Cette vision, soutenue principalement au Moyen Orient par les mouvements de la gauche traditionnelle issues du stalinisme, et certains issus de courants maoistes ou du nationalisme arabe, a été de plus en plus remis en question au fil des années, et surtout après le début des soulèvements populaires dans la région du Moyen-Orient et Afrique du Nord (MOAN). Cet article de Joseph Daher vise à montrer que le Hezbollah est devenu une force contre-révolutionnaire en raison de son opposition à tout changement radical et progressiste au Liban mais aussi au-delà, en particulier en Syrie, en participant à la répression du mouvement populaire syrien aux côtés du régime d’Assad.
Joseph Daher est l’auteur d’un livre qui s’intitule Hezbollah, The Political Economy of the Party of God, dont la parution est prévue à l’automne 2016 aux éditions Pluto Press.
Le Hezbollah, une base sociale en mutation
Malgré des racines dans les quartiers des populations chiites pauvres du Liban, le Hezbollah est devenu un parti dont les membres et les cadres reflètent de plus en plus la fraction chiite de la classe moyenne et la bourgeoisie grandissante – en particulier à Beyrouth [1]. Dans la banlieue sud de Beyrouth de nombreux membres des familles les plus riches et la plupart des commerçants ont été intégrés au sein de cette organisation [2], tandis que les activités et les institutions du parti (en particulier ceux qui sont liés au tourisme et aux loisirs) répondent aux besoins et fournissent des services aux chiites de la classe moyenne.
Cette transformation se reflète ainsi dans le profil des cadres du parti, qui ne sont plus composés de religieux (ou « clergé ») provenant généralement des milieux de la classe moyenne inférieure comme ils l’étaient au moment de sa fondation en 1985, mais sont maintenant largement issus d’une classe professionnelle qui détient des diplomes « séculaires » (non religieux) universitaires. Le poids croissant des militants dans les associations professionnelles illustre cette transition [3]. L’ordre des ingénieurs et des architectes, par exemple, a été dominé par le Hezbollah depuis 2008, lorsque le parti a remporté la plupart des votes lors des élections de la corporation [4]. Le Hezbollah estime qu’au moins 1300 ingénieurs étaient adhérents en 2006 [5]. Le mouvement fondamentaliste islamique libanais a également soutenu, comme un moyen de résoudre la crise, le dialogue appelé par le Président du Parlement Nabih Berri et l’élection de Michel Aoun, chef du Courant Patriotique Libre (CPL), en tant que Président de la République, des propositions qui maintiennent complètement le cadre politique existant du pays. Le Hezbollah, tout comme les autres partis politiques confessionels et bourgeois du 8 et 14 Mars, voulait en fait coopter le mouvement pour son propre bénéfice politique, pour satisfaire ses intérêts spécifiques, et surtout pour mettre un terme aux mobilisations.
Cette solution « participative » à l’égard de l’État, adoptée par le Hezbollah, reflète à la fois une tentative de modérer les contradictions structurelles du capitalisme libanais [6], ainsi que les rivalités qui existent au sein de la bourgeoisie entre les fractions hégémoniques et non-hégémoniques. Les fractions non hégémoniques de la bourgeoisie libanaise, comme le marxiste libanais Mehdi Amel [7] l’a noté, reflètent :
« La conscience des couches non hégémoniques de la bourgeoisie dans leur aspiration légitime à occuper des positions hégémoniques occupées par d’autres fractions, ou d’atteindre leur niveau en s’identifiant si possible à elles dans le domaine politique et économique. Cette couche non hégémonique de la bourgeoisie veut la fin de la fraction hégémonique sans supprimer la domination de la classe bourgeoise » [8].
Cette évolution est également liée aux alliés régionaux du Hezbollah, la Syrie (ou du moins le régime d’Assad) et l’Iran, qui voulaient tous deux une intégration du parti au sein de la scène politique libanaise après la fin de la guerre civile libanaise. Dans le même temps, l’appareil militaire du Hezbollah a été subordonné à ses intérêts politiques, orientés en particulier vers le maintien de la stabilité au Liban. Cela a conduit à une collaboration accrue avec les services de sécurité et l’armée libanaises afin d’empêcher un conflit militaire dans le sud du Liban avec Israël, de collaborer dans la lutte contre les groupes salafistes et djihadistes, et finalement de garantir la sécurité de certaines regions et zones composées de populations chiites. Cela ne signifie pas que la composante militaire du Hezbollah n’a pas joué et ne joue pas un rôle contre les agressions et les menées guerrières d’Israël, mais que l’armement du Hezbollah a été de plus en plus utilisé à d’autres fins, en particulier après la guerre de 2006.
Idéologie
Le Hezbollah croit en l’unité de la communauté et la coopération entre les classes. Comme Khomeini avait l’habitude d’affirmer, les travailleurs ne devraient pas exiger plus que ce qui est accordé par la bourgeoisie et la bourgeoisie a l’obligation d’être charitable envers les pauvres. La lutte des classes est considérée négativement parce qu’elle fragmente la communauté (ou la Ummah). L’islamisation de large sections de la population chiite poursuivait cet objectif afin de fragmenter et affaiblir les solidarités entre les différentes communautés confessionelles au Liban, alors que les chiites avant la guerre civile libanaise étaient les plus nombreux dans les partis nationalistes et progressistes, qui étaient à la tête des luttes sociales. Le confessionnalisme a toujours été un outil utilisée par la bourgeoisie au Liban pour empêcher toute mobilisation sociale d’ensemble, et le Hezbollah ne fait pas exception à cela.
Le piètre bilan du Hezbollah sur le terrain des questions sociales et des mobilisations de travailleurs reflète l’évolution des intérêts de classe défendus par le parti, et son opposition à une autonomisation et à un renforcement politique des classes populaires. La possibilité de mobilisations inter-confessionelle et le développement de mouvements sur des bases de classe représentent une menace potentielle pour tous les partis confessionels et bourgeois de la classe dirigeante au Liban, dont le Hezbollah fait maintenant partie. C’est la raison pour laquelle le Hezbollah n’a jamais mobilisé sa base populaire sur la base de revendications purement socio-économiques dans une perspective inter-confessionelle, bien que soutenant rhétoriquement la CGTL et/ou ses revendications sociales.
La réticence du Hezbollah à intervenir et à participer aux luttes ouvrières s’est révélée de manière particulièrement frappante au cours des douze dernières années. Depuis 2004, un accroissement significatif des luttes syndicales et ouvrières a été observé, caractérisé notamment par les appels à la grève générale en 2004 et 2008, le débat tumultueux autour de l’initiative du Ministre Charbel Nahas en 2011 et les mobilisations organisées par le Comité de Coordination Syndicale (CCS). Ces luttes ont signalé les contradictons du Hezbollah, affirmant représenter les couches pauvres et marginalisées de la population chiite, tout en étant engagé dans un processus d’intégration au sein de l’élite politique, symbolisé par ses liens croissants avec la bourgeoisie émergente chiite.
À chaque occasion importante, le Hezbollah a exprimé une préoccupation rhétorique sur des questions telles que la privatisation, les implications d’accords tels que Paris III, et la baisse des salaires réels. Cela alors qu’il resistait et s’opposait fortement à toute tentative de mobiliser sa propre base populaire d’une manière qui soutiendrait réellement des initiatives indépendantes dépassant les clivages confessionels. De manière générale, ces tensions ont été « résolues » par la mise en place de réformes néolibérales, en particulier dans les périodes au cours desquelles le Hezbollah a occupé des postes gouvernementaux.
La lutte contre la détérioration des conditions d’existence du peuple libanais a toujours été subordonnée à la reconnaissance de la légitimité de la structure armée du Hezbollah, et c’est la raison pour laquelle le Hezbollah a appelé Saad Hariri – à plusieurs reprises – à rechercher des collaborations conjointes et une participation à un gouvernement fondé sur les accords que le parti avait conclus avec son père, Rafiq Hariri. Cela était compris de la manière suivante : le Hezbollah s’occupe de la « résistance » à Israël et Hariri prend en charge les politiques économiques et sociales du pays, chacun n’interférant pas dans les affaires de l’autre [9].
Le Hezbollah, comme nous l’avons vu, en dépit de ses critiques et et de sa rhétorique populiste visant ce qu’il a appelé le « capitalisme sauvage » dans son manifeste de 2009, n’a pas développé d’alternative. Au contraire, il continue de soutenir le capitalisme, le libre marché et les politiques néolibérales. La présence du Hezbollah au sein de tous les gouvernements depuis 2005 a confirmé les politiques antérieures des gouvernements libanais précédents. De cette manière, le Hezbollah est devenu partie intégrante de la bourgeoisie libanaise, où des rivalités existent mais sont surmontés lorsque des révoltes ou mobilisations populaires menacent le système politique établi, confessionel et bourgeois.
En ce qui concerne les femmes, le Hezbollah promeut une vision conservatrice dans laquelle la domination des hommes sur les femmes est la règle et qui attribue des rôles spécifiques aux femmes dans la société, le premier et le plus important étant le rôle de la « maternité », dans le but d’éduquer les générations futures selon des principes islamiques. Les femmes dans le mouvement islamique libanais ne sont pas présentes dans les structures de prise de décision. En aucun cas les structures patriarcales de la société sont contestées par le parti, tandis que les vêtements et le corps des femmes doivent se conformer à des normes particulières afin, selon leurs explications, de préserver leur honneur et celui de leur famille.
Le modèle islamique est le seul chemin juste pour les femmes, sous peine d’être considérées comme étrangères à leur propre société, sinon soupçonnées de relayer l’influence de l’impérialisme culturel occidental. Comme le chercheur Adam Hanieh l’a noté, « les structures conservatrices concernant le rôle des femmes font partie intégrante des objectifs contre-révolutionnaires plus larges » [10].
En dépit des critiques et des condamnations du confessionalisme politique, le Hezbollah est un mouvement qui use d’une propagande confessionelle fait la promotion d’une culture confessionelle « chiite » à travers ses institutions et médias. Le Hezbollah a également de plus en plus utilisé un discours chiite religieux parmi ses membres pour légitimer et justifier son intervention militaire en Syrie.
Hassan Nasrallah, par exemple, a déclaré que le Hezbollah devait intervenir en Syrie, non seulement pour protéger la « résistance », mais aussi pour défendre les villages chiites en envoyant des soldats du Hezbollah à la frontière. Il a également souligné le rôle du Hezbollah dans la protection des symboles religieux chiites comme le mausolée de la petite-fille du prophète Mahomet, le sanctuaire d’al-Sayyida Zaynab à Damas qui « a déjà été ciblé à plusieurs reprises par des groupes terroristes » [11]. Nasrallah a ajouté que cela est une question très sensible, compte tenu du fait que certains groupes extrémistes ont annoncé que si ils atteignaient ce sanctuaire, ils le détruiront. Le sanctuaire est situé dans le quartier al-Sayyida Zaynab à Damas [12].
Des rapports signalent aussi que les soldats du Hezbollah portaient des bandeaux autour de leur têtes avec écrit « O Husayn » [13] (Blanford 2013b). Dans les célébrations de l’Achoura [14] de 2013, des slogans tels que « Hal Min Nâsirîn Yansurunâ ? Labbayki ya Zaynab ! » (« Y a-t-il quelque’un pour nous défendre ? Nous sommes tous à tes ordres, Zeinab ! »), « Oh Zaynab ! Nous sommes tous vos Abbas ! » [15], et « Nous jurons par Hassan et Hussein, Zaynab ne sera pas capturé deux fois ! » [16], ont été scandés pour appeler à la défense du sanctuaire Zaynab qui est protégé par le Hezbollah et d’autres groupes confessionels chiites contre les attaques possibles des groupes armés de l’opposition syrienne à Damas [17].
Il faut également se souvenir que, suite à l’invasion de l’Irak en 2003 menée par l’armée américaine et britannique, le Hezbollah a envoyé des conseillers militaires pour appuyer la formation et les opérations de l’Armée du Mahdi et d’autres groupes islamiques politiques confessionels chiites, sous la direction de la Gardiens de la Révolutions iraniens, connus sous le nom de Pasdaran aussi [18]. Ces groupes ont été impliqués dans la lutte contre les forces d’occupation occidentales et des groupes confessionels sunnites irakiens, mais ont aussi attaqué des civils sunnites irakiens et ont été impliqués dans la guerre civile confessionelle entre 2005 et 2008 en Irak [19].
Le Hezbollah et les processus révolutionnaires au Moyen-Orient et Afrique du Nord (MOAN)
Tout d’abord, nous devons nous rappeler que le Hezbollah n’avait pas une position radicale en ce qui concerne la région du MOAN avant le début des soulèvements populaires en 2010-2011. Sheikh Naim Qassem a d’ailleurs écrit dans son livre qu’il s’agirait d’une erreur et cela serait faux de lutter contre les régimes autocratiques et despotiques dans le monde arabe. Au contraire, les mouvements populaires devraient lutter pour la libération de la Palestine afin de libérer les régimes arabes et leur peuple [20].
Quelques mois après la guerre contre la bande de Gaza à la fin de l’année 2008 et au début de l’année 2009, lancée par l’armée israélienne, Nasrallah déclarait que le Hezbollah n’avait « pas de conflit ou un problème avec qui que ce soit, le système politique arabe dans tel ou tel pays arabe, qu’il soit démocratique, dictatorial, royal ou dynastique, religieux ou laïc, légal ou illégal… Indépendamment de la description, nous n’interférons pas dans ce genre d’affaires » [21]. En outre, le Hezbollah ne « veut de querelles avec aucun régime… Nous ne voulons de conflit avec aucun régime arabe, nous ne voulons de rivalité avec aucun régime arabe, nous ne voulons évidemment pas entrer en conflit avec aucun régime arabe, ni au niveau sécuritaire, politique ou militaire, ni même dans les médias » [22].
Néanmoins, initiallement, au début de l’année 2011, le Hezbollah a déclaré que les soulèvements populaires dans la région faisaient partie du « projet de résistance » et s’opposaient aux États-Unis et à ses alliés dans la région [23], tandis que Hassan Nasrallah condamnait les accusations et les explications conspirationistes qui prétendaient que les États-Unis se trouvaient derrière ces révolutions.
Le discours officiel du Hezbollah et de ses cadres, concernant les soulèvements régionaux, a ensuite radicalement changé. Les processus révolutionnaires étaient maintenant devenus une conspiration fomentée par les puissances étrangères contre le « projet de la résistance », ciblant l’Iran, la Syrie et le Hezbollah. Le discours de Mars 2011 de Hassan Nasrallah était alors complètement inversé. En 2013, le « Lebanese Communication Group » (LCG), (le bras médiatique du Hezbollah) présentait ses excuses officielles au régime du Bahreïn pour sa couverture médiatique du soulèvement populaire dans le pays depuis trois ans [24], ce qui a néanmoins changé rapidement par la suite notamment avec la montée des tensions politiques entre, d’un côté, l’Arabie Saoudite et les autres monarchies du Golfe, et, de l’autre, l’Iran et le Hezbollah, sachant que le Hezbollah soutenait complètement et avec des moyens importants le régime d’Assad en Syrie.
En outre, au début de l’année 2015, Hassan Nasrallah a salué le retour de l’Égypte dans les arènes arabes et régionales, sous la férule de l’ex-chef des forces armées de l’Egypte et l’actuel président Abdul Fattah Al-Sisi, affirmant l’importance de l’Égypte comme acteur essentiel de la stabilité régionale [25].
En ce qui concerne le Yémen, bien que s’opposant à l’intervention militaire dirigée par l’Arabie Saoudite depuis mars 2015 et aux autres interventions étrangères dans le pays, le Hezbollah est impliqué dans le soutien aux mouvements des Houtis, en dépit de l’alliance de ce dernier avec l’ancien dictateur et ennemi Ali Abdallah Saleh, qui avait déclaré en mars 2011 que les soulèvements arabes étaient seulement des révolutions dans le médias dirigés par les États-Unis à partir d’un bureau à Tel-Aviv [26]. Selon certaines sources, le commandant de l’unité 3800 du Hezbollah Khalil Harb a également été repéré au Yémen en 2012 entrainant des rebelles Houthis et a été accusé de faciliter la circulation de grandes quantités d’argents en leur faveur [27].
Le tournant majeur du Hezbollah, concernant les événements dans la région, fut sans aucun doute le début du soulèvement populaire en Syrie. Le mouvement islamique chiite libanais a été un acteur étranger déterminant, assistant le régime d’Assad aux côtés de la République islamique d’Iran et de la Russie. Le Hezbollah est intervenu militairement aux côtés des forces armées du régime syrien, a apporté un soutien technique et logistique à Damas, et a aidé une partie de la population chiite de la Syrie à développer ses propres milices d’auto-défense [28].
Le Hezbollah a également ouvert des camps d’entraînement dans les zones à l’extérieur de la ville de Baalbek dans la vallée de la Bekaa, près de la frontière syrienne, pour former les jeunes de diverses confessions religieuses, bien que l’essentiel des stagiaires dans ces camps sont chiites, afin de développer des milices d’auto-défense similaires à celles oeuvrant en Syrie [29]. Les combattants du Hezbollah en Syrie sont estimés entre 7000 et 9000, y compris les combattants d’élite, des experts et des réservistes, à des périodes données et en rotation dans et hors du pays, sur des déploiements de trente jours [30].
La prétention du Hezbollah à exprimer sa solidarité avec les opprimés du monde entier est en grande partie basée sur les intérêts politiques propres du Hezbollah, qui sont eux-mêmes étroitement liés à ceux de l’Iran et du régime d’Assad en Syrie. Voilà pourquoi la confrontation militaire entre le Hezbollah et Israël, qui a été au cœur de son identité, a été subordonné aux intérêts politiques du parti et de ses alliés régionaux. L’armement du Hezbollah a été de plus en plus orienté vers des objectifs autres que la lutte militaire contre Israël, selon les contextes et les périodes, y compris des attaques militaires contre d’autres partis politiques à l’intérieur du Liban ou la prévention de tout acteur de résistance autre que le Hezbollah au Sud-Liban.
La défense de l’ « axe de la résistance » et de l’appareil armé du parti a été utilisée par le Hezbollah comme un outil de propagande pour justifier la politique et les actions du parti, le dernier exemple étant son intervention militaire en Syrie sous le prétexte de défendre la « résistance » contre le « projet américano-israélien-Takfiri ».
Conclusion : des voix alternatives
Ces éléments nous conduisent à affirmer que le Hezbollah ne construit pas une contre-société ou un projet contre-hégémonique en soi, comme le suggèrent certains issus de courants de gauche et/ou académiques, mais tentent plus ou moins d’islamiser les couches les plus larges de la population chiite, tout en ne présentant pas une menace d’aucune sorte pour le système politique dominant dans sa propre société, ou même à un niveau plus large.
Le projet du Hezbollah ne constitue pas une alternative fondamentale au système capitaliste et confessionel dominant au Liban et dans la région. Au contraire, il le soutient, comme l’illustre sa défense du système confessionel, des discriminations contre les femmes, mais aussi son absence d’intervention en faveur des travailleurs et des réfugiés palestiniens et syriens.
En outre, la fourniture de services par ses réseaux d’organisations ne diffère pas des autres communautés politiques et confessionelles au Liban, sauf quant à son ampleur et à son efficacité, en favorisant et en promouvant le soutien ou la gestion privée, confessionelle et patronale des risques sociaux [31]. Sur le plan régional, il a participé à la répression, aux côtés du régime Assad, du mouvement populaire révolutionnaire en Syrie, tout en agissant en faveur d’une forme de statu quo de l’ordre impérial, dont les représentants souhaitent tous le maintien du régime d’Assad.
Tout projet véritablement contre-hégémonique au Liban exige une rupture avec le système politique confessionel et bourgeois. Or, comme nous l’avons vu, une telle rupture n’est nullement promue par le Hezbollah, pas davantage qu’une rupture avec le système impérialiste, régional et international.
Le rôle du Hezbollah dans les différents processus en cours au Liban et dans la région confirme qu’il ne présente pas un défi fondamental pour le cadre de l’économie politique actuelle du Liban. Au contraire, l’organisation a été progressivement intégrée dans ce système comme une fraction politique liée à la bourgeoisie confessionelle. En ce sens, la première étude réalisée par Mehdi Amel sur le comportement de la bourgeoisie islamique dans les années 1980, peut être à bien des égards vu dans l’évolution du Hezbollah concernant le système politique libanais :
« L’aspiration des fractions de la bourgeoisie islamique à renforcer leurs positions dans la structure du pouvoir, ou plutôt à modifier la place qu’ils occupent au sein du système politique confessionnel, afin de mieux partager l’hégémonie et de ne pas changer le système… Par sa participation, cela conduira à un renforcement et à une consolidation du système politique confessionnel et non à sa transformation ou à sa suppression. Cette solution ne constitue pas une solution, car elle ne peut conduire qu’à une aggravation de la crise du système » [32].
Voilà pourquoi tout mouvement populaire au Liban aspirant à un changement radical doit remettre en question tous les acteurs du régime libanais confessionel et bourgeois, du Hezbollah au Courant du Futur, ainsi que tous les acteurs régionaux, de la Syrie et de la République islamique d’Iran à l’Arabie Saoudite, le Qatar et la Turquie. En même temps, il est absolument nécessaire pour les mouvements progressistes de saisir la relation intime entre la libération des classes populaires de la région et de la Palestine, et de lutter pour rendre visible cette relation.
La libération de la Palestine et de ses classes populaires est liée de manière étoite à la libération et à l’émancipation des classes populaires dans la région, contre leurs classes dirigeantes et les divers forces impérialistes et sous-impérialistes agissant dans le cadre régional. Une logique similaire peut être aussi adopté concernant la question de la libération du peuple Kurde dans la région. De même, il faut s’opposer à toutes les tentatives venant des régimes autoritaires et des forces réactionnaires religieuses, de diviser les classes populaires en fonction de leur sexe, de leurs dénominations religieuses, de leurs nationalités, etc., Ces opérations de division ne peuvent qu’empêcher leur libération mais aussi l’émancipation des classes populaires palestiniennes et kurdes.
En termes plus positifs, il faut chercher à construire un grand mouvement liant les questions démocratiques et sociales, s’opposant à toutes les forces impérialistes et sous-impérialistes, tout en favorisant des politiques progressises, une transformation sociale par en bas par la construction de mouvements dans lesquels les individus sont les véritables acteurs de leur émancipation.
Dans une région qui a vu des soulèvements populaires continus depuis 2011, des changements politiques intenses et rapides, il va sans doute être de plus en plus difficile à la direction du mouvement islamique libanais, notamment auprès de sa base populaire, de continuer à proclamer son soutien aux « opprimés du monde entier », tout en demeurant soumis au néolibéralisme libanais et à l’élite politique du pays.
Joseph Daher
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