Pour Esther Adhiambo, cette année devait clore un chapitre pour en ouvrir un nouveau. La jeune fille devait terminer son lycée et entrer à l’université, non sans s’être trouvé un petit boulot pour aider sa maman, célibataire, qui vit de son activité dans son petit atelier de couture à Mathare, un bidonville de la capitale kényane. Mais pour Esther comme pour bien d’autres élèves au Kenya, 2020 restera l’année envolée.
En juillet, l’Éducation nationale a prononcé l’annulation de l’année scolaire et a décidé que les élèves devraient donc redoubler. Ils ne reprendront le chemin de l’école qu’en janvier prochain, date habituelle de la rentrée au Kenya.
À en croire les experts, le Kenya est le seul pays à avoir pris une telle mesure : décréter une année blanche, que les élèves devront repasser. “C’est triste, et un vrai gâchis”, regrette Esther, 18 ans, qui souhaite décrocher un diplôme dans la communication, puis un emploi. “La pandémie a tout flanqué par terre.”
90 000 établissements resteront fermés jusqu’en janvier
Cette année blanche, décidée au terme d’un mois de discussions, a été instaurée pour protéger élèves et enseignants du coronavirus, mais aussi pour tenir compte des inégalités criantes qu’a révélée la suspension des cours en présentiel depuis mars dernier, explique George Magoha, le ministre de l’Éducation. Mais si l’objectif affiché est d’instaurer plus d’égalité entre élèves, certains redoutent que la mesure ait l’effet inverse.
Cette année blanche touche plus de 90 000 établissements et plus de 18 millions d’élèves, de la maternelle au lycée. Les examens nationaux de dernière année de primaire et de fin de lycée ont également été reportés, et il n’y aura pas de rentrée de nouveaux élèves en 2021. Les universités n’assureront pas de cours en présentiel avant janvier 2021.
Depuis vingt ans, le Kenya voit fleurir des écoles privées. Aujourd’hui, 25 % environ des établissements relèvent du secteur privé et vivent des financements d’initiatives privées. On y trouve même des start-up, soutenues par le fondateur de Microsoft, Bill Gates, ou le PDG de Facebook, Mark Zuckerberg. La scolarité peut coûter de quelques dizaines de dollars par an à plusieurs dizaines de milliers de dollars.
Apprentissage à distance impossible
Comme tous les pays, le Kenya est tiraillé entre deux impératifs : lutter contre la propagation du coronavirus et maintenir le fonctionnement de l’école et de l’économie. Quand l’État a décrété la fermeture des écoles en mars, des cours à distance ont été mis en place via la radio, la télévision et YouTube. Mais pour l’immense majorité des jeunes Kényans, l’enseignement à distance est tout bonnement impossible : ils n’ont ni télévision, ni ordinateur, ni accès à Internet, et pour certains pas même l’électricité pour faire fonctionner tout cela.
C’était le cas de Johnian Njue, 17 ans, élève en classe de 10e [équivalent de la première en France] et interne dans un lycée public du comté de Kwale, dans le sud-est du Kenya. Entre l’absence de téléphone et une connexion électrique capricieuse, le jeune homme dit n’avoir presque pas suivi l’enseignement dispensé par ses professeurs et ne pas pouvoir accéder à l’offre de cours à distance. Sans compter que Johnian doit s’occuper de ses deux jeunes frères et sœurs qui restent à la maison quand leur mère est absente, ce qui ne lui permet pas de se concentrer.
Dans son quartier, plusieurs de ses copains ont commencé à se détourner des études, à prendre de la drogue et à commettre de petits larcins, raconte-t-il. “‘Pas besoin de lire, on refera les cours l’année prochaine !’ se disent-ils. Moi je me sens mal, j’ai envie de terminer mon lycée.”
Certaines écoles privées continuent de fonctionner
L’expérience de Johnian est aux antipodes de celle de Verisiah Kambale. Cette jeune fille de 11 ans, élève en classe de 5e [équivalent de la sixième en France] à la Makini School, une école privée de Nairobi, suit ses cours, aussi bien de maths que de sciences ou d’éducation physique, grâce à des vidéos en direct. Elle peut interagir avec ses enseignants, et même discuter avec des camarades pendant la récré.
Après l’école, elle prend des cours (en ligne) de théorie musicale et de clarinette. Elle peut compter, comme son frère, sur l’aide de ses parents, qui tous deux télétravaillent.
Car si l’État a annulé la fin de l’année scolaire, certaines écoles privées ont continué à assurer des cours en ligne, et à faire payer la scolarité. Il s’agit pour elles de se maintenir à flot et de continuer à payer leur loyer et les salaires de dizaines de milliers d’enseignants, cuisiniers, bibliothécaires, explique Mutheu Kasanga, la présidente de la Kenya Private Schools Association.
Mutheu Kasanga a bien conscience que le confinement a révélé une “fracture numérique” fondée sur les disparités socio-économiques des familles, mais au lieu d’effacer toute une année scolaire, les autorités éducatives auraient mieux fait d’investir dans des solutions concrètes pour assurer le maintien de la scolarité, par exemple un plan d’urgence pour l’accès à Internet dans les régions les plus isolées.
Pour Susannah Hares, codirectrice du programme Éducation dans le monde au Center for Global Development, un groupe de réflexion, la décision de prolonger la fermeture des écoles jusqu’en janvier était “compréhensible” dans la mesure où, dans les écoles publiques, les salles de classe sont surchargées, et les installations sanitaires insuffisantes pour permettre à tous un bon lavage des mains. Mais ce sera “certainement dévastateur pour les enfants”, car les plus pauvres seront désavantagés, et certains ne reprendront pas l’école.
Une solution qui ne fait que repousser le problème
La spécialiste s’attend par ailleurs à une augmentation des grossesses chez les adolescentes, et à une aggravation de la malnutrition due à la fermeture des cantines et à la suspension des aides alimentaires distribuées dans le cadre de l’école.
“Que se passera-t-il si en janvier le gouvernement ne juge pas possible de rouvrir les écoles ?” s’inquiète Serah Joy Malaba, la maman de Verisiah. Changer pour une école privée étrangère, “nous y pensons”, reconnaît-elle.
Un choix que n’ont pas Esther Adhiambo et tous ceux qui, comme elle, vont dans le public et n’ont pas les moyens de payer les milliers de dollars par an que représente une inscription dans le privé. Plusieurs jours par semaine, la jeune femme se rend dans un centre de quartier où des enseignants bénévoles l’aident dans ses révisions. “J’ai cette chance, au moins. Ce n’est pas le cas de mes amis.”
Abdi Latif Dahir
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