De 1962, à son retour de la guerre d’Algérie où il avait été envoyé avec le contingent, jusqu’à sa mort en 2020, Édouard de Lépine et moi sommes restés amis. Le combat pour défendre les inculpés de l’OJAM (Organisation de la jeunesse anticolonialiste martiniquaise) nous a rapprochés, puis mon adhésion aux Jeunesses communistes dont il était le secrétaire général et moi, le secrétaire général adjoint. Nous étions des adeptes de la révolution cubaine, de Che Guevara, et partisans de l’indépendance politique pour le socialisme.
Edouard de Lépine
Cette position nous fait exclure du Parti communiste martiniquais (PCM). Nous construisons alors avec quelques autres – Philippe Pierre-Charles, Edouard Jean-Élie [1] (qui nous a quitté le 13 juin dernier), Vincent Placoly (trop tôt disparu, en 1992), etc. – , le Groupe révolution socialiste en 1972. Puis nos divergences éclatent sur l’interprétation à donner à la victoire de la gauche en 1981, lors de l’élection présidentielle.
De Lépine y trouve le moyen de se désinscrire du combat indépendantiste tandis que nous autres cherchions les moyens de continuer le combat anticolonialiste en ré-intérrogeant notre tactique sans brader notre objectif. Les divergences devinrent importantes.
Par contre, malgré ce gap, j’avais gardé une vraie proximité avec un ami, un intellectuel contrariant mais un homme d’une grande culture et aussi d’une réelle fragilité intérieure. Cette complexité, je l’appréhendais. Sa mort m’attriste !
Gilbert Pago
C’est un géant qui nous quitte
Un pan de notre histoire s’effondre. Cette histoire qui l’a tant passionnée, à qui il a tant sacrifié. Curieuse ironie de la vie : il nous laisse sans avoir eu la santé qui lui aurait permis de donner son regard sur les débats (ou les non-débats !) qui font le bruit que l’on sait sur les « questions d’histoire » auxquelles il a consacré des dizaines d’années de sa vie.
On aurait pourtant bien tort de le réduire à la recherche historique et aux mandats d’élu qu’il a à l’occasion exercés. Même s’il a toujours eu une haute idée de ces missions et de leurs exigences, il est absolument certain que pour lui aussi bien le travail sur le passé que le travail d’élu n’ont été que des moyens au service d’une tâche plus grandiose : celle de l’émancipation de la Martinique comme partie intégrante de l’émancipation humaine.
Pour cette mission, il a tout essayé. Avant d’être le plus éminent des fondateurs du GRS, il a milité au sein et à la direction de la Jeunesse communiste du PCF puis du PCM avec une passion, une rigueur, une intelligence et une énergie qui forçaient le respect même de ses adversaires les plus coriaces. L’échec de son travail visant à la transformation de ce grand parti l’a conduit à tenter avec la même force l’aventure de la création d’une organisation dite « d’extrême-gauche » réalisant une synthèse inédite d’histoires et de générations différentes.
Dans ces années intenses, il a vécu une résistance du monde ouvrier et anticolonialiste à la rénovation plus fortes que son optimisme naturel. D’autres tentations lui sont venues et finalement la fascination pour Aimé Césaire et l’espoir de la Mitterrandie au pouvoir l’ont conduit au Parti progressiste martiniquais (PPM) où la conquête des mandats électifs était évidemment plus facile.
Homme d’idées, géant de la pensée martiniquaise mais passionné par l’humain sur toute la surface de la planète, il a consacré les dernières années de sa vie à ce qui lui semblait essentiel : la pensée de Césaire, l’histoire du mouvement ouvrier aussi bien dans ses épisodes anciens que plus récents, la réflexion sur l’esprit public de notre pays, l’ambition d’une Martinique plus juste, plus prospère, plus démocratique.
Malgré les polémiques inévitables chez celles et ceux qui croient à leurs idées – et, pour notre part, nos convictions restent intactes –, nous avons vécu à ses côtés des moments passionnés, magnifiques, malheureusement trop courts quand il reste tant à faire.En ce jour de deuil pour toutes les forces progressistes de ce pays et d’ailleurs, nous ne pouvons qu’exhorter les nouvelles générations à puiser dans son exemple ce qu’il y a eu de meilleur pour le faire fructifier dans les conditions d’ aujourd’hui.
C’est en tout cas l’hommage qu’il aurait le plus apprécié, à n’en point douter.
Philippe Pierre-Charles