Pour saisir l’impact du mouvement Black Lives Matter en Afrique du Sud au cours des derniers mois, il fallait se plonger dans les pages sports. Alors que le pays était tout entier tourné vers la crise du Covid-19, qui atteignait son pic en juillet, deux séismes successifs ont renvoyé le pays à ses fractures raciales. Tour à tour, les mondes du cricket et du rugby, deux disciplines encore largement perçues comme des “sports de Blancs” trente ans après la fin de l’apartheid, ont mis en évidence la difficulté à s’entendre sur la notion de “racisme” au sein de la “nation arc-en-ciel”.
L’histoire débute à la mi-juillet, lorsque le joueur de la sélection nationale de cricket, Lungisani Ngidi, appelle ses coéquipiers à soutenir le mouvement Black Lives Matter au cours d’une conférence de presse virtuelle :
“C’est quelque chose que nous devons prendre très au sérieux, et à l’image du reste du monde, nous devons prendre position.”
La suite révèle que la chose n’a rien d’évident dans un milieu où “les racines du racisme sont profondément ancrées”, titre New Frame, qui s’est fendu d’un exposé en quatre parties sur le sujet.
Comportements racistes subtils et manifestes
Sur Twitter, l’appel du joueur rencontre l’hostilité de plusieurs anciens membres des Proteas, la sélection sud-africaine de cricket. “Toutes les vies comptent”, répondent notamment Rudi Steyn, Pat Symcox et Boeta Dippenaar, en référence aux meurtres de fermiers blancs. “Quand Lungi prendra son prochain repas, peut-être qu’il envisagera de soutenir plutôt les fermiers d’Afrique du Sud sous pression en ce moment. Une cause qui vaut d’être défendue”, écrit notamment Symcox.
Les critiques émanent d’une minorité de joueurs, en partie revenus sur leur propos depuis, et la fédération de cricket sud-africaine, déjà engluée dans de multiples controverses, apporte bientôt son soutien à Lungi Ngidi en promettant des réformes. Mais, dans le monde du sport, la prise de parole du sportif ouvre la voie à “une sorte de commission vérité”, écrit le Daily Maverick.
“Compte tenu du passé bien connu de l’Afrique du Sud, les joueurs de cricket noirs ont fait les frais de comportements racistes subtils et manifestes, y compris de la part de certains de leurs collègues”, écrivent une trentaine d’anciens joueurs noirs dans une lettre ouverte. Premier joueur noir de la sélection nationale en 1998, Makhaya Ntini confie à la chaîne SABC la “solitude” qui l’a habitée alors qu’il était membre de la sélection nationale, le poussant à courir des hôtels aux stades plutôt que de monter dans le bus de l’équipe où ses coéquipiers évitaient de s’asseoir à côté de lui, relate News24.
Makhaya Ntini interview with SABC New's Morning Live pic.twitter.com/BglBCQF3QZ
— Mzantsi Facts (@MzantsiFacts) July 17, 2020
Premier capitaine noir des Springboks, souligne le Daily Maverick, Siya Kolisi pèse dans le débat en évoquant ses débuts dans la conservatrice sélection nationale de rugby, où toutes les consignes étaient données en afrikaans, la langue issue des premiers colons néerlandais, qu’il ne maîtrise pas :
“Je devais m’efforcer de traduire de l’afrikaans à l’anglais, puis au xhosa. Je réagissais souvent tardivement (aux appels) et je me sentais stupide et embarrassé.”
Le mythique capitaine des Springboks à la tête de la première équipe aux couleurs de la “nation arc-en-ciel” en 1995, François Pienaar, rencontre à son tour l’hostilité de certains anciens coéquipiers après s’être agenouillé en préambule d’un match de cricket, révèle Rapport, le principal journal dominical en langue afrikaans du pays, cité par News24.
À la mi-août, une image venue du Royaume-Uni sème à nouveau le trouble. Vêtus d’un tee-shirt proclamant “Le rugby contre le racisme”, onze joueurs des Sale Sharks restent debout alors que plusieurs de leurs coéquipiers s’agenouillent en signe de soutien au mouvement Black Lives Matter quelques minutes avant le début d’une rencontre. Parmi eux, huit Sud-Africains, dont le champion du monde 2019, Faf de Klerk, l’un des joueurs les plus populaires des Springboks avec Siya Kolisi.
Pour le site IOL, les joueurs “prennent position contre Black Lives Matter”. Et “le rugby sud-africain joue encore les vieux racistes”, écrit l’artiste Phumlani Pikoli dans une tribune au vitriol publiée par le Mail & Guardian. Plus mesuré, New Frame s’interroge :
“Est-ce que les athlètes qui refusent de s’agenouiller sont racistes ? À l’inverse, est-ce que tous ceux qui posent le genou à terre sont dénués de préjugés ?”
La réponse n’est pas si simple, répond en substance le média, alors que le ministre des Sports est critiqué pour s’être dit “prêt à prendre toutes les mesures nécessaires afin de garantir que tout le monde soit sur la même ligne”. Certains lui opposent la liberté d’expression et de conscience, jurant qu’ils ne s’agenouillent “devant personne d’autre que Dieu”.
Mathilde Boussion
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