Le docteur Maurice Raphael est chef du service des urgences du CHU Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), au sud de Paris. Et il arrête. C’est fini. Il ne craque pourtant pas, il n’est pas en burn-out. Il dit simplement : « Cela suffit, rien ne change, la direction s’en fout, et je ne vais pas mourir à la tâche et dans l’indifférence de l’administration. » Le Dr Raphael vient d’annoncer sa démission de la chefferie d’un des services d’urgences les plus importants de l’Ile-de-France, près de 60 000 entrées par an. « Tous les matins, se retrouver avec au moins seize patients sans lit pour les accueillir, c’est trop, j’arrête. »
Et cet homme, apprécié de son équipe, raconte : « Depuis des années, on vit avec, on s’habitue à ces brancards, tout le monde trouve cela normal. Il vous manque des médecins, des aides soignantes, des infirmières ? On laisse faire. » « Ah si, ironise-t-il, la direction va faire un audit. Et après ? Rien se passe, c’est toujours le même constat : si cela marche mal, c’est que vous êtes mal organisé, et c’est en somme de votre faute. » Maurice Raphael se tait un instant : « La direction ne comprend pas, ils ne savent pas que les flux de patients aux urgences, c’est irrégulier. La vraie vie, ce n’est pas comme dans les livres. Nous, on s’épuise. L’équipe, qui s’entend très bien, est en train d’exploser de fatigue. Tout le monde s’en va. On a plus de dix médecins qui ont annoncé leur départ. »
Rien n’a changé
Point final. Ce qui est désespérant, c’est que l’histoire ressemble à un disque rayé. Car Maurice Raphael n’est pas un novice. Et sa lassitude ou ses craintes ne sont pas nouvelles. En décembre 2019, c’est lui qui, dans un courrier à sa direction générale rendu public [voir ci-dessous], s’était alarmé, évoquant le « risque majeur d’événements graves » dans son service. Et il motivait, ainsi, sa mise en garde : « La situation pour les semaines à venir s’annonce extrêmement préoccupante. La privation de 100 lits avec une activité qui reste stable, voire qui augmente pendant les fêtes, conduit mathématiquement à un engorgement des urgences et avec pour résultat des patients dans l’attente de lits installés sur des brancards dans les couloirs. » La preuve ? « Le 23 décembre, quand je suis arrivé le matin, nous devions nous occuper de 35 patients sur des brancards, les voir un par un, leur trouver une place, ce qui prend du temps. Et pendant ce temps-là, le flux continue d’arriver et vous êtes toujours en retard. »
Voilà. C’était il y a moins d’un an. Et c’était sans compter avec l’arrivée du Covid-19, quelques semaines plus tard. Aujourd’hui, c’est le sentiment que rien n’a changé. « On travaille mal, avec un risque réel : les patients ne sont pas isolés, ils sont sur des brancards qui se touchent, ce n’est ni bon ni sain. Des patients vont attendre des heures avant que l’on ne leur trouve un lit d’hospitalisation. On leur doit au moins que leur attente se déroule dans de bonnes conditions d’hygiène et de sécurité. » Avec son ami, le Dr Pierre Taboulet, ancien chef de service de l’hôpital Saint-Louis à Paris, ils ont montré dans une étude les effets délétères de l’augmentation du nombre de patients qui restent sur les brancards, faute de lits.
« Je suis prêt à travailler, même beaucoup, même trop »
Certains, pourtant, se sont voulus optimistes. Ils ont cru que le Covid allait changer les habitudes, modifiant les attitudes des uns et des autres, rendant ainsi l’administration plus à l’écoute, et les services plus solidaires entre eux. Ce n’est manifestement pas toujours le cas. « J’ai dû à nouveau rentrer de vacances pour pallier le manque de médecins », raconte Maurice Raphael. Mais là, cela a débordé. « Je suis prêt à travailler, même beaucoup, même trop. Mais au moins, qu’il y ait un peu de reconnaissance. Jamais la moindre personne de la direction n’est venue voir ce à quoi nous sommes confrontés. Jamais un remerciement, ni un signe. » La suite ? « Je leur ai dit que je démissionnais. Ils m’ont dit : « Bon. » Rien d’autre. Je ne veux pas me détruire pour des gens qui n’ont aucune reconnaissance. » Maurice Raphael s’en va. Il dirigeait ce service depuis dix ans. « On a l’impression de n’être que du consommable. »
Eric Favereau
• Libération. 21 septembre 2020 à 11:24 :
https://www.liberation.fr/france/2020/09/21/demission-aux-urgences-je-ne-vais-pas-mourir-a-la-tache-et-dans-l-indifference-de-l-administration_1800026
« Le problème, ce n’est pas les urgences, c’est l’hôpital »
Faute de personnel et de lits disponibles alors que les patients sont nombreux aux urgences pendant les fêtes, des médecins et chefs de service tentent d’alerter leur direction. Qui ne propose pas assez de renforts.
Il sera de garde mardi, comme il l’a été à Noël. « Je n’ai pas le choix, nous dit-il, un rien désabusé. Autrement, il n’y aurait pas de médecins. » Chef de service des urgences au CHU du Kremlin-Bicêtre près de Paris (AP-HP), Maurice Raphaël n’est pas un novice. Il occupe ce poste depuis dix ans, et auparavant il était à l’hôpital de Montfermeil. Les urgences, c’est son monde.
Là, il se montre presque philosophe. La semaine dernière, il l’était beaucoup moins. Dans un mail adressé à la direction de l’hôpital, il s’est énervé et a tiré une nouvelle fois la sonnette d’alarme. Evoquant le « risque majeur d’événements graves », il motivait sa mise en garde : « La situation pour les semaines à venir s’annonce extrêmement préoccupante. La privation de 100 lits avec une activité qui reste stable, voire qui augmente pendant les fêtes, conduit mathématiquement à un engorgement des urgences et avec pour résultat des patients dans l’attente de lits installés sur des brancards dans les couloirs. » La preuve ? « Le 23 décembre, quand je suis arrivé le matin, nous devions nous occuper de 35 patients sur des brancards, les voir un par un, leur trouver une place, ce qui prend du temps. Et pendant ce temps-là, le flux continue d’arriver et vous êtes toujours en retard. »
Maurice Raphaël résiste. Mais parfois, il a le sentiment de radoter, tant la situation s’est enkystée. « Le problème, ce n’est pas les urgences, c’est l’hôpital, nous explique-t-il. Avec 110 lits fermés faute de personnel, nous n’en avons pas de place. Alors, tout est tendu. On a des conditions de travail difficiles, on n’est pas assez nombreux, et on n’arrive ni à recruter ni à faire rester le personnel. » Parallèlement, l’activité augmente : plus de 60 000 passages par an, c’est-à-dire au moins 180 personnes par jour.
Pour affronter cette marée constante, la direction de l’hôpital a prévu le renfort de deux aides-soignants… Une goutte d’eau. « Le 26 décembre, il y avait 40 patients en attente de lits. A chaque fois, on le sait, on prévient la direction. On dit : « Attention, on va avoir des problèmes. » Les gens restent là, dans les couloirs. Il y a un risque majeur d’erreurs graves, parce que vous ne pouvez pas avoir des yeux partout et surveiller tout ce qui se passe, c’est impossible », s’inquiète Maurice Raphaël.
« Sur le papier, c’est parfait »
L’été dernier, l’Agence régionale de santé (ARS) de l’île de France avait lancé un plan « zéro brancard aux urgences », s’inscrivant d’avance dans le pacte de refondation des urgences annoncé en septembre par Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé. « La démarche a pour objectif d’améliorer la qualité de la prise en charge et des conditions de travail dans les services d’accueil des urgences », était-il dit en préambule. Fin novembre, bon élève, l’hôpital du Kremlin-Bicêtre a été le premier établissement francilien à signer un engagement avec l’ARS. Avec une série de mesures annoncées, comme l’ouverture de dix lits supplémentaires, mais aussi une accélération des prises en charge pour l’imagerie adultes pour les urgences non vitales.
Le plan évoquait aussi « une grille de fragilité » afin « d’identifier les patients susceptibles d’être hospitalisés pendant plusieurs jours afin d’accélérer leur prise en charge sociale ». Joli programme. « Sur le papier, c’est parfait, analyse le Dr Maurice Raphaël, mais les 10 lits ouverts ont été fermés ailleurs. Alors il y a toujours le même goulot d’étranglement, d’autant que dans notre hôpital, pour des raisons non éclaircies, la durée de séjour des patients est un peu plus longue qu’ailleurs. »
Appel à la démission
Au CHU du Kremlin-Bicêtre, il manque chaque jour entre 70 et 80 infirmières. Un cas pas isolé. Les exemples sont légion de cette tension maximum, avec des réponses parfois déroutantes des administrations. La semaine dernière, selon France 3 Grand Est, on a appris qu’au centre hospitalier Emile-Muller de Mulhouse (Haut-Rhin), « une journée de garde à 2 200 euros a été proposée à un médecin urgentiste » pour le faire venir. De quoi susciter la colère de Jean-Marc Kelai, secrétaire de la section CFDT du groupement hospitalier Mulhouse Sud : « Il y a quelques semaines, nous avons manifesté parce que la direction voulait [toucher à] une partie de la prime de services des agents. Et là, on voit qu’on arrive à trouver de l’argent pour rémunérer ces médecins intérimaires. »
Autre symptôme de cette crise, au service des urgences de l’hôpital Joseph-Ducuing à Toulouse : 9 des 11 médecins ont envoyé leur lettre de démission à la direction de l’établissement, « ne voulant plus travailler dans un service démuni d’une aide-soignante la nuit et dans lequel une seule infirmière s’occupe de l’accueil et des soins ».
Une fin d’annus horribilis. Au niveau national, ce sont maintenant 1 062 chefs de service qui ont signé un appel à la démission, dans un texte commun adressé à la ministre de la Santé pour « faire en sorte que l’année prochaine ne ressemble pas à cette année ».
Eric Favereau
• Libération. 30 décembre 2019 à 17:19 :
https://www.liberation.fr/france/2019/12/30/le-probleme-ce-n-est-pas-les-urgences-c-est-l-hopital_1771353