Dans le quartier de Figuerolles, à Montpellier, 16 kurdes dont 2 femmes sont en grève de la faim depuis le 2 mars. Ils demandent leur régularisation. Cinq d’entre eux en sont à leur seconde grève en 3 ans. Deux délégués kurdes ont été reçus par le préfet jeudi dernier qui a encore demandé des « éléments nouveaux » pour les dossiers de régularisation individuels et refuse toute régularisation collective.
Les éléments demandés ont déjà été fournis et en obtenir d’autres demande un temps infini sans compter que les preuves de persécution sont difficiles à réunir dans une région où règnent l’arbitraire et les lois d’exception militaires turques. La volonté des autorités françaises est de gagner du temps afin d’affaiblir la mobilisation.
Trois d’entre eux ont déjà fait une grève de la faim en 2003 et ont obtenu des promesses jamais concrétisées depuis. Certains d’entre eux travaillent, sont mariés, ont des enfants nés en France, scolarisés dans leur quartier. Ils ont la visite quotidienne du SAMU qui surveille l’évolution de leur état général. Certains sont déjà très affaiblis
Ils mettent en cause l’état français qui ne leur reconnaît pas le statut de réfugiés, et ne leur délivre aucun papier, les laissant dans une position de ni/ni, ni expulsables, ni régularisables.
Seule la mobilisation du quartier, des associations, des organisations et forces politiques donnera plus de poids à leurs revendications. Nous devons soutenir ces grévistes au nom de la dignité et de la place que nous accordons à l’être humain dans le monde que nous voulons construire.
A l’issue du rassemblement devant la préfecture, a été décidée une première réunion lundi 26 mars à leur local pour mettre en place un comité de soutien. Nous appelons au soutien de cette grève de la faim, le plus largement possible. [1]
Pour avoir plus d’infos, vous pouvez aller leur écrire malakurda34 yahoo.fr. et leur rendre visite au 39 boulevard de Figuerolles (local MalaKurda, 1er étage).
Que se passe-t-il au Kurdistan turc ?
Cette immense région, officiellement appelée Anatolie orientale, et qui couvre plus d’un tiers de la Turquie s’étend des frontières syro-irakienne à l‘Arménie. Elle est le théâtre régulier de rébellions (27 en 70 ans dont la dernière est le fait du PKK [2] depuis 1985 environ) envers l’état central instauré par le nationaliste turc Mustapha Kemal en 1923 qui nie l’identité nationale kurde en interdisant l’emploi même de la langue kurde. [3] On compte 12 millions de Kurdes en Turquie sur un total de 25 millions répartis sur 4 pays voisins, Irak, Iran, Syrie et Turquie.
Des ressources stratégiques :
La région du Kurdistan turc est traversée par les deux grands fleuves Tigre et Euphrate qui sont les deux axes des grands projets de l’état turc au travers de la construction de 27 grands barrages hydro-électriques dont le barrage Atatürk, le 4e du monde par sa taille, afin de fournir l’électricité aux grandes villes d’un pays sans pétrole. De grandes vallées ont été inondées depuis quinze ans déplaçant des centaines de milliers d’habitants vers les bidonvilles périphériques des grandes villes de la région et favorisant l’émigration vers la capitale Ankara, Istanbul ou l’Europe de l’Ouest. Ces grands réservoirs hydrauliques ont perturbé les transhumances de troupeaux des éleveurs nomades kurdes, arabes et turcs mais aussi bouleversé les micro-climats locaux.
Ce vaste projet nommé « GAP » ou Projet de l’Anatolie sud-orientale [4] engage un immense développement des cultures irriguées, entre autres du coton profitant de l’été continental chaud et des ressources en eaux venant de la fonte des neiges, pour alimenter l’industrie textile aux mains des grands groupes d’affaires turcs qui tiennent aussi les banques, ces fameux partenaires économiques de l’Union européenne. Il s’agit d’un vaste « projet d’aménagement du territoire » aboutissant à un processus de « colonisation intérieure » doublé d’un mécanisme d’exploitation de la petite paysannerie rurale et de la main d’œuvre ouvrière peu qualifiée dégagée de cet exode rural non spontané. Nombreuses sont les entreprises européennes y collaborant. L’administration hydraulique est « un état dans l’état » en Turquie dont plusieurs premiers ministres sont issus. Les barrages permettent aussi à la Turquie de faire pression sur la Syrie et l’Irak, qui, en riposte, abritèrent un temps les bases arrières du PKK.
Un aménagement du territoire controversé :
Ces grands projets hydrauliques (électricité et irrigation) ont alimenté le ressentiment des populations envers l’état turc et fourni la base sociale de la rébellion accrue par le mécontentement de la jeunesse urbaine radicalisée soit à l’ultra-gauche guerilleriste, soit sur des positions nationalitaires ou encore combinant les deux. La rébellion du PKK a la particularité d’être non tribale contrairement aux précédentes révoltes kurdes mais elle s’inscrit dans un contexte profondément marqué par le tribalisme, une tribu étant avant tout une coalition politique locale entres des groupes de parenté dominants, des lignées dominées et une paysannerie non tribale soumise, ayant toujours une aile rebelle et une autre légitimiste, pouvant négocier avec l’état. C’est sur cet aspect des choses que joue aussi l’état turc pour la répression avec les milices tribales (les « gardiens de villages ») des grands propriétaires fonciers (comme Sedat Edip Bucak à Siverek) mais aussi pour distribuer des subsides et tolérer la contrebande comme source de revenus des chefs tribaux permettant l’existence d’un système clientéliste. L’armée turque est le pilier de l’administration régionale auquel obéissent tous les acteurs locaux et même les étrangers (experts, entreprises,…) y intervenant.
Afin d’éradiquer la rébellion du PKK, les militaires ont détruit 4500 villages kurdes des montagnes et plaines poussant de nouveau des centaines de milliers de paysans vers les villes contrôlées par l’armée, multipliant par 6 ou 10 l’effectif de ces villes de 1994 à 2000. La capitale régionale Diyarbakir fait maintenant près d’un million d’habitants et les infrastructures urbaines, le logement et les services ne suffisent pas à accueillir ces ruraux chassés de leurs terres et villages. Les conditions de vie, économiques comme sanitaires, des déplacés sont déplorables : des maladies comme la tuberculose mais aussi les diarrhées, la brucellose affectent femmes et enfants de manière massive. Il n’y a pas d’assainissement et les eaux usées sont épandues de manière anarchique provoquant pollutions des nappes et maladies comme le choléra malgré les dénégations statistiques de l’administration. Le chômage est massif et l’action sociale de l’état turc et l’administration régionale du GAP (les centres sociaux Catom) n’y supplée que très partiellement. Restent la violence, la guerilla, l’émigration comme alternatives.
L’impasse … ou la régularisation :
Si les raisons sont nombreuses pour comprendre la révolte des Kurdes, même si certains tirent profit de la situation en accumulant terres et rentes de situation protégées par l’armée, la violence du PKK envers les autres organisations politiques a fragilisé cette lutte et sa légitimité. Un renouveau est apparu avec la percée du parti démocratique kurde Hadep dès 2000. De nombreuses municipalités, 20 puis 60, sont passées aux mains du Hadep mais ces municipalités doivent subir l’ostracisme des gouverneurs turcs aux pleins pouvoirs et souvent dévorés d’ambition carriériste et de zèle pour grimper les échelons de la hiérarchie. Cette « gouvernance » très particulière est basée sur l’étroite collaboration des militaires, des services secrets, de l’extrême-droite et de la mafia des trafiquants de drogue, appuyés sur leurs complices kurdes, comme l’a montré « l’affaire de Susurluk » en 1997.
Voici le paysage social et économique intérieur de ce futur membre de l’Union européenne, la Turquie. Alors on comprend les raisons de ces exilés kurdes fuyant la violence et la pauvreté programmée par l’état turc depuis 25 ans, aggravées maintenant par les privatisations et la libéralisation engagée depuis 1983, et consécutifs aux graves crises économiques successives et à la dévaluation de la Livre turque (moins 40% en avril 2001). Les coups d’état militaires de 1971 et 1980 n’avaient fait qu’aggraver la situation économique au delà de la terrible répression.
Les Kurdes émigrés en Europe sont à la fois des exilés politiques et ethniques mais aussi des réfugiés économiques et environnementaux. Avec toutes ces caractéristiques, on comprend mieux la lutte jusqu’au boutiste des grévistes de la faim du boulevard de Figuerolles à Montpellier dont la régularisation ne serait finalement que le premier pas de l’intégration de la Turquie à l’Europe alors que les banques et trusts turcs ont été admis depuis belle lurette. Leur régularisation serait avant tout un acte de justice.
Notes
1. Avec les membres du « Comité de soutien à José Bové de Monpellier Centre », la LCR, Combat, et des militants syndicalistes CGT Municipaux , nous leur avons proposé d’appeler à un comité de soutien pour populariser leur lutte en appelant assocs, syndicats, partis,... Réunion en courant de semaine à l’initiative de la Cimade.
2. Parti des Travailleurs du Kurdistan, dont le leader Abdullah Ocalan condamné à mort après avoir été rapté dans l’espace aérien international, ayant du quitter la Syrie une fois laché par le régime de Hafez El Assad. A. Ocalan après sa capture suite au cessez le feu unilatéral du PKK, a été, prisonnier, exhibé selon une méthode américaine pour humilier les Kurdes.
3. Le Kurdistan est un espace culturel et linguistique partagé et disputé depuis les traités de Sèvres (1920) et Lausanne (1923) dans le cadre d’une partition coloniale entre Français (Mandat Syrie-Liban) et Anglais (Irak et Palestine) sous garantie de la neutralité Soviétique naissante.
4. La zone du projet GAP (barrages et irrigation) dans le bassin des fleuves Tigre et Euphrate, est une idée inspirée des projets coloniaux de l’ingénieur britannique Willcocks en 1909 avant même la partition de l’Empire ottoman où le coton irrigué devait être le moteur économique.