Les députés débattent lundi 5 octobre du projet de loi de dérogation sur les néonicotinoïdes, interdits d’utilisation en France depuis le 1er juillet dernier. Les betteraviers réclament une exception, alors qu’ils sont débordés par le virus de la jaunisse, transporté par un puceron. Pourtant, la science a déjà démontré une large contamination de l’environnement aux néonicotinoïdes, nous rappelle Jean-Marc Bonmatin. Chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), chimiste et toxicologue spécialiste de ces molécules, il est aussi vice-président du groupe de travail sur les pesticides systémiques (The Task Force on Systemic Pesticides, un groupe international de chercheurs sur les néonicotinoïdes).
Reporterre — Quand avez-vous commencé à vous intéresser aux néonicotinoïdes ?
Jean-Marc Bonmatin — En 1997. Je suis chimiste, un collègue m’a montré la formule chimique des néonicotinoïdes. Ma première réaction a été de dire « c’est chaud cela ! ». Puis, il est revenu me voir en me parlant des agriculteurs français de la campagne berrichonne qui se plaignaient beaucoup de la disparition des populations d’abeilles, notamment sur tournesol. J’ai dit que ce n’était pas étonnant. Et que le problème risquait de se poser partout. Je ne voulais pas être prémonitoire mais c’est ce qu’il s’est passé. En France, en Europe, dans le monde entier. Parce que ces molécules ont eu un succès très important du fait de leurs caractéristiques agricoles.
Elles ont une très haute toxicité. C’est parfait pour les agriculteurs car avec très peu on tue tous les ravageurs. Mais c’est un problème pour la biodiversité car cela veut dire que les néonicotinoïdes ne sont pas sélectifs. Ils protègent la plante, du semis jusqu’à la récolte. C’est un gros avantage pour les agriculteurs mais, pour moi, qui regarde la biodiversité, c’est un énorme inconvénient car cela veut dire que les molécules vont persister dans l’environnement. Ces molécules sont véhiculées par la sève des plantes et elles la protègent entièrement. Encore une satisfaction côté agricole, mais cela veut dire que les molécules sont solubles, et donc je crains beaucoup pour les milieux aquatiques.
On peut regarder les néonicotinoïdes de deux côtés. Soit en se disant que c’est le lance-flamme parfait. Soit en se disant que ça va tout griller.
Cela fait maintenant plus de vingt ans que je travaille sur ces molécules et les preuves de leurs effets catastrophiques sur l’environnement, la biodiversité et même la santé humaine, n’ont cessé de s’accumuler.
Par quoi avez-vous commencé vos recherches ?
On a voulu savoir quel était l’état de la contamination des matrices apicoles. C’est-à-dire le pollen, le miel… On a trouvé des néonicotinoïdes partout. Il y avait des zones non traitées où l’on trouvait du produit. On a fait ensuite l’état des lieux dans l’environnement : sols, eau, plantes.
Le deuxième volet, qui nous a beaucoup intéressés tout de suite, a été la toxicologie. Quels sont les effets des néonicotinoïdes sur les abeilles, les pollinisateurs, les insectes, les oiseaux, les amphibiens et même la santé humaine ? À chaque fois, on avait une mauvaise surprise.
Petit à petit, on a démontré que toutes les hypothèses qui avaient été utilisées par les industriels pour obtenir l’homologation — c’est-à-dire que les sols et les eaux de surface ne seraient pas contaminés, que les abeilles ne seraient jamais exposées, que les autres insectes n’y seraient pas sensibles et encore moins les mammifères et les humains —, toutes ces hypothèses se sont avérées infondées.
Certains articles vous ont-ils marqués, ont-ils fortement contribué à la prise de conscience sur les néonicotinoïdes ?
C’est subjectif, donc délicat. Les articles scientifiques sont à chaque fois une marche pour construire l’escalier.
Dès 2001, un article de mon collègue Luc Belzunce, disait « attention les très très faibles doses ont des effets catastrophiques chez les abeilles ». C’était la première pièce de l’édifice toxicologique, elle montrait qu’ils agissent comme les perturbateurs endocriniens. Cela a été confirmé par la suite, bien sûr.
Des articles plus récents ont ensuite dit « attention, ce n’est pas tant la dose qui fait le poison que le temps d’exposition ». L’intoxication chronique importe plus que l’intoxication aiguë. Or c’est ce qui se passe dans la nature : la biodiversité est exposée à des petites doses, tout le temps.
Plus récemment est parue une étude que j’aime beaucoup, qui invalide complètement l’hypothèse qu’il ne pourrait pas y avoir d’effets sur les mammifères. Elle a été menée aux États-Unis sur des biches et leurs daims et démontre que, s’ils boivent de l’eau contaminée aux néonicotinoïdes — à des teneurs que l’on retrouve dans la nature —, ils ont des problèmes biologiques graves qui menacent leur vie. Cela veut dire que chez le mammifère, à notre échelle, il peut y avoir des effets sur la reproduction ou l’immunité.
Et puis, il y en a une que j’adore, dont je suis co-auteur. Elle analyse les pipis de nouveau-nés japonais de très faible poids ou qui ont des problèmes de taille de cerveau. Elle montre que, contrairement à ce qui a été dit, les néonicotinoïdes passent dans le cerveau, mais qu’en plus, ils passent la barrière placentaire. Donc, on trouve des néonicotinoïdes dans le pipi des nouveau-nés au Japon. Cela veut dire que le fœtus a été exposé pendant la grossesse et comme les néonicotinoïdes ont des effets sur le développement du cerveau et le système nerveux central, c’est extrêmement gênant.
- « La biodiversité, ce ne sont pas que les abeilles. On oublie tous les autres pollinisateurs, tous les insectes autres, tous les invertébrés du sol, tous les invertébrés aquatiques, et tous ceux qui boivent de l’eau et mangent des fruits et des légumes. »
Où a-t-on fait des recherches sur ces néonicotinoïdes ? La recherche a-t-elle été menée partout dans le monde ?
C’est venu petit à petit. L’alerte a d’abord été donnée en France, où les néonicotinoïdes ont été introduits dès 1991 de façon croissante, et vraiment en 1995-1996. Les apiculteurs, qui sont des observateurs privilégiés de la nature, ont lancé l’alerte dès 1996-1997.
Aux États-Unis, ils n’ont été vraiment utilisés que dix ans plus tard, à partir de 2004-2005. Et tout de suite, les apiculteurs ont observé l’effondrement des abeilles. Ils ont appelé cela le colony collapse disorder [syndrome d’effondrement des colonies]. Vous avez deux territoires complètement différents, des molécules identiques, le même phénomène qui se passe. Et lorsque les néonicotinoïdes ont été utilisés dans le monde entier, des informations similaires sont remontées.
Beaucoup de chercheurs travaillent-ils aujourd’hui sur les néonicotinoïdes et leurs effets ?
Je ne sais pas, mais la dernière méta-analyse [synthèse de tous les articles scientifiques publiés sur un sujet] effectuée par la Task Force a montré qu’il y avait au moins 1.200 articles publiés sur le sujet. Or, une étude scientifique coûte au moins 100.000 euros. Donc vous multipliez par 1.200 et vous obtenez 120 millions d’euros. Ils ont été dépensés par des structures publiques. Je paye des impôts pour cela tandis que les bénéfices faits avec les néonicotinoïdes sont privés. On peut se demander s’il est normal que, pour invalider des hypothèses faites lors des homologations, ce soit le contribuable qui paye.
Existe-t-il des articles scientifiques allant dans le sens d’une non-dangerosité de ces pesticides ?
Oui, il en existe. Mais ils ont une caractéristique commune. Ils sont écrits soit par des scientifiques qui travaillent directement pour les entreprises qui vendent ces produits, soit ils sont payés par ces entreprises.
Concernant la dérogation d’utilisation des néonicotinoïdes sur les betteraves, il est notamment expliqué que les abeilles ne seront pas menacées car les betteraves sont ramassées avant leur floraison, donc avant que les abeilles butinent. Qu’en pensez-vous ?
Ce n’est pas un problème d’abeilles, c’est un problème d’environnement. Dès que l’on utilise ce pesticide, on en met largement partout. Dans le cas de la dérogation, c’est toute une région qui va être traitée. Du sud de Paris jusqu’à la Picardie. La biodiversité, ce ne sont pas que les abeilles. On oublie tous les autres pollinisateurs, tous les insectes autres, tous les invertébrés du sol, tous les invertébrés aquatiques, et tous ceux qui boivent de l’eau et mangent des fruits et des légumes. Donc, l’argument qui dit que les abeilles ne vont pas butiner est un tout petit argument !
Par ailleurs, si on donne une dérogation aux betteraviers, les maïsiculteurs, les céréaliers aussi vont en demander une. Si on ouvre la porte, les néonicotinoïdes vont revenir en force. On a une loi, adoptée en 2016, qui s’appliquait à partir de 2018 sans dérogation possible en 2020. Et c’est juste quand on y arrive qu’on fait une nouvelle dérogation ? En fait, la biodiversité n’aura pas eu trois mois pour récupérer. Alors que tous les articles scientifiques sont catastrophés de la vitesse à laquelle la biodiversité dégringole.
Ceux qui prennent cette loi ne seront plus aux manettes dans trois ans. Donc, ils prennent une décision gravement préjudiciable pour l’environnement sans être sûrs qu’elle sera temporaire et limitée.
Vous nous avez expliqué que la science avait démontré que toutes les hypothèses ayant permis l’homologation des néonicotinoïdes étaient erronées. Alors pourquoi continuer la recherche ? N’a-t-on pas les connaissances suffisantes sur ce sujet ?
Je pense que les gouvernements, qui n’ont pas le courage de prendre des décisions d’interdiction, se déculpabilisent en finançant les recherches. De l’autre, les scientifiques et les laboratoires qui n’ont pas un centime sont bien contents qu’il y ait un peu d’argent pour faire des recherches sur un sujet utile. Ce ne serait que moi, j’arrêterais les recherches sur les néonicotinoïdes, car on a fait le tour et j’en ferais sur d’autres molécules susceptibles de poser problème.
Après, pour terminer sur une note positive, il faut savoir que la biodiversité a une très forte capacité de résilience. Si on la laisse tranquille, elle peut repartir dans le bon sens et très vite. En 20 ans, 30 ans — à peu près le temps qu’il a fallu pour la détruire —, elle peut repartir. Mais il faut la laisser tranquille.
Propos recueillis par Marie Astier.