français retrouve son tropisme de fripouille politique [3], qui lui joua bien des tours par le passé : avec les « néos » dans les années 1930 [4], ou avec le national-molletisme durant la guerre d’Algérie. En 2016, Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur d’un gouvernement Valls, utilisait à nouveau le mot breveté par son prédécesseur de la place Beauvau, à propos de violents incidents intervenus à Viry-Chatillon (Essonne), où des policiers avaient été « confrontés à une bande de sauvageons » [5].
Bernard Cazeneuve, qui connaît le poids et le sens des mots (il est aujourd’hui avocat associé chez August et Debouzy [6]), n’était pas pionnier dans le champ lexical en octobre 2016, comme l’avait été Jean-Pierre Chevènement au mois de janvier 1998. Bernard Cazeneuve se mettait sciemment à la remorque de l’extrême droite. Tout ce qui tournait autour de la sauvagerie, des sauvages et des sauvageons avait perdu la trace d’une certaine innocence originelle, sur laquelle allait pourtant jouer encore, au printemps 2019, la publicité pour Dior lancée avec Johnny Depp. Les sauvageons étaient désormais nantis, dans l’imaginaire collectif, de stigmates raciaux. Ils opéraient, sinon grouillaient, dans des banlieues devenues aussi impénétrables et grosses de dangers que la Casbah d’Alger où la police n’entrait plus, dans Pépé le Moko (1937), le film de Julien Duvivier.
Dans un tel monde saisi par une telle rage
Entre-temps, du Chevènement de 1998 au Cazeneuve de 2016, la victoire de l’extrême droite dans le champ gramscien des hégémonies culturelles avait été consacrée : le fond de l’air était facho devenu. Le marqueur le plus saillant d’un tel état d’esprit s’avère le terme d’ensauvagement, greffé avec perversité sur la psyché française, sans grand rejet bien au contraire [7]...
Marine Le Pen aime à faire croire qu’elle aurait eu la puissance terminologique de populariser le terme d’ensauvagement dans l’espace public, après l’avoir découvert et adopté grâce au livre cataclysmique de Laurent Obertone, La France Orange mécanique [8], préfacé par Xavier Raufer, criminologue de son état. Il appuyait sur cette chanterelle : la délinquance mène à l’ensauvagement, qui chassera le bon grain sous la poussée de l’ivraie [9].
L’ensauvagement, c’est le stade déjà avancé du « grand remplacement » [10], ce fantasme que redoute – tout en le guettant éperdument – Renaud Camus, dans sa déraison à la fois roide et surchauffée. Se sont ensuite chargés de familiariser une telle grande peur, fossile et irraisonnée, une sorte d’archipel prétendument intellectuel : des porte-avions à réactions tels Alain Finkielkraut ou Chantal Delsol, obnubilés par « un retour de nos sociétés en deçà de la culture » [11].
Même un esprit aussi fin que Mona Ozouf s’y laisse prendre, dans le sillage des Gilets jaunes, qui lui rappellent les hébertistes de 1793 (alors également appelés « les exagérés »). Au point que la philosophe et historienne, sur France Inter en février 2019 [12], se laisse gagner par la mélancolie « devant l’ensauvagement du langage. La résurgence d’un langage de vulgarité et de trivialité rappelle la Révolution française dans son côté excessif et outrancier mais nous rappelle aussi des choses inquiétantes (...) L’ensauvagement du langage annonce, prépare et fabrique l’ensauvagement des actes ».
C’est une autre normalienne et agrégée de philosophie, Thérèse Delpech (1948-2012), qui avait mis sur le tapis le mot ensauvagement, dès 2005, avec son livre de réflexion, d’inquiétude et d’angoisse géopolitiques : L’Ensauvagement [13]. Cet ouvrage d’une néo-conservatrice appartenant au cercle de l’Oratoire visant à mettre la France dans l’orbite de l’Amérique de Bush Le Jeune [14], établissait un constat en forme de paradoxe amer : « Les États-Unis ont une politique qui ressemble à celle de l’Europe dans le passé – intervenir dans les affaires du monde pour le façonner – et l’Europe à celle de l’Amérique autrefois – rester chez soi pour développer un modèle. »
C’était assurément, sans jamais (se) l’avouer, le sanglot de la femme blanche [15] découvrant avec effroi que de nouveaux acteurs, pas assez policés, un peu trop basanés, passés de la soumission à l’affranchissement, s’ébrouaient sur l’échiquier mondial : « Au lieu de jouer avec le destin comme autrefois une honnête partie de cartes, connaissant les conventions du jeu, connaissant le nombre des cartes et des figures, nous nous trouvons désormais dans la situation d’un joueur qui s’apercevrait avec stupeur que la main de son partenaire lui donne des figures jamais vues et que les règles du jeu sont modifiées à chaque coup. »
L’Occident, déboussolé, a pris un coup sur la cafetière. Le monde libre n’a su que faire de sa liberté. Il l’a même perdue, à mesure que ses affidés reprenaient la leur. O tempora, o mores ! Les anciennes puissances coloniales voient les descendants des anciens colonisés redresser l’échine, les anciens pays esclavagistes voient les descendants des anciens esclaves demander des comptes. Cette menace nous échappe, faisons en sorte de la théoriser : ce sera l’ensauvagement.
La peur panique a fini par gagner l’inoxydable Amérique, emplie d’optimisme yankee et jamais à court d’une « nouvelle frontière ». Le président Trump personnifie la déréliction de tous les héritiers des pionniers, qui se sentent submergés par la modernité et son lot de brassages. Alors le Donald s’est mis à jouer avec la sémiotique du sauvage et de l’ensauvagement, qui vaut cri de ralliement des racistes – le racisme, c’est ce qui reste quand on a tout perdu de la lutte des classes. En septembre 2019, son tweet sur les « démocrates sauvages » vaut son pesant d’or dur. Il cite nommément deux élus démocrates juifs, Jerry Nadler et Adam Schiff, ainsi qu’Alexandria Ocasio-Cortez (AOC), née d’une mère portoricaine, à laquelle il accole trois sénatrices de couleur non désignées, mais qu’il avait déjà injuriées en leur recommandant de « retourner dans leur pays » (toutes sont citoyennes américaines, une seule naquit en dehors des frontières) : Ilhan Omar, Ayanna Pressley et Rashida Tlaib.
Dans un tel monde saisi par une telle rage, la remarque imbécile et prétentieuse de Gérald Darmanin quant à « l’ensauvagement » joue sur du velours aussi écœurant que poussiéreux. Cela fait en effet 70 ans qu’Aimé Césaire, dans son Discours sur le colonialisme (1950), retournant comme des gants les mots et les préjugés, démontra avec force que le colonialisme « décivilise » le colonisateur et produit « l’ensauvagement du continent ». Césaire résumait en une phrase ce que les études décoloniales mettront un demi-siècle à élaborer : « On a cru n’abattre que des Indiens, ou des Hindous, ou des Océaniens, ou des Africains. On a en fait renversé, les uns après les autres, les remparts en deçà desquels la civilisation européenne pouvait se développer librement. »
M. Darmanin, qui toujours perd une occasion de se taire tant se réfréner n’est guère dans sa nature, se pose en piteuse leçon de chose anachronique, en croyant jongler avec un vocable dont le poison le dépasse. Il s’est gargarisé du mot « ensauvagement ». Il a bêtement illustré le constat prophétique d’Aimé Césaire – qui a heureusement échappé à la panthéonisation sarkozyste : « Chaque jour qui passe, chaque déni de justice, chaque matraquage policier, chaque réclamation ouvrière noyée dans le sang, chaque scandale étouffé, chaque expédition punitive, chaque car de C.R.S., chaque policier et chaque milicien nous fait sentir le prix de nos vieilles sociétés. »
Antoine Perraud