Sur le dessin, on voit un barbu au paradis, allongé sur un lit dans une tente, une vierge à chaque bras. Dieu passe une tête dans l’embrasure de la tente : “Tu n’as besoin de rien ? – Si, répond l’homme. Envoie-moi du vin et dis à Gabriel de m’apporter des noix de cajou. Et débarrasse les assiettes sales en partant. Et mets une porte à la tente, comme ça tu pourras frapper avant d’entrer.”
Il y a quatre ans, Nahed Hattar, écrivain jordanien et intellectuel, a partagé ce dessin sur Facebook [dont il n’était pas l’auteur] avec la légende “Le dieu de Daesh”. Il a été accusé d’inciter “aux violences religieuses et au racisme” et d’insulter l’islam. En septembre 2016, devant le tribunal d’Amman, où devait avoir lieu son procès, Hattar a été tué d’une balle dans la tête par un salafiste.
Faire des blagues dans le monde arabe est souvent tragique. Pourtant, comme le montre un nouveau livre, Joking about Jihad [“Faire des blagues sur le djihad”, non traduit en français] se moquer des islamistes et des djihadistes fait désormais partie intégrante de la culture arabe. Les comiques et les caricaturistes, observent les auteurs Gilbert Ramsay et Moutaz Alkheder, jouent un rôle important pour “dynamiter des tabous apparemment inattaquables, transgresser les limites du consensus tout en suscitant des conversations qui étaient autrefois apparemment impossibles”.
Les questions sont les mêmes en Occident
Le contexte du débat sur la liberté d’expression est très différent en Occident. Pourtant, de nombreuses questions que se posent les écrivains et les artistes sont les mêmes. Qu’est-ce qui est encore tabou ? Jusqu’où peut-on aller ? Faut-il faire voler en éclats le consensus ?
Dans le monde arabe, ceux qui éprouvent les limites de la liberté d’expression vivent dans des dictatures brutales et n’ignorent rien des dangers qui les guettent s’ils provoquent la colère du peuple. Hattar fait partie de ces dizaines d’écrivains et d’artistes qui ont perdu la vie ces dernières années pour avoir bousculé les tabous. Il faut un courage immense pour mener le combat de la liberté d’expression en Jordanie, en Égypte ou en Arabie Saoudite.
En Occident, les auteurs et les artistes sont également victimes de menaces de mort, que ce soit la fatwa dont fait l’objet Salman Rushdie ou le massacre de l’équipe de Charlie Hebdo en janvier 2015. Mais, contrairement à la majorité du monde arabe, la liberté d’expression est considérée comme un droit, et il y a des lois et des institutions pour la garantir et la protéger.
Cette situation favorise l’optimisme face aux menaces qui pèsent sur la liberté d’expression.
Après le massacre de Charlie Hebdo, il y a eu des manifestations et la classe politique a fait part de son indignation. Mais de nombreux progressistes et la gauche ont eu du mal à défendre, même dans la mort, des personnalités associées à Charlie Hebdo. Trois mois après l’attaque, des écrivains de renom ont boycotté le gala annuel de PEN America pour protester contre sa décision de décerner au magazine un prix du courage.
Soutien sans équivoque des artistes et écrivains arabes
Les réactions ont été complètement différentes dans le monde arabe. Les écrivains et les artistes, même ceux qui critiquaient le magazine, ont apporté un soutien sans équivoque au journal, comme l’a fait remarquer la critique Kaelen Wilson-Goldie, établie à Beyrouth, car pour eux ces meurtres étaient le symptôme d’un danger encore plus grand. Lors d’une veillée pour Charlie Hebdo à Beyrouth, les gens ont ajouté au hashtag “Je suis Charlie” : “Je suis Samir Kassir, Je suis Gebran Tueni, Je suis Riad Taha, Je suis Kamel Mroueh.” Tous étaient des écrivains, des caricaturistes ou des intellectuels assassinés à cause de leur travail.
Les militants arabes sont conscients que la censure renforce les puissants, et que la liberté d’expression est une arme vitale pour ceux qui luttent pour le changement. Alors qu’on a souvent tendance à l’oublier en Occident.
Prenons le tollé suscité par la récente lettre ouverte publiée par le magazine Harper’s en faveur de la liberté d’expression signée par 153 personnalités. L’un des principaux reproches adressés à cette tribune est qu’elle incarnait la voix de privilégiés.
L’indignation des progressistes
Certes, peu de ses signataires ont été réduits au silence (mais rappelons tout de même que Kamel Daoud est menacé de mort par une fatwa). Ce sont les “petites gens” sans pouvoir ni voix dont la vie est particulièrement affectée s’ils tiennent des propos “incorrects”, que ce soit des étudiants musulmans en Grande-Bretagne, des chauffeurs de camion mexicano-américains, des auteurs pour enfants, des commerçants, des manifestants anti-Israël ou des militants politiques.
Tous ces cas sont différents, et le terme à la mode de cancel culture [“culture de l’annulation”] n’est pas particulièrement utile pour nous aider à réfléchir aux différents moyens de museler la parole des autres. Les conditions de la censure en Occident ne sont pas non plus comparables à celles que subissent les écrivains et les militants arabes. Pourtant ces conditions difficiles font prendre conscience aux militants arabes de l’importance de la liberté d’expression, alors que beaucoup en Occident l’ont apparemment perdue de vue. La plupart des blagues ou des caricatures pour lesquels les Arabes risquent leur vie ne seraient sans doute pas publiés en Occident sans susciter un tollé considérable de la part des progressistes.
Pouvoir traiter la censure à la légère ? C’est vraiment un privilège.
Kenan Malik
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