Insécurité. Peur. Angoisse. Ces trois mots reviennent souvent dans la bouche de Rosario, 22 ans, quand elle parle des menaces qu’elle a reçues de son ex-mari. Pendant cinq ans, dit-elle, elle a supporté ses crises de jalousie et ses violences parce qu’elle voulait faire des études, et ce jusqu’à la naissance de leur fille, qui a aujourd’hui 3 ans. Elle explique :
“Depuis qu’elle est née, j’ai dû me débrouiller pour l’élever seule, parce qu’il ne m’a jamais donné un centime.”
Même s’ils ont refait leur vie chacun de leur côté, le retrait de 10 % de leurs fonds de pension [où est placée l’épargne retraite des Chiliens, le gouvernement ayant autorisé la population à retirer une partie de la somme afin de compenser les conséquences sociales et économiques de la pandémie de Covid-19] les a remis en contact.
Sur son téléphone portable, Rosario a commencé à recevoir des appels et des messages lui demandant de ne pas essayer de récupérer cet argent pour payer les pensions alimentaires qu’il lui doit depuis des années. Cette insistance n’ayant pas donné de résultats, l’ex est passé aux menaces. Rosario raconte :
“Il a un autre fils, et il disait que tout cet argent était destiné à cet enfant. Comme j’ai refusé, il m’a dit qu’il allait me faire beaucoup de mal, qu’il allait m’arriver des bricoles.”
Intimidation
Elle a eu peur, mais a quand même agi en pensant à sa fille : “Le jour même où il m’a menacée pour que je ne touche pas à ses 10 %, j’ai déposé la demande de retrait des fonds, parce que je me suis retrouvée sans travail à cause de la pandémie.”
Après avoir déposé plainte auprès d’un juge, Rosario a dénoncé son ex pour menaces auprès des carabiniers [équivalent de la gendarmerie]. Depuis lors, son ancien conjoint a interdiction de s’approcher de moins de 200 mètres du logement qu’elle partage avec sa fille et sa famille.
“Même si cette mesure de protection me rassure un peu, j’ai peur de ce qui peut se passer si je sors dans la rue”, reconnaît-elle.
À quelques kilomètres de chez Rosario, on trouve la maison d’Andrea, 43 ans, à Puente Alto (sud-est de Santiago). Elle a vécu plus de vingt ans avec son mari, dont elle a eu une fille. Après plusieurs années de séparation, elle a reçu le 24 juillet [au lendemain de l’autorisation donnée aux Chiliens de retirer 10 % de leur épargne retraite] une visite inattendue : c’était le père de sa fille, il voulait “avoir une conversation” avec elle.
Thème central de cette conversation, la rétention des 10 % du fonds de pension, avec lesquels Andrea avait l’intention de se rembourser après toutes les années d’absence physique et économique de son mari. Quand celui-ci a appris que son ancienne épouse avait engagé une action en justice pour récupérer ces fonds, il est sorti de ses gonds.
Les cris ont alerté sa fille et aussi des voisins. “Je vais prier Dieu pour que vous mouriez. Je vais foutre le feu à la maison !” a-t-il hurlé, avant de donner des coups de pied dans la porte et de quitter les lieux. La bordée de menaces, la promesse d’agressions physiques et la crainte des deux victimes ont amené le bureau du procureur à imposer des mesures de protection pour la mère et la fille.
Quatre pères sur cinq ne paient pas
Loin d’être un fait isolé, la situation à laquelle sont confrontées Rosario et Andrea se reproduit un peu partout dans le pays. À chaque fois, il s’agit du non-paiement des pensions alimentaires. “Avant qu’il y ait un débat sur le retrait des fonds, de tels cas de menaces n’existaient pas”, souligne le colonel Juan González, chef du département 0S-9 des carabiniers.
Selon des chiffres fournis par la justice, au 4 août, les tribunaux avaient enregistré 409 688 demandes de rétention des 10 % des pensions. Au total, le nombre de personnes poursuivies s’élevait à 214 703.
Cette hausse exponentielle s’expliquerait par le fait que quatre pères sur cinq ne verseraient pas la pension alimentaire de leurs enfants. La possibilité de retirer une partie des fonds de pension a donc permis à des centaines de mères de récupérer une part de ce que leurs ex-conjoints leur devaient. Le gouvernement a assuré qu’il suivait de près le problème. La ministre des Femmes, Mónica Zalaquett, a lancé ce commentaire :
“Hélas, ces derniers jours, nous avons constaté que de nombreuses femmes étaient menacées par les pères de leurs enfants. Ils les menacent pour qu’elles ne réclament pas ce qui revient de droit à leurs enfants et ce qui est l’obligation des pères : payer les pensions alimentaires.”
Bouton de panique
À La Pintana [Grand Santiago], la maire, Claudia Pizarro, estime qu’au moment de l’adoption du projet de loi, il aurait fallu prévoir une forme de transfert “en ligne et automatique, ce qui aurait évité de déposer une demande écrite et d’actualiser les données. L’information aurait dû être recoupée avec les tribunaux familiaux pour effectuer le transfert d’argent et ne pas exposer les femmes [aux violences]”.
Dans sa localité, de même que dans d’autres régions du pays, on constate une augmentation des menaces. Elle explique :
“La première chose à faire est de porter plainte auprès des carabiniers, de la police judiciaire ou du ministère public.”
Il serait alors possible de fournir aux victimes un appareil GPS muni d’un bouton de panique “sur lequel on appuie et qui avertit cinq personnes, notamment au bureau du procureur et à la municipalité”.
Toutefois, selon Barbara Etcheberry, directrice de la fondation Soy Más, qui vient en aide aux jeunes femmes enceintes et aux mères adolescentes de La Pintana et leur trouve du travail, “la situation que nous observons est telle que, si les femmes portent plainte, il ne se passe rien, et leurs agresseurs risquent de le savoir, et cela peut entraîner davantage de violences. Elles ne sont pas du tout protégées.” Cette fondation connaît bien le phénomène : elle s’est déjà portée au secours de victimes.
Sebastián Labrín
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