On l’attend comme le Messie. Mais qu’espère-t-on au juste du vaccin contre le Covid-19 ? Depuis le début de la pandémie, en l’absence de traitement efficace, l’arrivée d’un vaccin semble représenter le seul espoir d’atteindre la fameuse immunité collective capable de casser la chaîne des contaminations et donc de juguler l’épidémie. Or, pour l’arrêter net, deux critères comptent, étroitement liés : l’efficacité du sérum et la couverture vaccinale, c’est-à-dire le nombre de personnes qui reçoivent l’injection.
De fait, « pour stopper une épidémie en cours, l’efficacité du vaccin doit être d’au moins 60 % lorsque la couverture est de 100 % et d’au moins 80 % lorsque la couverture tombe à 75 % », selon une étude publiée dans l’American Journal of Preventive Medicine en juillet 2020 [1]. Et encore, « ses auteurs partent du principe que cette vaccination se ferait en un seul jour. Sauf que vacciner en si peu de temps autant de monde est impossible. Les doses arriveront au fur et à mesure, et il faudra prioriser les personnes à vacciner », rappelle Daniel Floret, vice-président de la commission des vaccinations de la Haute Autorité de la santé (HAS).
Il revient aux polices sanitaires, les agences du médicament, d’autoriser ou non la vente des produits de santé : aux États-Unis, la Food and Drug Administration (FDA) et, en Europe, l’European Medicines Agency (EMA). Alors, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) leur conseille pour critère d’acceptation des futurs vaccins « une efficacité d’au moins 50 %, de préférence supérieure ». Du côté de l’EMA, cela se fera, indique l’agence, « au cas par cas, sur la base de toutes les données disponibles sur l’innocuité et l’efficacité du vaccin. Par conséquent, il n’est pas possible de quantifier spécifiquement à l’avance le niveau minimal d’efficacité pour qu’un vaccin soit considéré comme acceptable pour approbation ». La FDA, elle, a opté pour ce seuil plancher de 50 %.
Avec ce taux, cela signifie que même vacciné, on a une chance sur deux d’être quand même contaminé par le Covid-19. C’est à peu près le même résultat obtenu par les vaccins contre les grippes saisonnières. À défaut d’arrêter l’épidémie, cela permet de ralentir la circulation du virus.
Pour répondre à l’urgence de la pandémie, la plupart des laboratoires se sont alignés sur le protocole d’essais cliniques de l’« opération vitesse de l’éclair » (« operation warp speed ») [2], telle que l’a baptisée Donald Trump. Son but ? Obtenir le plus rapidement possible un vaccin, surtout pas en dix ans, comme habituellement. Ce protocole ne donne pas de date butoir pour tirer les premières conclusions des expérimentations de phase 3, la plus importante, celle sur les humains à large échelle (1).
Pour aller plus vite, les firmes réalisent un premier bilan afin de mesurer l’efficacité quand 150 cas d’infection dans cette cohorte d’au moins 30 000 cobayes sont détectés, sachant que, parmi eux, 15 000 ont réellement reçu une injection de vaccin, un chiffre estimé « raisonnable » par Daniel Floret. Ainsi, l’efficacité est déterminée lorsqu’on sait combien, parmi ces 150, avaient reçu le vaccin et combien le placebo.
« D’où l’importance de réaliser ces essais cliniques dans les pays où le virus circule fortement, pour gagner encore du temps. Si on faisait ces tests en France actuellement, cela prendrait des mois ou des années », précise Marie-Paule Kieny, présidente du comité vaccin Covid-19 chargé de conseiller le gouvernement français.
Avec des taux d’efficacité autour de 50 %, est-il possible de compenser en vaccinant massivement ? En particulier en France, pays champion du monde de la méfiance vis-à-vis du vaccin contre le Covid-19 ? Même s’il faut se méfier des sondages, vu leur fragilité, une enquête Ipsos donne un ordre d’idée : quatre Français sur dix ne souhaiteraient pas recevoir d’injection si un sérum contre le coronavirus était trouvé(2), une proportion en hausse par rapport à la période du confinement.
Si la patrie de Pasteur a l’habitude d’être en tête du classement mondial de la défiance vaccinale, la proportion est encore plus importante que l’habituel tiers de la population de l’Hexagone qui ne croit pas que les vaccins, en général, soient sûrs(3).
Moins de la moitié de la population à risques a accepté de recevoir une injection pour se protéger de la grippe saisonnière en 2019. La large campagne de vaccination contre la grippe H1N1 a permis de vacciner à peine 8 % de la population française, même si le contexte n’est pas comparable, tant la France avait échappé à cette pandémie et, à l’inverse, a été frappée par le Covid-19.
L’actuelle crise sanitaire a entraîné de nouvelles obligations sans précédent en France, de l’interdiction de sortir pendant le confinement au port du masque dans l’espace public. Pourrait-on à présent envisager l’obligation d’être vacciné ? Si le ministère de la santé indique à Mediapart que « la question de l’obligation est prématurée », les experts doutent qu’elle soit adoptée. Ce serait une première concernant les adultes, hors professionnels de santé et autres exceptions.
Par ailleurs, « compte tenu de la défiance grandissante vis-à-vis des futurs vaccins contre le Covid-19, cela pourrait même être contre-productif. Cela doit être la solution de dernier recours », estime Jeremy Ward, sociologue et membre du projet d’enquête Coconel [3], pour coronavirus et confinement.
Le plan B des producteurs de vaccins
Il faut se rendre à l’évidence. « Il n’est pas certain que les vaccins permettent de réduire la transmission du virus et donc de limiter la pandémie, même si ce serait l’idéal, admet Daniel Floret, de la commission des vaccinations de la HAS. En revanche, il est possible qu’ils parviennent à prévenir les formes graves de Covid-19 et la mortalité. »
Car si le premier objectif de stopper l’épidémie ne peut être atteint, comme cela semble se profiler, les firmes pharmaceutiques mettront en avant un deuxième intérêt du vaccin : diminuer la sévérité de l’infection quand les personnes sont atteintes par le Covid-19. Le vaccin ferait alors surtout office de traitement préventif finalement, dans l’espoir qu’en cas d’infection, il réduise l’aggravation des lésions pulmonaires, par exemple.
Et quand l’agence accordera ou refusera le précieux sésame, ou si elle le retire finalement après avoir autorisé la vente, elle affirme qu’elle publiera des données cliniques à l’appui de la demande du producteur du vaccin sur son site dédié [4].
En attendant, le manque de transparence qui caractérise la période de recherche est dénoncé par les défenseurs de l’accès aux médicaments. « L’industrie pharmaceutique est dans une telle position de force que même si les vaccins sont seulement des sortes de traitements de pré-exposition qui permettent de limiter l’infection, les États continuent d’en précommander. Ils la financent à coups de gros chèques en blanc », dénonce Pauline Londeix, cofondatrice de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament [5]. « Pour l’instant, les États ne savent pas vraiment ce qu’ils achètent. Ils paient pour une promesse », appuie Yannis Natsis, qui représente l’ONG European Public Health Alliance (Epha [6]).
Marie-Paule Kieny, directrice de recherche à l’Inserm, appelle aussi à davantage de transparence. Elle indique quand même : « À la demande du comité vaccin que je préside, les firmes présentent de façon volontaire leurs dossiers précliniques et cliniques afin de nous permettre de préparer des avis scientifiques pour le gouvernement français. »
Car la stratégie vaccinale dépend du fameux but atteint par l’injection. Si c’est de casser ou de réduire l’épidémie, le plan A, une campagne massive de vaccination, est à privilégier. À commencer par les professionnels de santé, qui peuvent facilement transmettre le virus. Si c’est de limiter la casse en cas d’infections, on recourrait au plan B, les personnes vulnérables pourraient être prioritaires [7] : en l’occurrence, celles âgées de plus de 65 ans et présentant des signes de comorbidités comme le diabète ou l’obésité. Elles risquent davantage de développer une forme grave de la maladie.
Sauf que le vaccin est moins testé et donc moins éprouvé sur ces personnes à risques dans les premières étapes des expérimentations sur l’homme. « Dans un développement classique, le vaccin est majoritairement testé sur des personnes jeunes et en bonne santé, puis on étend au fur et à mesure les essais cliniques dans des études complémentaires pour avoir davantage de données sur l’efficacité et la sûreté en fonction de l’âge et des comorbidités », explique Els Torreele, ancienne directrice de la campagne d’accès aux médicaments de Médecins sans frontières.
Alors, explique la présidente du comité vaccin Covid-19, qui conseille le gouvernement, pour consolider les informations en possession des décideurs publics, « nous avons proposé de réaliser nos propres essais cliniques sur 150 personnes. Nous aimerions débuter en octobre, notamment chez les personnes âgées. Cela apporterait des compléments d’informations sur les données d’efficacité et la différence de réponse immune selon les personnes. Car quand on vieillit, on est moins apte à se défendre contre un nouveau virus : l’efficacité du vaccin peut donc être moindre. Mais les firmes s’inquiètent d’une telle expérimentation ».
Faut-il avoir peur des effets secondaires des vaccins contre le Covid-19 ?
Pour calculer la fameuse balance bénéfice/risque, le pendant de l’évaluation de l’efficacité, il faut aussi mesurer les effets secondaires. Faut-il craindre ces vaccins développés en un temps record, notamment pour les personnes vulnérables ? Quand les dossiers de demande d’autorisation sur le marché commenceront à lui parvenir, l’agence européenne des médicaments « s’attend à recevoir des données pour chaque vaccin provenant d’un large éventail de population, jusqu’à 30 000 adultes, dont certains aux signes de comorbidités préexistantes et des personnes âgées de plus de 65 ans, représentant idéalement un quart ou plus du nombre total de volontaires », fait savoir l’EMA.
Il est important de vérifier que le produit ne fait pas courir de risques pour la santé des plus vulnérables qui ne seraient pas apparus chez des sujets jeunes et en bonne santé lors des premiers tests. Or l’EMA envisage une procédure accélérée. Un suivi sera bien réalisé au long cours, mais il ne le sera qu’après la mise sur le marché du vaccin.
Les essais de phase 3 ont débuté, pour les premiers, en juillet. Selon Daniel Floret, vice-président de la commission des vaccinations de la HAS, « l’efficacité sera vite déterminée. En revanche, sur la tolérance, c’est plus délicat. Habituellement, les essais de phase 3 durent plusieurs années. Là, on aura un recul limité ». Pour Els Torreele, chercheuse en innovation médicale et biologiste de formation, « en général, les effets secondaires liés aux vaccins surviennent à court terme, dans les premiers jours ou semaines après l’injection. Mais ce serait quand même mieux d’avoir le recul d’un an pour la phase 3 avant la mise sur le marché ».
« Des discussions sont encore en cours pour ajouter des cohortes spéciales, comme des personnes âgées, entre les laboratoires et les autorités sanitaires réglementaires compétentes comme l’EMA », ajoute Daniel Floret. Il est encore temps, pour les pouvoirs publics et les agences des médicaments, d’exiger des expérimentations supplémentaires, notamment sur les personnes vulnérables, dans le but de détecter d’éventuels effets secondaires : c’est le but des expérimentations avant les mises sur le marché.
D’ailleurs, le géant pharmaceutique AstraZeneca a fait savoir qu’il suspendait ses essais cliniques sur le vaccin contre le Covid-19, à la suite de l’apparition d’un effet indésirable chez un volontaire, le 8 septembre. Il s’agit d’« une action de routine qui est requise dès qu’une maladie potentiellement inexpliquée apparaît dans l’un des essais, pendant l’enquête », selon le porte-parole de l’entreprise britannico-suédoise.
Quatre jours après, le laboratoire a annoncé la reprise de ses essais en Grande-Bretagne. La revue scientifique Nature [8] note d’ailleurs l’absence de transparence sur les raisons de cette pause, puis de ce rapide réenclenchement.
Pour vendre ces vaccins produits en masse avant même d’en afficher l’efficacité, il faut s’assurer de l’adhésion de la population. Alors l’industrie pharmaceutique a trouvé une habile manière de répondre à la méfiance vis-à-vis de ces vaccins développés en accéléré et aux inquiétudes suscitées par les annonces précipitées de Donald Trump, sans le citer. Le président des États-Unis assure qu’un vaccin pourrait y être disponible avant « un jour très spécial ». En l’occurrence le 3 novembre, date des élections américaines.
Alors le jour de l’annonce de la pause des essais cliniques d’AstraZeneca, neuf firmes bien positionnées dans cette compétition mondiale en ont profité pour annoncer leur signature d’un « engagement historique commun pour continuer à faire de la sécurité et du bien-être des personnes vaccinées la priorité absolue dans le développement des premiers vaccins Covid-19 ».
En tout, neuf entreprises pharmaceutiques sont entrées dans la phase 3 des essais cliniques [9]. Avant cela, il y a les phases précliniques, les tests sur les animaux, puis la phase 1, menée sur un petit groupe de volontaires pour évaluer la toxicité du vaccin, et la phase 2 : le groupe de cobayes est élargi pour tester la tolérance, mais aussi pour obtenir des premiers résultats d’efficacité.
Faut-il s’inquiéter de cette contraction du temps de recherche ? En situation d’urgence, plutôt que de réaliser successivement les différentes étapes de la recherche, il est possible de télescoper les étapes de tests, en réalisant la phase 1 et, en parallèle, la phase 2, quitte à tout arrêter en cas de survenue d’un risque pour la santé, puis d’enchaîner dans la foulée avec la phase 3. Cela permet déjà de gagner des années.
« Cette méthodologie de recoupement des différentes phases a déjà été réalisée dans le cadre d’une pandémie comme Ebola », assure d’ailleurs Jean-Daniel Lelièvre, chef de service du service d’immunologie clinique et maladies infectieuses au CHU Henri-Mondor de Créteil. Il insiste aussi sur la modernisation de l’outil vaccinal et la réutilisation par des laboratoires de plateformes vaccinales déjà testées pour d’autres maladies en remplaçant le virus par celui du Covid-19, ce qui permet un gain de temps de recherche considérable.
Autre facteur facilitant, met en avant le chercheur, également membre de la commission des vaccinations de la HAS, « il n’existe pas de vaccin contre les précédents coronavirus comme le MERS-CoV et le SARS-CoV-1, mais c’est parce que la maladie s’est arrêtée avant qu’on le découvre, il n’y avait plus de cas pour le tester. Ces recherches antérieures permettent de mieux connaître les coronavirus, le Covid-19 n’est pas un tout nouveau virus ».
« Avec les phases 1 et 2, on commence à comprendre les effets indésirables fréquents qui peuvent survenir, comme la fièvre ou les douleurs au site d’injection par exemple. En revanche, on détecte les effets secondaires très rares quand on utilise réellement le vaccin après l’autorisation de mise sur le marché puisque des effets concernent parfois une personne sur 100 000. C’est le rôle de la pharmacovigilance de faire attention à la remontée de ces cas une fois le médicament mis sur le marché », estime quant à elle la virologue Marie-Paule Kieny. Une suspension de la vente du produit de santé par les agences sanitaires est toujours possible après coup.
« Comme chaque médicament, le risque de survenue d’effets secondaires liés au vaccin doit être évalué au regard du bénéfice apporté. Si la circulation du virus et la mortalité du Covid-19 diminuaient fortement, suite aux mesures de prévention mises en œuvre, on ne préconiserait pas forcément de vacciner une grande partie de la population. Ce serait différent si la nouvelle vague était très mortelle et/ou posait des obstacles majeurs au fonctionnement de la société », projette la virologue.
Aujourd’hui, son comité peut seulement prévoir différents scenarii, pour être en mesure d’éclairer au mieux les pouvoirs publics une fois la ligne d’arrivée franchie par les premiers candidats vaccins obtenant l’autorisation de mise sur le marché. Car ce sera encore la course.
Rozenn Le Saint
Notes
(1) Destinée à mesurer l’efficacité du vaccin et ses risques pour la santé. Ils sont répartis en deux groupes pour comparer l’efficacité du candidat vaccin à un placebo.
(2) Selon une étude Ipsos publiée le 2 septembre par le Forum économique mondial, réalisée auprès de 20 000 personnes à travers le monde :
https://www.ipsos.com/fr-fr/59-des-francais-prets-recourir-un-eventuel-vaccin-contre-la-covid-19
(3) Selon une étude mondiale réalisée par Gallup pour l’ONG Wellcome, publiée en 2019 et réalisée sur 140 000 personnes de plus de 15 ans, dans 144 pays.
• Mediapart. 17 septembre 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/170920/vaccin-contre-le-covid-19-l-espoir-faiblit-les-craintes-grandissent?onglet=full
Le lobby pharmaceutique se dédouane par avance
Les producteurs de vaccins contre le Covid-19 signent des clauses avec les pouvoirs publics pour que les États prennent en charge les indemnisations en cas de survenue d’effets indésirables. Et ce, au prétexte de la pression politique qu’ils subissent pour produire en un temps record.
Même les producteurs de vaccins contre le Covid-19 craignent des effets secondaires liés à la rapidité de leur développement. À tel point qu’ils ne veulent pas assumer les éventuelles indemnisations financières des victimes potentielles. Le lobby pharmaceutique à l’échelle du vieux continent, et plus particulièrement la division Vaccines Europe (1) de la Fédération européenne des associations et industries pharmaceutiques (EFPIA), l’a affirmé tel quel dans une note adressée à ses adhérents dès le mois de mai 2020.
« La rapidité et l’échelle de développement et de mise sur le marché rendent impossible de générer le même niveau de preuves sous-jacentes que ce qui serait normalement disponible grâce à de larges essais cliniques et l’expérience constituée auprès des professionnels de santé. Cela crée des risques inévitables », écrit donc l’EFPIA, qui n’a pas répondu aux questions de Mediapart.
Cela requiert « un large système de compensation amiable et sans reconnaissance de faute, et une exemption de responsabilité civile », poursuit-elle. Pas de quoi rassurer le tiers de la population méfiant vis-à-vis des vaccins en général, et les quatre Français sur dix qui refuseraient de recevoir une injection contre le Covid-19, en particulier compte tenu de la compression des temps de recherche.
L’industrie pharmaceutique joue justement sur cet argument pour convaincre les pouvoirs publics depuis le printemps. Et cela fonctionne. La Commission européenne a déjà conclu un contrat d’achat anticipé de vaccins comprenant une telle clause avec AstraZeneca. Ce même laboratoire qui a annoncé la suspension de ses essais cliniques le 8 septembre après l’apparition d’un effet indésirable grave sur un des volontaires ; puis leur reprise en Grande-Bretagne quatre jours plus tard, sans autre forme d’explication.
Cela rappelle que le risque zéro n’existe pas dans la recherche médicale. Les expérimentations sur l’homme sont justement faites pour éviter de mettre sur le marché des produits à la balance bénéfice/risque défavorable, si l’efficacité n’est pas jugée suffisante par rapport aux risques d’effets secondaires.
La Commission européenne est à présent en cours de négociations avancées de pré-commandes de vaccins au nom des 27 États membres avec quatre autres laboratoires : Johnson&Johnson, Sanofi, CureVac et Moderna. « Nous travaillons à des signatures pour les prochaines semaines et c’est important que l’Europe négocie d’une seule voix, notamment pour les plus petits États européens », plaide Guillaume Roty, porte-parole de la représentation de la Commission européenne en France.
Ces contrats aussi prévoient une clause d’exemption de responsabilité et lient chaque pays membre qui achète ensuite lui-même ses vaccins, comme la France. « Dans les accords conclus par l’Union européenne avec les fabricants de vaccins, et afin d’encourager leurs projets, le choix a été fait de partager avec eux les risques éventuels liés à ces vaccins afin de compenser les risques élevés pris par les fabricants dans le contexte d’un développement accéléré réalisé à la demande de la puissance publique », justifie le ministère de la santé à Mediapart.
Traduction d’Antoine Béguin, avocat spécialisé en responsabilité médicale : « Pour la responsabilité civile, c’est-à-dire l’indemnisation, la règle générale est que le laboratoire est responsable du défaut de sécurité du produit. » Ce qui est prévu là, c’est qu’une fois l’autorisation de mise sur le marché obtenue, « l’État prend en charge l’indemnisation des effets secondaires graves sauf si la faute du laboratoire est établie ».
Si le fabricant a sciemment menti aux pouvoirs publics, comme cela a été reproché à Servier dans le cadre de l’affaire du Mediator, alors là, la responsabilité pénale peut être engagée, mais c’est un cas extrême. S’il est prouvé qu’un défaut de production connu du laboratoire dont il n’a pas informé les pouvoirs publics engendre un effet indésirable, il pourra être amené à indemniser les victimes. Donc sauf exceptions, la firme déporte sa responsabilité financière sur son client, l’État, en cas de survenue d’effets secondaires.
« Si l’Union européenne ne signait pas ce type de clauses, les entreprises pharmaceutiques ne se lanceraient pas dans la recherche d’un vaccin. C’est une mesure nécessaire car on veut diviser par dix le temps de R&D habituel. Le producteur doit aller beaucoup plus vite et donc, prendre davantage de risques, d’autant que les entreprises ne peuvent pas être sûres que leurs recherches aboutiront à un vaccin efficace contre le Covid-19 », argumente également Guillaume Roty, porte-parole de la Commission européenne.
Les États-Unis ont aussi accepté que les producteurs de sérums contre le Covid-19 se dédouanent. Pour l’Union européenne, la négociation de ce type de clauses avec des fabricants de vaccins est une première. D’où la crainte que cela crée un précédent du côté des défenseurs de l’accès aux médicaments dont fait partie Yannis Natsis, en tant que représentant de l’ONG European Public Health Alliance (EPHA). « L’argent public finance la R&D, le processus de fabrication, l’achat des vaccins et à présent, les indemnisations éventuelles en cas d’effets secondaires, au moins en partie. L’industrie pharmaceutique est devenue le business le plus sûr du monde ! », fait-il remarquer.
En revanche, la plupart des États avaient déjà signé de telles exemptions de responsabilité des laboratoires dans les années 2000. Ces contrats les ont liés aux laboratoires pharmaceutiques lors de la campagne de vaccination contre la grippe H1N1, dite aussi grippe A, la pandémie survenue en 2009.
En France, ce « transfert à l’État de la responsabilité des laboratoires du fait des produits défectueux » avait déjà été dénoncé dans un rapport du Sénat réalisé au nom de la commission d’enquête sur la grippe A en juillet 2010 [10]. La clause est jugée « très choquante, car elle dégage en fait, sauf en cas de faute avérée, le producteur de toute responsabilité, dont elle transfère la charge à la solidarité nationale ».
15 millions d’euros d’indemnisations pour les victimes des vaccins contre la grippe H1N1
Dix ans plus tard, combien la réparation financière des effets secondaires liés à la vaccination contre la grippe H1N1 a-t-elle coûté à la solidarité nationale ? Pour l’heure, 15 millions d’euros, comme le révèle à Mediapart l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (Oniam [11]). Cet établissement public a pour mission d’organiser ce dispositif de compensation pécuniaire amiable. À l’époque, à peine 8 % des Français s’étaient fait vacciner contre cette grippe.
Ces 15 millions d’euros comprennent le montant du chèque définitif perçu par 57 victimes de ce vaccin, de 320 000 euros en moyenne, ainsi que les indemnités partielles de celles dont le dossier est toujours en cours. Les séquelles sont souvent à vie et très graves : à la suite de la vaccination, la grande majorité des victimes a contracté une narcolepsie [12]. Il s’agit d’un trouble de l’éveil sévère : ceux qui en sont atteints ne peuvent s’empêcher de s’endormir plusieurs fois dans la journée, parfois en pleine activité et nécessitent souvent l’aide d’une tierce personne.
Depuis 2011, seul un dossier sur trois déposé pour des effets secondaires liés à la vaccination contre la grippe H1N1 a donné lieu à une réparation financière totale. Alors ce déport de la responsabilité de l’indemnisation vers l’Oniam, de nouveau, inquiète les associations de patients représentées par France Assos Santé [13]. Sophie Le Pallec en est administratrice : « Ce n’est pas normal de fabriquer en quatrième vitesse des vaccins qui vont être distribués au plus grand nombre mais laisser sur le bord de la route la minorité qui va développer des effets secondaires, car il va y en avoir. Et s’ils veulent ensuite se faire indemniser via l’Oniam, c’est un véritable parcours du combattant », déplore-t-elle.
Covid-19 et H1N1 : le même adjuvant utilisé par GSK
La survenue de ces cas de narcolepsie après la campagne de 2009-2010 inquiète toujours. Pendant longtemps, l’adjuvant du vaccin, qui a pour rôle de doper son efficacité en créant une immunité plus forte et plus durable contre les infections, a été mis en cause ; en particulier, l’adjuvant AS03 à base de squalène du Pandémrix, fabriqué par le laboratoire britannique GSK.
Les États-Unis de Barack Obama avaient préféré éviter ce produit dopant la réponse immunitaire car il avait déjà fait l’objet de doutes quant à l’origine du « syndrome de la guerre du Golfe [14] » : il entrait dans la composition des vaccins contre l’anthrax administrés aux soldats tombés malades par la suite. Or aucune augmentation de cas de narcolepsie n’a été observée aux États-Unis à la suite de la campagne de vaccination contre la grippe H1N1.
Pendant cette pandémie, Daniel Floret présidait le comité technique des vaccinations. Il admet : « En 2009, nous étions un peu frileux, nous avions quelques hésitations sur l’adjuvant squalène et nous savions que le vaccin sans adjuvant utilisé aux États-Unis était efficace alors nous en avons commandé pour vacciner les populations particulières comme les femmes enceintes ou les nourrissons par exemple. »
Et pourquoi ne pas avoir acheté uniquement des vaccins sans cet adjuvant, au nom du principe de précaution ? « Ces vaccins sans squalène sont arrivés beaucoup plus tard, deux ou trois mois après », lâche Daniel Floret, à présent vice-président de la commission des vaccinations de la Haute Autorité de la santé (HAS).
C’est bien ce qui fait peur : qu’une décennie plus tard, les gouvernements se précipitent encore sur les premiers vaccins en étant moins regardants qu’à l’accoutumée sur les risques éventuels des produits. Certes, il revient aux agences du médicament européennes (EMA) et américaines, la Food and Drug Administration (FDA), notamment, de les évaluer. Sauf qu’aux États-Unis, la FDA subit clairement la pression de Donald Trump, qui mise sur l’arrivée d’un vaccin avant les élections américaines du 3 novembre. Fin août, l’agence américaine a indiqué qu’elle pourrait envisager une autorisation d’utilisation d’urgence ou de mise sur le marché d’un vaccin avant la fin des essais de phase 3 [15].
Depuis, des études scientifiques (2) ont permis d’évoluer sur la question de l’adjuvant à base de squalène. D’autant qu’au Canada, le vaccin de GSK contenant cet adjuvant n’a pas provoqué de cas de narcolepsie. Il était fabriqué outre-Atlantique, contrairement à celui distribué aux Européens. « Les dernières études semblent dédouaner l’adjuvant. L’ingrédient actif du vaccin utilisé en Europe, en revanche, aurait été responsable des cas de narcolepsie », traduit Marie-Paule Kieny, présidente du comité vaccin Covid-19.
Or l’enjeu est de taille pour l’alliance des titans GSK et Sanofi [16], bien placée dans cette course aux vaccins contre le Covid-19 : ses essais de phase 3 ont commencé début septembre. Si dans ses communiqués, GSK reste vague [17] sur l’adjuvant de son futur vaccin contre le Covid-19, interrogé par Mediapart, son service presse répond qu’il s’agit bien du même adjuvant que celui utilisé contre la grippe H1N1, l’AS03.
Or au-delà de la sphère des anti-vaccins purs et durs qui rejette le principe même de la vaccination quel que soit le virus, d’autres mouvements soutenus par des scientifiques se méfient, eux, spécifiquement de la composition de ces adjuvants ; notamment ceux à base d’aluminium contenus dans le sérum contre l’hépatite B, par exemple.
En l’occurrence, Romain Gherardi est spécialiste des maladies neuromusculaires et auteur de Toxic Story. Deux ou trois vérités embarrassantes sur les adjuvants des vaccins (Actes Sud, 2016). Mediapart a soumis ces études scientifiques (2) à son analyse. Il en conclut qu’« il est très probable que l’adjuvant AS03 à base de squalène ne soit pas à lui seul responsable de la narcolepsie post-Pandémrix. Il est néanmoins possible que l’adjuvant squalène ait pu favoriser, chez des patients ayant un groupe antigènes des leucocytes humains à risque, le développement d’une réaction auto-immune liée à la nucléoprotéine altérée du Pandémrix. Dans ce cas, le squalène aurait joué un rôle nécessaire mais pas suffisant. »
Concernant le futur vaccin de GSK et Sanofi, Marie-Paule Kieny, également ancienne directrice adjointe de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), se veut rassurante : « L’ingrédient actif est différent pour le vaccin contre le Covid-19, il ne contient ni de séquences dérivées du virus influenza H1N1 ni de contaminants provenant des œufs. Il est donc hautement improbable qu’on ait à nouveau affaire à des cas de narcolepsie. »
Daniel Floret a conscience que « la présence ou non d’adjuvant va jouer sur l’acceptabilité du vaccin contre le Covid-19 par la population mais les agences réglementaires comme l’EMA vont s’appuyer sur les arguments scientifiques en leur possession pour accorder une autorisation de mise sur le marché en sachant qu’il est tout à fait possible qu’apparaissent a posteriori des effets indésirables rares qui n’auront pas été détectés pendant les essais cliniques. C’est inévitable ».
« Il est important de ne pas insister sur le fait que les vaccins vont arriver vite mais qu’ils seront sûrs et tout faire pour. La campagne contre la grippe H1N1 a beaucoup accentué la méfiance vis-à-vis des vaccins en général. La vaccination a connu dix années difficiles après. Le fait que les laboratoires aient obtenu à l’époque ces exemptions de responsabilité avait été utilisé par les critiques du vaccin », rappelle Jeremy Ward, sociologue et membre du projet d’enquête Coconel [18], pour coronavirus et confinement. Pour dissiper la défiance, ce sont toujours les mêmes leviers à actionner qui sont pointés : la transparence et l’exigence vis-à-vis des producteurs de vaccins.
Rozenn Le Saint
Notes
(1) Dont font partie des producteurs de vaccins contre le Covid-19 comme AstraZeneca, Curevac, GSK, Johnson&Johnson, MSD, Pfizer ou Sanofi.
(2) https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4266499/pdf/pone.0114361.pdf
https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3314666/
• Mediapart. 17 septembre 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/170920/vaccin-contre-le-covid-19-le-lobby-pharmaceutique-se-dedouane-par-avance?onglet=full