Comme d’habitude, mais en pire. À écouter les récits des chômeurs, récents ou anciens, la crise sanitaire ne fait que renforcer les fractures habituelles du marché de l’emploi. Elle raréfie en nombre les petits contrats précaires, qu’il est désormais d’usage d’accumuler, pousse dehors des seniors déjà sur la sellette, bloque l’entrée des jeunes, eux qui font traditionnellement partie des populations les plus vulnérables au chômage.
Pour Sylvie, 45 ans, tout s’est passé presque en direct, alors qu’elle est en stage d’une semaine en immersion pour voir si elle correspond bien au poste convoité : « Jeudi soir [le 12 mars 2020 – ndlr], Macron parle. Vendredi matin, j’arrive. Ils étaient tous à se poser des questions sur l’activité. J’ai compris que pour mon CDD, c’était mort. Je suis partie. »
Début septembre, elle passe un nouveau test pour un CDD d’un an : « Cependant, celui qui nous a accueillis nous a dit que ce n’était pas sûr, au vu de la situation sanitaire, que le poste soit activé… Je tente un CDD d’un mois, mais là aussi, on me dit que tout pourrait être remis en cause. J’ai 45 ans. J’envoie encore des CV, mais pour quoi, pour quel avenir ? »
Pour Marine, les nuages sont apparus il y a plus d’un an, à la fin du mois de juillet 2019, quand elle apprend que son CDD ne se transformera pas en CDI. « Pas inquiète pour deux sous », la jeune femme, rédactrice Web, est persuadée de retrouver un poste en un claquement de doigts. La galère, c’est sûrement pour les autres, pense-t-elle. Mais la galère dure, s’étire, s’allonge.
« Bizarrement, la crise sanitaire a eu un double effet sur moi, raconte Marine. D’un côté, j’ai compris qu’on allait entrer dans une période de vaches maigres comme jamais, vu les plateformes désertées d’Indeed ou LinkedIn. De l’autre, j’étais presque soulagée, comme si la cause de tous mes maux n’était plus ma propre incapacité à retrouver du travail, mais le Covid. »
Pour tenir financièrement, la jeune femme effectue quelques missions en free-lance, sans renoncer à l’idée d’un poste salarié. Depuis cet été, elle a été retenue pour deux entretiens seulement, en visioconférence, non concluants. « Des offres, il en reste un peu, mais la vraie difficulté, c’est que sur chacune, nous ne sommes pas vingt à postuler, mais 200 ! »
« Nous connaissions la précarité. Maintenant, c’est le régime de pauvreté », nous écrit cet ancien charpentier de 58 ans, en reconversion professionnelle à la suite d’un accident du travail. L’homme a enchaîné des CDD dans le domaine de l’insertion, comme moniteur-formateur, puis a postulé à un CDI au mois de mars auprès de l’un de ses employeurs. Depuis le confinement, pas de réponse. Dans le même temps, Pôle emploi a réduit ses indemnités de 30 %, à la suite de la récente réforme de l’assurance-chômage. « Bref, il ne fait pas bon être chômeur (senior qui plus est) en 2020 », conclut-il.
L’attention, ces dernières semaines, s’est focalisée sur les nombreux plans sociaux, où l’on coupe par centaines dans les effectifs des entreprises. Mais dans certains domaines, où l’emploi était déjà rare, la dégringolade se fait en silence, comme le raconte cette graphiste. Elle avait engrangé pour 8 000 euros de devis fin février auprès de salons professionnels. « Les salons n’ont pas eu lieu, les devis n’ont pas été transformés en facture. »
Arrivée au bout des indemnités de Pôle emploi, sans emploi, sans solution financière complémentaire, cette professionnelle est prête désormais à faire flèche de tout bois : « Je recherche un travail à mi-temps de secrétaire, standardiste ou quoi que ce soit qui puisse m’assurer un minimum vital, tout en me gardant du temps pour développer mon activité. Mais je ne trouve rien. J’ai bientôt 50 ans, ça se complique. »
La communication, comme la culture, vacille depuis le printemps, avec des effets directs sur la vie de ses artisans. Pour Zoé (prénom d’emprunt), artiste peintre et musicienne installée en Bretagne, la blessure fut aussi symbolique : « Avec le Covid, nous avons appris que nous étions des inutiles. J’ai été auxiliaire de vie à une époque, je sais donc ce que c’est d’être dans l’autre clan. Mais là, le retour de bâton est douloureux, cela a reposé des échelles de valeurs, entre ceux qui seraient nécessaires à la société… et les autres. »
Zoé rame depuis plus d’un an. Après avoir changé de région, l’un de ses fils dans ses bagages, l’emploi promis est finalement tombé à l’eau. Alors qu’elle est installée face à l’île de Bréhat, dans les Côtes-d’Armor, les offres disponibles autour d’elle se concentrent dans le milieu de l’hôtellerie et de la restauration. Zoé, handicapée à la suite d’un accident de voiture, a bien essayé, mais elle ne tient pas debout très longtemps.
Elle finit par reprendre espoir au printemps, avec la perspective de travailler dans une galerie, et d’y exposer quelques toiles. Confinement, la galerie ferme, l’emploi s’envole, tout comme les cachets prévus avec ses copains musiciens pour l’été. « Le château de sable est à reconstruire avant la nouvelle vague de galères, philosophe Zoé. Je devrais être habituée, je suis hyper entraînée. Des raz-de-marée comme ça qui sabotent ma vie, j’en ai vécu déjà un bon paquet. Mais là, je suis usée. La fleur au fusil est toute ratatinée. »
En Bretagne toujours, Lola (prénom d’emprunt) « valse » avec Pôle emploi depuis ses premiers contrats, « toujours à durée déterminée », dans les rédactions de journaux locaux. Petits salaires et gros stress. « Jusqu’en avril 2020, j’étais en CDD dans une rédaction à plus de 100 km de chez moi. J’y étais depuis un an. Le 17 mars, je suis rentrée après un dernier bouclage, par le dernier train pour aller m’enfermer chez moi comme des millions de Français. »
Depuis, c’est le calme plat, une situation que vivent de nombreux pigistes, victimes collatérales de médias dans l’impasse financière. Beaucoup jettent même l’éponge, face à une précarité sans fin. « L’angoisse a commencé en avril 2020, elle a monté crescendo, décrit également Lola. L’avenir s’est obscurci d’un coup. C’est une sensation qui m’accompagne depuis que j’ai terminé mon contrat de professionnalisation, en 2017. Une sensation étouffante, presque comme si je me noyais. »
Lola s’interroge sérieusement sur son futur. « J’ai fait un master d’anglais, je pourrais être professeure, mais ce n’est pas une vocation. Si j’abandonne le journalisme, est-ce que je ferais une bonne prof ? Est-ce que je ne vais pas le regretter toute ma vie, parce que j’ai mal choisi ma période ? »
Les contractuels de la fonction publique ne sont pas plus à la fête. David, 37 ans, ancien informaticien, s’est lui reconverti au terme de quatre années d’études en professeur d’EPS. Faute d’avoir réussi le concours, il doit se contenter de petits bouts de contrat. Le dernier, deux heures par semaine de mars à mai 2019 dans un établissement d’Île-de-France. Il s’est interrompu brutalement au moment du confinement.
David, sans travail depuis, est désormais au RSA, alors qu’il doit rembourser les quelque 300 euros mensuels de son prêt étudiant jusqu’en juin 2025. « À cela s’ajoute l’abonnement pour le téléphone, Internet, l’assurance voiture, la mutuelle de santé », précise David, qui se voit contraint de demander de l’aide à sa compagne, et à sa mère, au minimum vieillesse.
« L’épidémie a permis de parler des enseignants et enseignantes de notre pays, bien souvent en mal dans les médias “poubelles”, mais qu’en est-il des précaires ?, s’interroge-t-il. Qui parle des CDD de l’Éducation nationale ? Trop nombreux, hélas, chaque année. »
Le Covid a permis aussi, pour certaines entreprises, de se débarrasser de certains de leurs salariés les plus vulnérables, parfois brutalement. Implantée à l’étranger dans le domaine du voyage, la start-up dans laquelle Tiffany Marsoin exerçait comme directrice de la communication a pris l’épidémie de plein fouet. « Ils ont décidé de couper dans les fonctions support en priorité. J’ai compris leurs raisons, mais j’ai trouvé ça difficile, car je suis travailleuse handicapée. » La jeune femme a été licenciée alors qu’elle était en télétravail, le 17 avril. « J’ai dû renvoyer dans la foulée mon ordinateur et mon téléphone. »
Accompagnée par une société de reclassement « pour qui tout va bien, il y a du travail… », Tiffany Marsoin, mère de deux enfants et jeune propriétaire, tente le tout pour le tout et enregistre une sorte de CV chanté sur une reprise de la chanteuse Adèle [1]. La vidéo fait un carton. « J’ai beaucoup de contacts qui m’ont encouragée, m’ont soutenue, mais aucune offre d’emploi. Je postule tous les jours et soit je n’ai pas de réponse de l’employeur, soit ils me répondent avec un message automatique, soit je ne suis apparemment pas compétente pour le poste que j’occupais avant. »
La veille de son licenciement, elle finalisait également un projet personnel de petite société de conseil en communication, axé sur la question du handicap et la responsabilité sociale des entreprises (RSE). « Je rencontre beaucoup de monde, il y a une certaine émulation, les entreprises ont envie de faire des choses… Mais les budgets sont totalement bloqués. »
Sophie, elle, ne décolère pas. « On m’a jetée dehors », assène cette assistante de direction, jusqu’à cet été salariée d’une petite entreprise du bâtiment, « sans aucun souci financier ». Considérée comme personne à risque par son médecin, elle a été placée en arrêt maladie pendant tout le confinement, son entreprise refusant le principe du télétravail.
À l’issue de cet arrêt, sentant la menace planer sur son emploi, Sophie insiste auprès de la médecine du travail pour reprendre son poste. Mais demande un aménagement de sa journée pour s’éviter les trois heures de transport quotidiennes, et propose de venir en voiture, ce qui exige de quitter son domicile à 5 heures du matin. Le 15 juillet, jour de reprise du travail, l’un de ses écrans d’ordinateur a disparu et tous les accès à ses dossiers fermés. Son patron lui propose dans la foulée une rupture conventionnelle, qu’elle refuse. Il finit par la licencier pour insuffisance professionnelle, ce qu’elle conteste devant les prud’hommes.
« C’est totalement abusif et je vais le prouver, mais avec les barèmes Macron [2], l’entreprise ne risque pas cher !, s’indigne Sophie. Moi, je me retrouve, à 52 ans, au chômage, au cœur de la crise économique que l’on connaît. » L’épidémie de Covid-19 s’infiltre partout, même au cœur d’un droit du travail détricoté.
Mathilde Goanec