Chacun de ceux qui ont vécu les années 1970 a été confronté à l’affaire Lip, de près ou de loin, et en garde un souvenir intime, souvent ému. Dans cette mesure, faire un film sur Lip est une tâche impossible, sauf à assumer un regard singulier et à renoncer à toute prétention d’exhaustivité. Je me suis contenté d’en faire un récit, en donnant la parole à un certain nombre de ses protagonistes. D’autres récits sont évidemment possibles, avec d’autres interlocuteurs peut-être, et d’autres points de vue...
Cependant, la grève de Lip est mythique, et il faut bien en chercher les raisons. Dans l’esprit de beaucoup, Lip est un symbole de la prise du pouvoir par les ouvriers, voire un exemple d’autogestion, qu’on compare parfois aux récupérations d’usines en Argentine actuellement. C’est un malentendu : les Lip ont toujours eu comme revendication le non-démantèlement de leur entreprise et la réembauche de tout le personnel. En d’autres termes, ils demandaient un patron, capable de faire redémarrer l’usine sans licenciements. Reste un mystère, que le film s’efforce d’élucider d’une certaine manière : comment cette grève est-elle devenue l’emblème d’une société nouvelle, autogestionnaire, au point que Georges Séguy lui-même s’écria, dans un meeting : « Vous avez démontré que si les partons ne peuvent se passer des ouvriers, les ouvriers, eux, peuvent très bien se passer des patrons » ? Qui sont donc ces Lip, qui ont poussé le leader de la CGT à un tel dérapage ?
Pour comprendre leur démarche, il faut avoir en tête la tradition dans laquelle ils s’inscrivent. Nous sommes en Franche-Comté, patrie de Charles Fourrier et de Proudhon, une lignée de penseurs et d’agitateurs ayant jeté les bases d’une pensée à la fois libertaire et communautaire, qui a profondément marqué la région, avant d’avoir une influence planétaire. En même temps, nous sommes en terre chrétienne, et il n’est pas exagéré de dire que tous les protagonistes du conflit Lip sont marqués par un christianisme plus ou moins assumé, que certains d’entre eux revendiquent d’ailleurs haut et fort comme un moteur de leur action. Ajoutons, pour faire bonne mesure, la devise franc-comtoise « Comtois, rends-toi. Nenni ma foi », et nous avons les ingrédients d’un cocktail explosif, fait d’une détermination à toute épreuve et d’un comportement politique ouvert et soucieux de ne laisser personne en cours de route. Cela éclaire sans doute la création du Comité d’action, dont le rôle sera décisif à maints tournants de la lutte. Issu de quelques jeunes de la CFDT, il s’est très vite ouvert aux non-syndiqués, avec l’assentiment des délégués, qui participaient eux-mêmes à ses réunions.
Lorsque le conflit éclate, le Comité d’action devient un creuset bouillonnant, d’où les idées, qui seront souvent reprises par les syndicats, non sans d’homériques discussions, fusent. Ouvert à tous les vents, réceptif aux différents courants de l’extrême gauche, qui y voient un lieu d’influence possible, il sera à la fois l’aiguillon, l’empêcheur de tourner en rond, mais aussi un pourvoyeur de main-d’œuvre pour l’action et un moyen pour les syndicats d’élargir leur assise, dans un rapport dialectique très efficace avec ce turbulent allié.
Enfin, il ne faut pas oublier le Parti socialiste unifié (PSU), qui fit de cette grève un combat emblématique, et dont l’influence sur les Lip est indéniable, bien que les animateurs de la lutte, pour la plupart membres du parti, n’aient jamais mis en avant ses slogans autogestionnaires (« Contrôler aujourd’hui pour décider demain », « Du contrôle ouvrier à l’autogestion »), ni cédé à ceux qui les pressaient de créer une coopérative ouvrière et de reprendre la production à leur compte.
Alors qu’est-ce qui a été autogéré à Lip ? La lutte elle-même, précisément. Souvent contre l’avis des confédérations syndicales, les Lip ont décidé collectivement, au jour le jour, les formes et les modalités de leur combat. Ils ont mis en acte la réflexion qu’ils avaient élaborée pendant des décennies quant à la démocratie collective : des commissions autonomes, rendant compte de leur action à l’assemblée générale des grévistes, seule souveraine. Des syndicats qui jouent leur rôle de popularisation et de proposition, dans un rapport dialectique, parfois conflictuel avec le Comité d’action, véritable poumon de la lutte. L’ouverture de l’usine à tous les soutiens et les bonnes volontés, sans crainte des débordements ou des récupérations. Enfin, la conscience aiguë de la solidarité des luttes. Dès qu’ils ont touché leur première paie « sauvage », les Lip ont reversé une partie de leur salaire pour soutenir les autres entreprises en grève, dont certaines d’ailleurs reprenaient le slogan des Lip : « On fabrique, on vend, on se paie, c’est possible. »
Je me garderai bien d’énoncer ici les enseignements que l’on peut tirer, pour aujourd’hui, de l’histoire des Lip. J’espère que les débats que suscitera le film apporteront quelques réponses à cette question. Si rien n’est transposable évidemment (il y avait 300 000 chômeurs en France en 1973 !), l’enjeu en est furieusement actuel, puisqu’il s’agit de l’emploi pour tous. Si, 30 ans après, Lip nous parle autant, c’est évidemment parce qu’il a symbolisé les rêves de toute une génération, mais c’est aussi parce que, d’une certaine façon, il est au tout début d’un processus dans lequel nous baignons aujourd’hui sans savoir toujours comment y faire face : la fin des patrons entrepreneurs géniaux et fous, comme Fred Lip, au profit du diktat des actionnaires, uniquement intéressés par les rentabilités immédiates et la destruction de pans entiers du tissu industriel (Lip a entraîné, dans sa chute, la quasi-totalité de l’industrie horlogère française). Le politique abandonne le terrain à la loi du marché, l’emploi devient une variable d’ajustement et les hommes des pions qu’on déplace ou qu’on renverse au gré des fluctuations boursières. Lip symbolise le début de ce processus terrible, mais l’enthousiasme des Lip reste intact, et leur récit un formidable pied de nez à la fatalité. « C’est possible », disaient-ils...