Ibrahim Boubacar Keïta se rêvait en digne héritier d’une lignée de souverains mandingues. Même dans son entourage, on admettait que le plus important pour lui n’était pas de diriger, mais de trôner. Sa déchéance n’en est que plus cruelle.
Le vieil homme au boubou blanc et au regard défait qui a été extrait de son domicile par une escouade d’hommes armés et escorté jusque dans un bâtiment du camp militaire de Kati sous les vivats de la foule hier en fin d’après-midi, puis contraint à acter sa démission devant les caméras de la télévision nationale, n’avait plus grand-chose à voir avec le président fraîchement installé qui, il y a sept ans, fort de sa large victoire électorale et d’un soutien sans faille de la communauté internationale, avait, toujours devant les caméras, fermement admonesté les militaires indisciplinés. « Il suffit ! Kati ne fera plus peur à Bamako ! », avait vitupéré Ibrahim Boubacar Keïta (surnommé IBK) en octobre 2013 après une éphémère mutinerie.
Hier, Kati, une ville-garnison située à 15 kilomètres de la capitale et connue pour abriter l’un des principaux camps de l’armée malienne, a une nouvelle fois fait plier Bamako.
Comme en 2012, lorsque des sous-officiers en colère avaient chassé du pouvoir le président Amadou Toumani Touré, le coup d’État a été consommé en un rien de temps. Entre le moment où les premiers tirs ont été entendus dans le camp de Kati, au petit matin, et celui où IBK est apparu sur les écrans de télévision, un masque sur la bouche, pour annoncer sa démission, vers minuit, il ne s’est pas passé plus de douze heures.
« Si aujourd’hui il a plu à certains éléments de nos forces armées de conclure que cela devait se terminer par leur intervention, ai-je réellement le choix ? » a-t-il expliqué depuis son lieu de détention. Abandonné par l’armée, harcelé par l’opposition politique et une société civile particulièrement remontées ces derniers mois et isolé sur le plan diplomatique, IBK, qui était considéré comme le « maillon faible » de la sous-région par nombre de ses pairs africains et qui avait perdu le soutien indéfectible de Paris depuis l’élection d’Emmanuel Macron (qui préférait tout miser sur ses premiers ministres successifs : Soumeylou Boubèye Maïga, puis Boubou Cissé), a vite compris qu’il ne pouvait que se soumettre. « Je souhaite qu’aucun sang ne soit versé pour mon maintien aux affaires », a-t-il expliqué après avoir remercié le peuple malien et non sans avoir tenté de défendre son bilan.
Quelques heures plus tard, au cours d’une conférence filmée par la télévision nationale au sein du camp de Kati, les putschistes réunis au sein du Comité national pour le salut du peuple (CNSP) ont promis de mettre sur pieds « une transition politique civile afin d’organiser dans des délais raisonnables des élections générales pour permettre au Mali de se doter d’institutions fortes ». Justifiant leur intervention par l’échec du président, déplorant que le Mali « sombre dans le chaos, l’anarchie et l’insécurité », ils ont tenu à rassurer les partenaires internationaux en indiquant qu’ils respecteraient tous les engagements du Mali et qu’ils continueraient notamment à travailler avec la France et les Nations unies, qui disposent de soldats dans le pays.
Tout est allé très vite, ce 18 août, et il faudra bien plus de temps pour connaître les tenants et les aboutissants de ce curieux coup d’État au cours duquel la plupart des personnalités arrêtées (parmi lesquelles le premier ministre, Boubou Cissé, et le directeur de la sécurité d’État, Moussa Diawara) l’ont été sans que du sang ne soit versé – des sources hospitalières évoquent quatre morts, mais ceux-ci semblent avoir été tués lors des rares pillages qui ont suivi l’arrestation du président – et qui a été accompagné par un spectaculaire soutien populaire – des milliers de Bamakois ont acclamé les mutins à chacun de leurs va-et-vient dans les rues de la capitale et ont fêté la chute d’IBK dans la soirée.
Les questions sont nombreuses, et rares sont celles qui ont, pour l’heure, trouvé des réponses. À commencer par celle-ci : le putsch a-t-il été préparé de longue date par quelques officiers ou, au contraire, est-il le résultat inattendu d’un mouvement de colère initié à la va-vite et qui a échappé à ses meneurs ? Depuis plusieurs semaines, la colère s’étendait dans les casernes, alimentée par une série d’affaires concernant la solde des militaires, des scandales de corruption touchant la haute hiérarchie ou encore de nouvelles règles qui durcissaient les conditions d’avancement des sous-officiers.
« Des sources militaires faisaient état d’un plan en préparation »
Au fil des ans et des défaites sur le terrain face aux groupes djihadistes, IBK avait perdu le soutien de l’armée. Il avait pourtant fait de son redressement son principal cheval de bataille et avait pour cela pu compter sur la communauté internationale, dont l’Union européenne, qui avait financé de nombreuses formations. En 2015, le gouvernement avait fait voter une loi d’orientation et de programmation militaire ambitieuse, qui prévoyait de débloquer plus de 1 230 milliards de francs CFA (près de 1,9 milliard d’euros) sur une période de cinq ans, dans le but de recruter près de 10 000 hommes et d’acquérir du matériel de guerre. Malgré cet investissement colossal à l’échelle du Sahel, l’armée a été incapable de faire face aux groupes djihadistes, notamment dans le centre du pays, où elle a en outre été accusée d’avoir commis de nombreuses exactions.
Pendant que les soldats, dotés de matériel défectueux, se faisaient tuer sur le terrain, quelques officiers et des intermédiaires (hommes d’affaires et membres de l’entourage immédiat du président) s’enrichissaient grâce aux contrats militaires. « De nombreux officiers étaient arrivés à la conclusion que le président n’était pas l’homme de la situation. Leurs relations étaient tendues », indique un conseiller d’IBK. La veille du coup d’État, celui-ci avait limogé son aide de camp, le lieutenant-colonel Ibrahim Touré. « Dès le mois de juillet, des sources militaires faisaient état d’un plan en préparation », confie une source proche des milieux militaires.
D’autres questions demeurent. Les putschistes sont-ils en lien avec des hommes politiques ou ont-ils agi seuls ? Ont-ils préparé leur coup avec le M5-RPF (Mouvement du 5 juin-Rassemblement des forces patriotiques), une coalition de partis politiques et d’organisations de la société civile dirigée par l’imam Mahmoud Dicko, qui dénonçait depuis plusieurs mois la corruption du régime et réclamait le départ d’IBK et de son premier ministre, et qui semblait en position de force ces derniers temps – à tel point que certains observateurs estiment qu’il s’est fait « voler » la victoire par les militaires ?
Souhaitent-ils conserver le pouvoir ou veulent-ils le rendre le plus rapidement possible aux civils ? Tout cela est difficile à dire tant que l’on ne sait pas qui ils sont. Quelques noms ont été avancés, sans qu’un organigramme officiel ne soit présenté. Il y a là le colonel-major Ismaël Wague, chef d’état-major de l’armée de l’air, propulsé porte-parole du CNSP, le colonel Sadio Camara, qui a dirigé le Prytanée militaire de Kati, une école qui recrute dès le plus jeune âge, avant de suivre une formation en Russie, le colonel Malick Diaw, qui commandait la région militaire de Kati au moment du putsch, ou encore le colonel Assini Goïta, le chef des Forces spéciales.
Un autre nom revient en boucle, même si l’homme prend soin de rester dans l’ombre : celui du général Cheick Fanta Mady Dembélé. Cet officier passé par l’école de Saint-Cyr en France, et qui a dirigé l’École de maintien de la paix à Bamako en 2018 et 2019, une structure créée par la France et qui fonctionne en étroite collaboration avec l’armée française, est considéré proche tantôt de Soumeylou Boubèye Maïga, l’ancien premier ministre d’IBK passé à l’opposition après sa démission forcée en avril 2019 et qui dispose de solides réseaux dans l’armée, tantôt du M5-RPF, et notamment d’une de ses figures, Kadiatou Sow Sy, dont il a épousé la fille cette année. Ce lien incite plusieurs observateurs à voir dans ce putsch la main de ce mouvement très hétérogène, qui compte en son sein le général Moussa Sinko Coulibaly, un des putschistes de 2012, et Oumar Mariko, une figure de la gauche radicale qui dispose de nombreux soutiens dans les rangs de l’armée.
« Les militaires sont aussi des citoyens. Nombreux étaient ceux qui soutenaient le M5 et ne voulaient plus d’IBK », rappelle un officier à la retraite ayant requis l’anonymat. Mais selon une source diplomatique qui était en lien direct avec eux le jour du coup d’État, les leaders du M5 ont semblé sincèrement surpris par les événements de Kati. La veille encore, le 17 août au soir, l’imam Dicko avait rencontré le président chez lui (comme souvent ces dernières semaines) et avait, une nouvelle fois, réclamé la tête de son premier ministre.
Rémi Carayol