Comme point de départ pour comprendre ce qui a été approuvé lors du récent Conseil européen, il convient de souligner que tout ce qui concerne l’Union européenne – comme on l’a déjà vu à l’occasion du traité de l’Union ou du Pacte de stabilité et de croissance – présente un degré élevé de complexité technique et est traversé par des aspects qui peuvent ensuite être interprétés de manière arbitraire par l’organe de contrôle. Cela rend difficile pour la majorité de la population de comprendre ce qui a été convenu et permet à ceux qui détiennent le pouvoir de masquer, au milieu du jargon communautaire, les politiques néolibérales les plus néfastes ; et en outre de gérer leur mise en œuvre sans contrôle démocratique. Cela implique ce que Javier Ortiz a décrit il y a des années avec les mots suivants : « il est considéré comme acquis que la souveraineté du peuple de notre pays est conditionnée. Et ce qui est encore plus novateur : on considère comme acquis qu’il est conditionné par les décisions d’un organe supranational non élu ». [1]
Le député européen Miguel Urbán a bien résumé ce qui s’est passé au Conseil européen lorsqu’il a déclaré que : « les hommes en noir portent du gris foncé. Aucune histoire ne cache le fait qu’il s’agit d’un accord totalement insuffisant, sans euro-obligations, chargé de conditionnalités et qui ne modifie pas d’un iota la structure économique néolibérale de l’Union européenne (…) Cet accord non seulement ne répond pas aux besoins réels d’une économie européenne frappée par la pandémie, mais pose également les bases pour de futures réductions des droits et des contre-réformes qui seront payées par les classes populaires ». Cette déclaration nous met sur la voie des questions que nous devons analyser, comme l’ont souligné Urbán lui-même et Gonzalo Donaire, dès que le document signé a été rendu public, dans la première heure du mardi 21 juillet 2020 [2].
Le contexte du texte
L’économie mondiale, qui montrait déjà des signes d’assoupissement à la fin de 2019, a soudainement connu, alors que la pandémie se mondialisait, un ralentissement international radical et presque synchronisé qui a provoqué le semi-arrêt de l’activité tout au long de la chaîne de valeur : de l’extraction, de la production, du transport, à la commercialisation et à la consommation dans les pays de l’OCDE, comme dans les autres, dans les pays industrialisés et les pays pauvres, dans les puissances impérialistes et dans les pays dits émergents. Il s’agit d’un événement sans précédent, non comparable dans ses caractéristiques aux crises de référence de 1929 ou 2007/2008.
À son tour, la crise sanitaire a mis en évidence l’inexistence de services de santé préparés aux imprévus, le manque de stocks de matériels et d’équipements essentiels résultant d’une gestion « juste à temps » et de la délocalisation industrielle induite par la division internationale du travail inaugurée dans les années 1980. La pandémie a également mis en évidence la fin de la mondialisation néolibérale commencée par Trump, l’émergence d’un nouveau néolibéralisme nationaliste, encore plus autoritaire que celui promu par Thatcher et Reagan. A cela s’ajoute et se combinent les profonds changements en cours dans la géopolitique et la géoéconomie mondiales.
Mais la pandémie a également mis en évidence la crise de la construction de l’Union européenne, les inégalités qui existent en son sein, la persistance et l’intensification en son sein des pulsions en faveur de l’État-nation comme s’il était une catégorie universelle et éternelle, et l’incapacité de ses structures institutionnelles formelles (Parlement européen, Conseil européen, Commission et BCE) et informelles (Eurogroupe) à répondre efficacement et de manière coordonnée à la crise sanitaire, économique et sociale qui s’ensuit.
Cependant, a également été mise en évidence l’inefficacité des règles d’or de l’ordolibéralisme hégémonique, ce qui signifie que l’application du Pacte de stabilité a dû être temporairement suspendue en ce qui concerne la stricte limitation du déficit budgétaire et du niveau de la dette publique. Des règles qui non seulement ont entraîné de grandes souffrances populaires après la crise de 2007-2008, mais qui ne peuvent pas non plus être justifiées pour avoir renforcé et blindé l’économie communautaire. Ces règles qui, au moment critique de la pandémie et de la récession, alors qu’elles auraient pu démontrer leur utilité sociale et leurs effets anticycliques, ont dû, également, être mises en quarantaine car contre-productives.
Pourquoi les deux principaux dirigeants de l’UE, Emmanuel Macron et Angela Merkel, ne se contentent-ils pas de suspendre leurs ambitieux programmes de libéralisation et lancent des plans gigantesques d’aide publique aux entreprises de leur pays ? Tout simplement parce qu’ils voient leur PIB national chuter dangereusement et parce qu’ils tentent de sauver leurs positions politiques face à la montée de leur aile d’extrême droite. Disons qu’ils sont devenus des néokeynésiens économiques qui attendent des temps meilleurs sans aucune remise en question fondamentale. Nous ne sommes même pas en présence de la bravade de Nicolas Sarkozy lorsqu’il a proposé solennellement la « refondation du capitalisme » (sic).
Mais il y a une question encore plus pertinente pour comprendre leur position lors du Conseil européen : pourquoi ont-ils soudainement recours à la mobilisation de sommes importantes en faveur des différents pays, en permettant une forme élémentaire de mutualisation communautaire de la dette et en recherchant des formules de contrôle des gouvernements membres de l’UE recevant des subventions ou des prêts – formules moins agressives que celles de la Troïka, mais efficaces en Grèce, au Portugal et clandestinement au Royaume d’Espagne ? Tout simplement parce que depuis la dernière décennie, il y a une désaffection croissante des citoyens envers l’UE, dont l’expression maximale fut le Brexit, mais qui se manifeste par le renforcement du nationalisme xénophobe dans la plupart des pays et par sa présence dans certains des gouvernements. Cette désaffection risque de délégitimer toute l’architecture communautaire, ce qui mettrait en péril les intérêts stratégiques du capital allemand, principal bénéficiaire du marché unique, et de la division du travail entre les pays au sein de l’UE. Et tout cela ajouté à une Italie ayant des niveaux de dette insoutenables et à une Espagne sans ressources.
Pour la chancelière allemande, il était nécessaire d’arrêter l’hémorragie de la crédibilité de l’UE et d’essayer de gagner du temps. En outre, elle a tenté d’anticiper les effets les plus néfastes de la crise sociale et de minimiser le risque d’une vague de luttes des salarié·e·s et des jeunes dans la plupart des pays. Angela Merkel s’est lancée dans ce que Martine Orange a appelé sur le site Mediapart : « Un plan de récupération [de relance si vous voulez] pour sauver la face ». Mais Merkel a essayé de faire du sommet le moment Hamiltonien de l’Europe, le moment de la refondation financière de l’Union. D’où le torrent de déclarations grandiloquentes de Charles Michel, président du Conseil européen, sur l’Europe réunifiée, ou d’Emmanuel Macron dont le mot-clé est désormais : « historique ». Angela Merkel elle-même n’a pas hésité à dire, pour sa plus grande gloire : « Nous avons apporté une réponse à la plus grande crise de l’histoire européenne. »
Les deux chefs des partis [Sanchez et Iglesias] du gouvernement espagnol se sont joints à cette insistance hyperbolique sur ce qui a été convenu los du sommet. Le président Pedro Sanchez [3], reçu comme un torero triomphant par ses collègues, a déclaré dans sa conférence de presse que « c’est un grand accord pour l’Europe et pour l’Espagne : il ne fait aucun doute qu’aujourd’hui s’est écrite une des pages les plus brillantes de l’histoire de l’Union européenne ». Pablo Iglesias a déjà conclu que « le dogmatisme néolibéral qui a fait tant de mal à l’Europe a été corrigé [4] ; il l’a affirmé sans en définir les conséquences à moyen, mais aussi à court terme.
Espérons qu’il y ait un recul effectif du néolibéralisme dogmatique ! Pour l’instant, au-delà des grandes formules, il y a le fait que les « décideurs » n’ont pas pu appliquer les anciennes recettes telles quelles et que le spectre néolibéral radicalement inhumain a cédé la place à un spectre néolibéral policé et compatissant à la recherche d’un nouveau jeu de cartes. Ce débat ne fait que commencer dans l’UE et dans la société et ne peut que se développer au-delà du discours qu’au moment où l’on verra plus clairement les effets pratiques sur l’économie, la société et les décisions gouvernementales et communautaires. Pour l’instant, il y a une parenthèse et la solution pour l’État espagnol est d’augmenter la dette.
• Le premier objectif des propos d’Angela Merkel n’était autre que de voiler les désaccords des gouvernements des pays les plus riches qui, avec des gouvernements sociaux-libéraux ou libéraux, ont crié leur refus d’ouvrir le robinet de l’argent aux économies les plus touchées. Des gouvernements qui défendent une orthodoxie qui, de toute façon, a imposé des conditions sérieuses pour les bénéficiaires et des retours économiques importants pour eux-mêmes. Par exemple, l’Autriche bénéficiera d’une réduction annuelle de 565 millions d’euros de sa contribution (le double de ce qu’elle avait antérieurement) et les Pays-Bas verront la réduction de leur contribution annuelle passer 1,57 milliard à 1,92 milliard d’euros.
En même temps, tout le monde est conscient de l’immense créneau d’affaires qui s’ouvre pour l’industrie financière des grandes économies et pour les acteurs du shadow banking.
• Le second objectif est de calmer l’humeur et l’angoisse de la population par des mesures réelles mais partielles de portée limitée. Il y a des secteurs entiers et cruciaux dans les économies grecque, espagnole et italienne, comme le tourisme, ou des secteurs qui sont la force motrice de l’économie européenne, comme l’industrie automobile ou les compagnies aériennes qui sont au bord de l’effondrement.
Ce sont les chiffres, les chiffres concrets, qui sont indiscutables
L’ampleur de la crise et le montant des fonds mobilisés doivent être mis en perspective. Le budget européen pluriannuel (7 ans) sera de 1074 milliard d’euros pour l’ensemble de la période. Les fonds destinés à la politique agricole commune (PAC) s’élèveront à 343,95 milliards d’euros, soit une réduction de 10% par rapport à l’année précédente, tandis que les fonds de cohésion connaîtront une augmentation de 2,7%, pour atteindre 377 milliards. Le budget pluriannuel plus les 750 milliards d’euros du plan approuvé par la Commission peuvent sembler être des montants astronomiques, mais ils représentent à peine 10% du PIB de la Communauté sur plusieurs années.
Établissons des références pour voir la comparaison. Le gouvernement américain a débloqué des fonds à hauteur de 15% de son PIB pour une population de 334 millions de personnes ; le gouvernement japonais a engagé un montant qui représente 21% de son PIB pour une population de 128 millions de personnes. L’UE dans son ensemble consacre 10% de son PIB pour une population de 515 millions de personnes, tandis qu’il y a des pays comme l’Allemagne qui se prépare à débloquer 327 milliards d’euros, soit 14% de leur PIB, pour soutenir l’économie nationale. Dans le cas de la France, ces fonds représentent 6% de son PIB, dans le cas de l’Italie 5%. Pour ce qui est de l’Espagne, ils sont réduits à 3,2% du PIB, en additionnant toutes sortes de stimuli planifiés et qui sont de nature très diverse.
Revenons au plan approuvé par la Commission européenne. Le Parlement européen a estimé le montant total du fonds de reconstruction à environ 2000 milliards d’euros. Enfin, le Conseil a approuvé un montant insuffisant de 750 milliards d’euros pour la période de sept ans, dont 390 milliards d’euros de subventions et les 360 milliards d’euros restants sous forme de prêts à fournir par des institutions financières privées, banques et fonds d’investissement, entre autres. Il semblerait d’ailleurs que la mise en place d’un système de soins de santé publics à la hauteur des enjeux ne figure pas parmi les priorités du plan.
Les recettes extraordinaires communautaires pour faire face au paiement des intérêts passeront par la mise en œuvre de nouvelles taxes indirectes, notamment des taxes sur les plastiques et les émissions. C’est un mécanisme qui ne résout pas le problème environnemental, comme le montre l’existence d’autres taxes environnementales qui ne dissuadent pas les producteurs ou les consommateurs dans une mesure nécessaire. Et, en même temps, c’est une proposition fiscalement et financièrement dangereuse car si les émissions ou l’utilisation des plastiques diminuent, soit sous l’effet de la crise, soit en raison de l’avancée d’un modèle de production propre, il pourrait y avoir un problème important pour faire face aux obligations envers les créanciers financiers.
Lors d’une récente vidéoconférence, l’économiste Daniel Albarracín a déclaré que « les mesures fiscales basées sur les écotaxes, de nature indirecte et régressive, ne couvriraient que les paiements d’intérêts. Le principal qui couvre les transferts et les prêts est imputé à la dette, mutualisée oui, ce qui est la nouveauté, mais reste pas moins austère. Au final, les États devront contribuer davantage au budget européen, ce qui n’est possible qu’avec deux formules : les impôts indirects nationaux (une fois exclues les réformes fiscales progressives) et la réduction des dépenses. »
Tout cela sous certaines conditions et sous le contrôle de la Commission européenne qui déclare qu’elle « demandera l’avis du Comité économique et financier sur la réalisation satisfaisante des étapes et objectifs pertinents ». Ce comité est composé de représentants des Trésors et des banques centrales, l’élite de l’intelligentsia néolibérale. Attention ! Un pays peut mettre des obstacles à l’utilisation de l’argent reçu par un autre pays s’il voit ses intérêts ou des secteurs stratégiques en danger, ce qui peut allonger le processus de réception ou même l’empêcher dans certains cas. Et, pire encore, personne n’a éradiqué, bien au contraire, les exigences néolibérales des attaques contre le système public de retraite qui exige sa « rationalisation » vers le bas pour permettre, à son tour, le déploiement de fonds de pension et des assurances privés. Il en va de même pour ce qui est des exigences répétées de rejet des contre-réformes dans le domaine social, entre autres les contre-réformes du travail de Zapatero et Rajoy. Sous prétexte de productivité, de compétitivité et de modernisation du système productif des entreprises, se multiplient les exigences en faveur de la flexisécurité (un oxymore) et de la déréglementation des conditions de travail. Enfin, il y aura de sérieuses réserves et limitations à une augmentation significative des dépenses sociales ou des investissements publics.
L’argent qui « nous » revient
L’État espagnol a reçu 140 milliards. De ce montant, 68 milliards sont des prêts qui devront être remboursés dans les conditions et avec les intérêts établis par les prêteurs, et quelque 72 milliards sont des subventions dont les fonds ne devront pas être payés directement par le gouvernement espagnol. Mais ce dernier devra contribuer proportionnellement à l’amortissement de ces aides avec le reste des partenaires communautaires. Ces aides ne seront pas de véritables subventions car elles seront alimentées par des émissions d’obligations qui seront placées conjointement sur les marchés par la Commission européenne, dont le remboursement par l’UE sera soumis à des intérêts.
Ce qui nous reviendra (pour le dire) sera, pour la majeure partie des fonds guidée par le monde des affaires. Ces sommes seront donc distribuées en fonction de leurs priorités et à leur convenance lorsqu’il faudra interpréter où se trouvent les niches d’investissement : soit dans la numérisation, soit dans ladite économie verte compatible avec le profit privé. Mais il s’agit d’un autre débat, celui des contradictions entre le New Green Deal et le mode de production capitaliste.
Pedro Sanchez est revenu de son insomnie européenne en déclarant que le Fonds européen s’élève à 60% du PIB de l’État espagnol, sans expliquer que ce montant est le total pour l’UE, et non celui qui correspond au Royaume d’Espagne. A un autre moment, il a déclaré que l’aide européenne sous forme de prêts et de subventions représenterait 16% de notre PIB, ce qui est un chiffre extrêmement élevé. Un lapsus, car il a été établi par la suite que ce chiffre représentait 11% du PIB. Sanchez est économiste, du moins en arithmétique, et on suppose qu’il sait comment calculer des pourcentages avec excellence. Il n’y a pas beaucoup de place pour l’erreur. Et alors ? Eh bien, très simplement, il a oublié de dire qu’il comparait le montant total à recevoir sur 7 ans non pas avec le PIB prévu pour l’ensemble de la période, mais avec le PIB d’un an. Cela ramène ce chiffre à environ 2% du PIB espagnol par an. En d’autres termes, c’est un petit menteur.
Ces chiffres européens pour l’Espagne doivent être mis en relation avec la dure réalité du pays. Les chiffres ne sont pas performatifs comme les discours sont censés l’être, mais les chiffres sont, et ce n’est pas rien, des indicateurs fiables de la réalité économique. Au cours des cinq premiers mois de 2020, le déficit de l’État a doublé pour atteindre 32,25 milliards d’euros, soit l’équivalent de 2,88% du PIB. En mai dernier, la dette publique espagnole était de l’ordre de 1258 milliards d’euros, ce qui représente 101,4% du PIB ; cela accompagné d’une baisse des recettes publiques de l’ordre de 10,6% (particulièrement importante pour celles correspondant à l’impôt sur le revenu des personnes physiques, qui a baissé de 31,5%) et d’une augmentation des dépenses de 10,8% pour atténuer les effets de la crise sur le plan social et de l’emploi. Si cette tendance se poursuit jusqu’à la fin de 2020, le déséquilibre annuel des comptes pourrait être de l’ordre de 10 à 15%, et une éventuelle baisse du PIB entre 9 et 15% impliquerait une dette souveraine de 120% du PIB.
Tout cela dans un cadre où, depuis 2007, les impôts sont principalement prélevés sur la classe ouvrière par le biais de l’impôt sur le revenu des personnes physiques et de la TVA, puisque l’impôt sur les sociétés (IS) en 2019 ne représente que 23,7 milliards d’euros, soit 11,9% des recettes totales, alors qu’en 2007 il s’élevait à 44,8 milliards d’euros, soit 22,3% des recettes. Et pourtant les bénéfices des sociétés avant impôt et après les ajustements intragroupes ont augmenté de 23,3% sur la période 2007-2019.
Cas espagnol : hypertrophie des discours, manque de ressources
L’approche de la question dans le débat public est déterminée dans le cas espagnol par deux questions. Les questions européennes sont strictement axées sur la politique intérieure, bien au-delà de ce qui a pu se passer dans la récente affaire néerlandaise [critiques arrogantes de Mark Rutte à Pedro Sanchez, cela de la part d’un gouvernement bien placé dans l’offre d’évasion fiscale internationale – El Pais 15 juillet 2020]. Cela conduit à un appauvrissement systématique du débat puisque les différents partis se positionnent en fonction de leurs intérêts électoraux immédiats. Contrairement, par exemple, à ce qui se passe en France, où il y a eu un débat social et médiatique sur le contenu même du traité de Maastricht ou, en ce moment, sur ce qui a été approuvé au Conseil le 21 juillet, tant en ce qui concerne le modèle européen que les effets immédiats sur le pays lui-même.
Sur les affaires européennes, au sein de la gauche espagnole on a tendance à faire cause commune avec des tiers en termes nationaux, d’où des expressions telles que : le Parti Populaire est le parti néerlandais ; ou encore les appels au boycott des produits néerlandais – par des gens qui, par ailleurs, n’ont jamais fait de tels appels dans le cadre de la campagne BDS ; ou encore à identifier les dirigeants et les peuples, avec un effet de miroir de ce que font les dirigeants libéraux néerlandais à l’égard des peuples du Sud. C’est parce que la perspective de classe a disparu lorsqu’il s’agit de juger les actions des gouvernements non-solidaires qui exercent une telle orientation contre leur propre classe ouvrière. Il est donc difficile de construire des réseaux internationalistes de solidarité entre les peuples.
En outre, les hommes politiques espagnols qui défendent le modèle européen actuel sont encore plus frileux quant aux modalités de la discussion. En effet, ils ont l’habitude de dire, comme l’a fait Alfonso Guerra [dirigeant du PSOE] dans sa campagne d’information sur Maastricht [1992], que « la question n’est pas la lettre du traité », mais comme l’a dit son camarade Felipe González, il s’agit de savoir « si nous voulons continuer le processus de construction européenne ou non ». Comme si les deux questions, la lettre et le processus, n’étaient pas liées. Le résultat de cette position irrationnelle est que le discours idéologique européiste abstrait et aprioriste, qui n’analyse pas les intérêts concurrents en jeu, remplace systématiquement le débat politique rationnel sur l’Europe réelle et souhaitable.
Alors que dans la société les problèmes s’aggravent et que le temps se fige au bord du gouffre, il semble que dans l’univers de la politique institutionnelle tout coule à flots, à grande vitesse, sans que, pour l’instant, les solutions ne décollent. L’extrême droite (PP et de Vox) sectaire, bornée et autoritaire avant la pandémie, pendant la pandémie et face aux récents accords européens voudrait, face au gouvernement Sanchez – qu’elle qualifie d’illégitime – faire croire à la population qu’il existe un état d’urgence qui justifierait une intervention de l’Etat profond pour redresser la situation. Cette extrême-droite a imposé un climat violent et tendu dans la vie publique. L’attitude du tandem Casado-Abascal (PP-VOX) est dangereuse d’un point de vue démocratique, mais elle est également inutile pour leurs objectifs car elle ne fait que renforcer le gouvernement qu’ils veulent combattre.
L’attitude de la direction du PP, retranchée dans la rue de Gênes [le siège du parti], est tellement maladroite que la CEOE (Confederación Española de Organizaciones Empresariales) a décidé – malgré ses coïncidences stratégiques avec le parti conservateur – de maintenir son autonomie tactique par rapport au gouvernement afin de mieux défendre les intérêts du patronat à l’heure actuelle. Pour sa part, la Moncloa (résidence de la présidence du gouvernement) cache sa propre inconsistance, ses erreurs et ses mauvais résultats, magnifiant comme une réalisation efficace ce qui n’est parfois que des promesses pour l’avenir. Mais, en faisant le bilan de ces mois, dans le climat des maladresses mutuelles, Sánchez se renforce.
Dans l’État espagnol, nous sommes dans une période où rien n’est ce qui semble être et ce qui semble être ne l’est pas. Un temps plein d’hyperboles et de discours emphatiques. Une époque où les échéances historiques semblent se multiplier dans les couloirs parlementaires, les rédactions des médias et les réseaux sociaux.
Quelqu’un se souvient-il que le 3 juillet dernier, l’« Accord pour la relance économique et l’emploi » a été signé par la CEOE, la CEPYME (Confederación Española de la Pequeña y Mediana Empresa), les CC OO (Commissions ouvrières), l’UGT (Union générale des travailleurs) et le gouvernement lui-même ? Un document vide qui ne faisait que ratifier ce qui avait déjà été approuvé par le gouvernement, plein de généralités et dont les déclarations propositives portaient sur des sujets éculés. Il n’y a pas encore un mois, cet accord était pompeusement décrit comme un tournant parce qu’il reprenait le chemin rempli d’échecs de la concertation sociale, alors que cet accord n’avait, en réalité, qu’un objectif immédiat : celui de renforcer la candidature de Nadia Calviño (ministre de l’Economie et troisième vice-présidente) à la tête de l’Eurogroupe. De même, la Commission pour la reconstruction sociale et économique est mise en scène au Congrès des députés comme répétition/formation pour le débat sur le prochain budget général de l’Etat (PPGE).
Dans la situation actuelle, le gouvernement Sánchez a comme priorité absolue l’élaboration de nouveaux budgets généraux de l’État pour trois raisons : les budgets actuels sont obsolètes, ils sont clairement insuffisants et d’autres nouveaux budgets doivent être approuvés dans un bref délai en raison de la demande communautaire afin que l’État espagnol puisse participer à l’ensemble des prêts et des subventions. Les budgets actuels, sont clairement austères. Ils sont une extension et un héritage du précédent gouvernement de Mariano Rajoy. Avec ces comptes, même les accords du pacte gouvernemental PSOE-UP n’ont pas pu être mis en œuvre, faute d’imagination et d’aspirations modestes.
À cela s’ajoute l’impact économique de la pandémie de SRAS-CoV-2 qui nécessiterait un outil budgétaire solide. La baisse brutale et importante du PIB espagnol dans le contexte d’une récession mondiale sans précédent, la socialisation des coûts salariaux des employeurs par le biais des ERTE [modification des contrats de travail, réduction du temps de travail…] et l’augmentation exponentielle attendue des allocations de chômage, à quoi s’ajoute la nécessité évidente d’augmenter les dépenses de santé publique, tout cela grève les caisses publiques. Si, en outre – ce qui n’est pas le cas –, le gouvernement de Sánchez voulait intervenir de manière décisive dans l’économie par le biais de l’investissement public et de la socialisation des principales entreprises menacées de fermeture et des secteurs productifs stratégiques afin d’opérer un changement dans le modèle productif, la nécessité d’un PPGE solide serait encore plus évidente. Mais cela signifierait une réforme fiscale drastique qui n’est pas à l’ordre du jour du Conseil des ministres. Une fois ce chemin bloqué, la seule chose qui reste ouverte est d’attendre une pluie de manne venant d’au-delà des Pyrénées.
Cette idée, de reporter la réforme fiscale comme l’a déclaré le secrétaire général des CC OO Unai Sordo (ce n’est pas dit maintenant), détermine l’orientation de la majorité de la gauche politique qui siège au gouvernement aujourd’hui. Elle a renoncé à un aspect essentiel des accords qui lui ont permis de naître. L’idée du PP et de Ciudadanos contre les augmentations d’impôts a triomphé dans les faits, pour le moment. Ces partis maintiennent la croyance néolibérale que l’on peut collecter davantage de recettes en diminuant les impôts, une expression de ténacité contre toute évidence. La réforme fiscale est abandonnée précisément au moment où il est le plus urgent et le plus nécessaire d’adapter aux défis le recouvrement de l’impôt.
Le gouvernement de Sanchez accueille et reçoit des critiques de sa droite, mais pas de sa gauche. La peur des barbares de l’après-Franco a imposé la censure et l’autocensure à la gauche. Mais comme l’affirme à juste titre Fernando López Agudín, « la conséquence est qu’il manque une alternative à son gouvernement progressiste, tout autant qu’il manque une critique qui ne vienne pas de la droite. Pour la première fois depuis la transition, il n’y a pas d’alternative à la gauche au PSOE. Non seulement la gauche populiste n’en est pas une, mais son horizon d’aspiration se limite à siéger au gouvernement avec la gauche socialiste sous la direction du PSOE » [5] Ainsi, après la capitalisation de l’accord conclu par la Commission européenne, si les prochains PPGE sont approuvés, se profile une nouvelle période d’hégémonie socialiste (sociale libérale, plus exactement), sous le label du Sanchisme.
Et il semble que le fait de ne pas accepter ou de critiquer chaque mesure prise par le gouvernement et, dans ce cas, l’enthousiasme ardent pour les accords sur l’UE de la prochaine génération du Conseil européen, ne soit guère moins qu’un crime de division, alors qu’il s’agit en fait du seul espoir de corriger un cours qui est au moins incertain pour la majorité sociale. Ce parcours sera marqué par les postulats néolibéraux du Conseil consultatif sur les affaires économiques récemment créé, composé de 17 experts, sous le commandement de Nadia Calviño.
Mais tout ne réduit pas au silence ou au bruit des palabres gouvernementales. Ces jours-ci nous avons également pu lire de précieuses contributions de personnes situées à gauche et dont l’engagement envers la majorité sociale est indiscutable. A titre d’échantillon non exhaustif, je vous indique quelques références [6] Je suis sûr que bientôt il y en aura d’autres dans un large mouvement exigeant et désireux d’arrêter la droite et d’ouvrir de nouvelles perspectives aux avancées populaires.
Manuel Garí
[1] Ortiz, J. « La ocasión perdida del artículo 13.2” ponencia presentada en las Jornadas en favor de un referéndum sobre el Tratado de Maastricht », Madrid, 25/91992
[2] Donaire, G. y Urbán, M. “En la Unión Europea nunca es oro todo lo que reluce”. El Salto diario. https://www.elsaltodiario.com/tribuna/fondo-reconstruccion-consejo-union-europea-nunca-oro-reluce
[3] Je ne prends même pas la peine de chercher d’autres références, n’importe qui aura pu l’entendre et le lire dans son nouveau rôle de leader européen avec un label « historique ».
[4] Entrevue de Sandrine Morel avex Pablo Iglesias dans Le Monde, https://www.lemonde.fr/international/article/2020/07/22/pablo-iglesias-le-dogmatisme-neoliberal-qui-a-fait-tant-de-mal-a-l-europe-du-sud-a-ete-corrige_
[5] López Agusdin, F. « Encerrados con Sánchez ». Público. https://m.publico.es/columnas/110648797656/el-desconcierto-encerrados-con-sanchez/amp
[6] Kuchart, T. « La troika, sentada en el consejo de ministros », El Salto, https://www.elsaltodiario.com/opinion/tom-kucharz-troika-sentada-consejo-ministros-acuerdo-recuperacion-next-generation