Le 3 juin 1936, à la gare londonienne de Waterloo, un petit homme descend du train en provenance de la côte. Cet homme, c’est Tafari Makonnen, plus connu sous son nom de couronnement Haïlé Sélassié (« La puissance de la Trinité »), négus d’Éthiopie, descendant supposé du roi Salomon et de la reine de Saba. Le « Roi des rois » n’a cependant pas le droit à une réception officielle dans la gare londonienne. Aucune délégation du gouvernement du conservateur Stanley Baldwin n’est présente, pas davantage un représentant du roi Édouard VIII, encore moins le souverain lui-même.
Portrait de Sylvia Pankhurst. © DR
Le négus est un fuyard. Le 5 mai 1936, il a fui sa capitale, Addis-Abeba, devant l’avancée des troupes italiennes qui, en octobre 1935, ont engagé l’invasion de son pays. Recueilli par la marine britannique, il a été emmené à Gibraltar, d’où il a dû prendre un bateau de ligne pour l’Angleterre. Le gouvernement de Sa Majesté est fort ennuyé de sa présence. L’ambassadeur de l’Italie mussolinienne à Londres ne cesse de harceler le Foreign Office. Le ministre d’alors, Anthony Eden, ne veut pas subir une nouvelle humiliation de la part d’un Duce, qui, voilà peu, l’a traité publiquement de « bouffon le mieux habillé d’Europe » pour avoir osé recommander un arbitrage de la Société des nations au conflit italo-éthiopien. Eden démissionnera deux ans et demi plus tard, après les accords de Munich, mais, pour le moment, l’heure est au profil bas. En mars, Londres comme Paris ont accepté sans broncher la remilitarisation de la Rhénanie par l’Allemagne nazie. Dans un peu plus d’un mois, on proclamera la neutralité face au coup d’État fasciste en Espagne. Pas question, donc, de risquer un nouvel incident diplomatique pour un « roi nègre sans trône », comme l’écrira le journal français L’Illustration dans quelques jours.
Pourtant, Haïlé Sélassié a bien un comité d’accueil sur les quais de Waterloo Station. La foule est même assez nombreuse, au grand désespoir de la police, qui a tenté plusieurs fois de la disperser. À la tête de la délégation qui accueille le souverain déchu, il y a une femme qui est pour beaucoup dans ce rassemblement et dans l’émotion d’une partie du public britannique pour la cause « abyssinienne », pour reprendre le terme utilisé à l’époque à propos de l’Éthiopie. Sylvia Pankhurst a lancé, il y a un mois, un hebdomadaire, The New Times and Ethiopian News (NTEN). Douze ans après la dernière mouture de son journal, Workers’ Dreadnought, elle reprend la plume, écœurée par l’attitude de son gouvernement et par l’indifférence de tous, à droite comme à gauche, pour l’agression italienne qui, à ses yeux, n’est que le prélude à d’autres à venir.
Tout, a priori, sépare ces deux personnes. Haïlé Sélaissé est certes un souverain « modernisateur » qui a donné une constitution à l’Éthiopie et a engagé une suppression « progressive » de l’esclavage, mais c’est, en réalité, un autocrate violent et garant des droits d’une vieille aristocratie. Au point qu’en 2000, lorsque ses restes sont, vingt-cinq ans après sa mort dans des conditions obscures, déposés dans la cathédrale d’Addis-Abeba, le gouvernement éthiopien, pourtant issu de la résistance aux militaires qui avaient renversé le négus, refuse toute cérémonie officielle par égard pour les victimes du régime impérial.
Face à lui, Sylvia Pankhurst est une militante de l’émancipation qui a été de toutes les batailles. Elle a multiplié les peines de prison pour son engagement dans la cause des femmes et de la classe ouvrière. Elle a eu des débats passionnés avec Lénine quinze ans plus tôt et a été chassée pour « gauchisme » du jeune Parti communiste de Grande-Bretagne. Elle a rejeté les conventions de son temps, a toujours refusé de se marier malgré sa fidélité à son compagnon italien, Silvio Corio, avec qui elle a vécu de 1917 à 1954, et a assumé la naissance hors mariage de son fils, Richard, en 1927, au désespoir de sa propre mère.
D’emblée, Sylvia Pankhurst prévient le négus : « Je suis républicaine, je ne vous soutiens pas parce que vous êtes empereur mais parce que votre cause est juste. » Cette relation improbable va pourtant marquer le reste de sa vie. La militante britannique va devenir l’inlassable défenseure de la cause éthiopienne et, plus généralement, de l’anticolonialisme et de l’antiracisme. Inlassablement, elle va soutenir la résistance locale à l’Italie en la faisant connaître au monde entier. Pendant la guerre, qui donne raison à ses sombres attentes, elle se battra avec succès pour que la BBC diffuse l’hymne éthiopien avec les autres hymnes alliés. Elle luttera ensuite pour que le Royaume-Uni, qui occupe le pays jusqu’en 1955, redonne à ce pays sa pleine indépendance. Au point que, vingt ans après cette arrivée à Waterloo Station, en 1956, elle acceptera l’invitation de l’empereur à venir s’installer en Éthiopie. Elle y décède en 1960 et est inhumée dans le carré des patriotes de la cathédrale d’Addis-Abeba.
Destin singulier donc que celui de Sylvia Pankhurst, qui, en ce milieu des années 1930, est une des rares voix blanches à s’élever contre l’invasion de l’Éthiopie. Dans l’Occident d’alors, cette guerre a presque un aspect « naturel », c’est finalement une guerre coloniale classique qui met fin à une anomalie : l’indépendance persistante de l’Éthiopie dans une Afrique entièrement colonisée (à l’exception du cas particulier du Liberia). À Londres, la seule question a été de savoir si cette conquête risquait de compromettre les intérêts coloniaux britanniques. Un rapport secret de sir John Maffey, plus tard anobli sous le nom du baron Rugby, rassure en juin 1935 Baldwin et Eden : « Il n’existe aucun intérêt vital britannique en Abyssinie. » Mieux même, la conquête italienne présente des avantages : favoriser le commerce avec les colonies britanniques et détourner Mussolini de toute alliance avec Hitler.
Pourquoi alors s’intéresser à ce « roi nègre » ? Le 30 juin 1936, à la Société des nations, Haïlé Sélassié vient défendre sa cause et est accueilli par les sifflets des journalistes italiens qu’il doit endurer longuement. Un représentant roumain s’impatiente devant le négus déchu et s’emporte : « À la porte, les sauvages ! » Or, à gauche, la mobilisation pour l’Éthiopie est inexistante. Là aussi, on voit mal l’intérêt de défendre un empereur et son peuple arriéré. La guerre d’Espagne va rapidement éteindre tout intérêt et lorsque, en 1938, France et Royaume-Uni reconnaissent le roi d’Italie Victor-Emmanuel III comme « empereur d’Éthiopie », l’affaire passe inaperçue.
C’est bien ici que Sylvia Pankhurst a agi : la cause éthiopienne n’est, pour elle, pas une cause secondaire, ni une cause éloignée des travailleurs occidentaux. C’est une offensive fasciste contre un peuple indépendant qui permet d’élever les Africains au même rang que les autres et de créer des solidarités internationales. Le New Times and Ethiopian News va largement couvrir la guerre d’Espagne, dénoncer les régimes fascistes et la dictature stalinienne, sans jamais oublier l’Éthiopie. Les bombardements des civils espagnols font écho aux largages de gaz sur les campagnes éthiopiennes. D’ailleurs, l’aviation italienne participe aussi aux exactions espagnoles.
Dans un éditorial du 1er août 1936, Sylvia Pankhurst résume les raisons de son engagement : « Les gens sont restés indifférents quand l’Éthiopie a été vaincue. C’est seulement l’Afrique, ce n’est pas un pays de l’homme blanc. Ils ont écouté la propagande italienne : ce sont des primitifs, leurs coutumes sont barbares. À présent, les gens se désintéressent de l’Espagne : ce sont des gens désordonnés qui se battent les uns contre les autres. Ils sont anarchistes, socialistes, ce sont des rouges, des grévistes, cela ne nous concerne pas. »
Ce double désintérêt que l’Occident va payer au prix fort quatre ans plus tard est le point central de l’engagement de Sylvia Pankhurst. Et elle rejoint un long engagement. Durant toute sa vie, elle a rejeté l’indifférence des causes les unes pour les autres, elle a refusé l’idée de luttes compartimentées comme elle a lutté contre toutes les « solutions par le haut ». Elle a refusé l’idée que la cause des femmes ou des peuples colonisés ne concernait pas l’ensemble de la société. Elle a refusé aussi l’idée de ce paternalisme qui entendait confier aux hommes les intérêts des femmes, aux femmes riches ceux des ouvrières, aux Blancs ceux des Noirs, aux députés et ministres ceux du peuple, aux bureaucrates soviétiques ceux du prolétariat mondial. C’est ce parcours dont elle a payé le prix fort qui l’a amenée à embrasser la cause éthiopienne comme symbole de l’indifférence des pouvoirs « démocratiques » et de la violence du fascisme, parce que, selon elle, le fascisme était l’incarnation de tout ce qu’elle avait combattu : la virilité militaire mise au service de l’oppression des peuples.
Sans doute y avait-il quelque contradiction à mener ce combat autour d’un empereur féodal, théocratique et violent. Mais à cheval donné, on ne regarde pas la bride. L’Éthiopie incarnait alors pour l’ensemble des peuples noirs d’Afrique et d’Amérique une fierté, celle de la liberté conservée face au colonialisme. Soutenir le négus, c’est donc lutter contre le racisme et le colonialisme. Et lutter contre le racisme et le colonialisme, c’est lutter pour une prise de conscience que l’intérêt des peuples ne se divise pas et que l’émancipation de chacun passe par l’émancipation de tous. Durant les vingt dernières années de sa vie, Sylvia Pankhurst s’efforcera de faire connaître la riche culture éthiopienne pour en finir avec le mythe du « sauvage » et faciliter la solidarité internationale de peuples ne se reconnaissant plus « supérieurs » les uns par rapport aux autres. Pour elle, ce travail, ce n’est pas une passion soudaine, c’est un aboutissement logique de toute sa vie.
Du combat féministe au socialisme
Pour le comprendre, il faut remonter en arrière. En 1936, Sylvia Pankurst a déjà 54 ans. Elle est née en 1882, à Manchester, et a été bercée par un milieu avide d’égalité et d’émancipation. Son père, Richard Pankhurst, qui mourra en 1898, est un infatigable combattant du droit de vote des ouvriers, des femmes et de la cause irlandaise. On s’imagine souvent l’époque victorienne et édouardienne du Royaume-Uni comme un havre de paix éloigné des soubresauts européens. Rien n’est plus faux. L’Angleterre de l’époque est une oligarchie qui s’assume. Les réformes du droit de vote de 1832 et 1862 laissent encore 60 % des hommes et toutes les femmes sans leur mot à dire. La misère ouvrière est terrible, tout comme celle de l’Irlande, considérée comme une colonie de fait. Richard Pankhurst a passé sa vie à mettre ces réalités en lumière. Longtemps membre du Parti libéral, il le quitte en 1885 pour rejoindre la Société fabienne, puis le Parti travailliste indépendant, qu’il fonde en 1893.
Il est alors un « socialiste » à la mode britannique, centré sur l’humanisme et l’éthique, imprégné de romantisme et de protestantisme. Même si Marx a vécu pendant trente ans à Londres et si Engels avait ses usines familiales à Manchester, les Pankhurst ne sont guère marqués par leur pensée. Chez eux, on lit Dickens et on cite le peintre et poète révolutionnaire William Morris. Tout cela donne un aspect plus pratique, plus concret au socialisme de Sylvia, mais aussi plus marqué par un certain idéalisme de l’égalité.
Après la mort de son père, sa mère, Emmeline, elle aussi issue d’une famille très libérale, se rebelle contre le caractère lent et paternaliste du mouvement « suffragiste » des partis politiques masculins censés défendre l’idée du droit de vote des femmes. À l’issue d’une énième déception, elle fonde, en 1903, avec la sœur de Sylvia, Christabel, son aînée de deux ans, un mouvement de femmes pour défendre les droits des femmes. C’est l’Union politique et sociale des femmes (WSPU), que l’on appellera le mouvement des « suffragettes ».
Une manifestation de la WSPU, dans les années 1900. © DR
Sylvia suit alors de brillantes études artistiques et ses œuvres, continuation du mouvement préraphaélite avec une forte touche de réalisme social, seront plus tard reconnues. Après un passage à Venise, où elle a suivi les cours de l’Accademia, elle rejoint le Royal College of Arts. Mais si elle parvient à développer une œuvre reconnue, elle rejoint rapidement les actions des suffragettes, au point d’abandonner sa carrière artistique dans les années 1910. On a peine à imaginer, alors, la répression organisée par l’establishment britannique contre ce mouvement féministe. Les peines de prison se multiplient. Les femmes répondent par des grèves de la faim et elles sont nourries de force dans des conditions incroyables. Sylvia Pankhurst sera emprisonnée treize fois, entre 1906 et 1914.
Cette dernière année, elle rend publiques les pratiques de l’administration pénitentiaire britannique, provoquant un vaste mouvement d’opinion en faveur des suffragettes. Le ministre de l’intérieur de l’époque, un certain Winston Churchill, promulgue alors la loi dite « du chat et de la souris ». Lorsqu’une prisonnière est en mauvaise santé, elle est libérée puis, une fois remise, incarcérée. Sylvia, huit fois condamnée entre 1913 et 1914, passe son temps dans une semi-clandestinité pour éviter de se retrouver à nouveau en prison. Mais, déjà, sa position vis-à-vis de la WSPU a beaucoup changé.
Dès le début de son action militante, vers 1906, Sylvia est en désaccord avec sa mère et sa sœur sur un point central de la stratégie : faut-il inclure les ouvrières et les femmes pauvres dans le mouvement ? La WSPU est très largement un mouvement bourgeois. Pour Christabel et Emmeline, la question du vote est une question indépendante de la question sociale et c’est la plus essentielle. Seules les femmes conscientes de la nécessité du droit de vote doivent donc agir. Une fois le vote acquis, chacune défendra au mieux ses intérêts.
Mais Sylvia se détache rapidement de cette vision. Un long voyage dans le « pays noir » de l’industrie charbonnière du Nord en 1907, puis deux séjours aux États-Unis, en 1911 et 1912, achèvent de la convaincre : la lutte des femmes doit être plus large, c’est une lutte pour l’émancipation au même titre que la lutte contre le colonialisme et le racisme. Se focaliser sur le seul droit de vote ne suffit donc plus, il faut que les femmes, qui sont les victimes du capitalisme, engagent la lutte contre le capitalisme. Et qu’elles rejoignent alors les peuples colonisés et la classe ouvrière.
En 1912, Sylvia s’installe donc dans l’East End, la banlieue la plus pauvre de la capitale britannique, et y fonde la Fédération de l’East End de la WSPU. L’implantation est laborieuse, mais c’est un succès. Des liens étroits sont tissés avec les dockers, avec les syndicats des travailleurs du gaz, avec les ouvriers du transport et des actions communes sont organisées. On brise des vitrines, on fait le coup de poing avec les policiers. En 1914, la Fédération organise un groupe d’autodéfense : l’Armée de défense du peuple (People’s Defence Army), qui compte 700 personnes, hommes et femmes réunis, qui ont pour but de protéger les manifestations, d’éviter les arrestations, d’écarter les provocateurs et les espions. À la veille de la Première Guerre mondiale, la lutte pour le droit de vote des femmes est devenue dans l’East End une partie essentielle de la lutte de la classe ouvrière britannique.
Cette évolution est insupportable pour la direction de la WSPU, soucieuse d’une structure centralisée, centrée sur le seul droit de vote. La sœur de Sylvia, réfugiée à Paris, voit dans la question sociale une question « rivale » de celle de l’émancipation des femmes, pas complémentaire. En janvier 1914, la rupture est totale, la Fédération prend son indépendance. Christabel et Emmeline vont progressivement basculer vers la droite : Emmeline sera même candidate conservatrice aux élections de 1928 et refusera de revoir, avant son décès, Sylvia, coupable d’avoir mis au monde un fils sans mariage.
Sylvia assume entièrement cette division. La Fédération prend son indépendance, devient Fédération de l’Est londonien des suffragettes et lance, en mars 1914, un journal, le Women’s Dreadnought, pour appuyer son action. Le nom reprend celui du cuirassier vedette de la Royal Navy, la fierté de l’armée britannique. C’est un journal de combat qui va rapidement devenir un succès éditorial. Lorsque la guerre éclate, Sylvia s’écarte encore plus de sa famille, qui décide de suspendre toute action pour soutenir l’effort de guerre. Elle rejette, quant à elle, la « guerre impérialiste » et rejoint les analyses de Rosa Luxemburg.
Dans les débats du socialisme mondial
Dans l’East End, les années du conflit sont dramatiques et les femmes sont en première ligne face à l’augmentation des prix, à l’absence des hommes et à des conditions de travail dégradées. Le Dreadnought dénonce inlassablement les profiteurs de la guerre et les malheurs de la classe ouvrière, mais aussi la guerre elle-même. À mesure que les illusions de l’union sacrée et de la guerre courte se dissipent, il est de plus en plus entendu par les ouvrières et ouvriers britanniques. Son tirage frôle, un temps, les 30 000 exemplaires.
Pour Sylvia, la guerre prouve la justesse de ses analyses : les hommes étant au front, les malheurs des femmes et de la classe ouvrière se confondent. Lorsque la Fédération demande des salaires égaux pour les hommes et les femmes, elle soutient les intérêts de toute la classe ouvrière. Quant à l’absurdité de la guerre, elle prouve la nécessité d’une émancipation de la société des intérêts du capital. Elle prouve aussi que le vote n’est pas la clé de cette émancipation et que le parlementarisme n’empêche pas la guerre impérialiste. Dès lors, la bataille doit plus que jamais se situer ailleurs. La lutte féministe devient une lutte socialiste. Le Women’s Dreadnought se mue en Workers’ Dreadnought en 1917 et la Fédération devient la Fédération socialiste des travailleurs (Workers’ Socialist Federation, WSF).
C’est aussi l’occasion d’élargir et d’approfondir son idée de résistance par le bas de la société. Dans l’East End, la Fédération soutient alors des distributions de lait et des restaurants communautaires pour lutter contre la faim. Mais elle participe aussi à des actions de masse pour faire pression sur les industriels et le monde politique et pour protester contre la guerre. Dans l’East End de ces années de guerre, Sylvia Pankhurst crée un esprit de communauté et d’entraide unique. Et, naturellement, lorsque la mobilisation des femmes russes débouche, en mars 1917, sur la chute du tsar, puis sur la formation de soviets, Sylvia Pankhurst y trouve une nouvelle confirmation de sa vision. La prise du pouvoir par les bolcheviques avec le slogan « Tout le pouvoir aux soviets » en novembre et la paix de Brest-Litovsk en mars la rapprochent alors naturellement de Lénine et des siens.
La une du « Dreadnought » sur la révolution hongroise en mai 1919. © DR
Sylvia Pankhurst devient alors une figure révolutionnaire des années 1918-1920. Elle n’a certes jamais été une théoricienne ou une doctrinaire, mais elle voit dans la révolution russe la première étape d’une émancipation plus large des femmes, des peuples colonisés et de la classe ouvrière. Et dans le soviet la réalisation politique de ses tentatives d’organisation par le bas de l’East End. C’est pour cette vision, qui est alimentée par son compagnon anarchiste italien Silvio Corio, qu’elle se bat alors.
Dans ce cadre, le parlementarisme lui paraît plus que jamais un mauvais chemin. Alors que Emmeline et Christabel applaudissent à une loi ouvrant le droit de vote aux femmes de plus de 30 ans, propriétaires ou mariées à un propriétaire, elle considère que le parlementarisme n’est qu’un moyen de renforcer l’emprise capitaliste de la société en faisant perdre aux opprimés leurs intérêts par des compromis. La vraie démocratie, à ses yeux, c’est celle que construisent concrètement les femmes et les hommes dans les organisations locales. Elle se rapproche donc du mouvement conseilliste, celui qui, à partir de la fin de 1919, est dans le viseur de Lénine, qui entend se débarrasser de son « opposition ouvrière » au sein du parti bolchevique.
Dans l’immédiat, le Dreadnought lance une offensive de contre-propagande contre la révolution russe et soutient tous les mouvements ouvriers de l’époque, notamment celui, alors très puissant, des chômeurs. Elle tente de bâtir un mouvement des conseils que la mauvaise volonté du Labour de Ramsay MacDonald, celui qui plus tard finira par s’allier aux conservateurs, fait échouer.
Là où Sylvia Pankhurst est la plus active, c’est pour empêcher les exactions racistes et antisémites, alors fréquentes dans l’East End. Le 7 juin 1919, après un énième incident, le Dreadnought publie un éditorial : « Ne penses-tu pas que tu serais plus utile en obtenant de justes conditions de vie pour toi-même et tes camarades travailleurs qu’en poignardant un homme noir dans la rue ? (…) Ignores-tu que les capitalistes britanniques ont saisi, par la force des armes, les pays habités par les peuples noirs et qu’ils dirigent ces pays et ces peuples pour leur propre profit ? » Ces propos sont uniques à une époque où même la gauche la plus radicale accepte le discours « civilisateur » de la colonisation.
Mais, durant l’année 1919, Sylvia Pankhurst délaisse Londres et sillonne l’Europe. Elle participe au congrès de Bologne du Parti socialiste italien, pendant lequel elle soutient la ligne d’Antonio Bordiga, traverse les Alpes à pied pour rejoindre Clara Zetkin à Stuttgart puis participer à Amsterdam à un bureau de l’Internationale, où elle retrouve deux leaders de la tendance communiste, Anton Pannekoek et Herman Gorter. La tension avec Moscou s’accroît. Lénine veut une unité et une discipline des mouvements communistes en Europe occidentale, avec une participation aux élections pour rallier la classe ouvrière. C’est un point de friction avec le mouvement conseilliste, qui insiste sur une organisation par le bas, en dehors du cadre parlementaire. Le divorce est inévitable : Moscou a liquidé les soviets et la gauche conseilliste en rêve encore.
La question la plus pressante du moment, c’est celle de l’unité. Lénine veut créer partout des partis communistes uniques acceptant la ligne de Moscou. Il veut aussi une participation aux Parlements pour créer des rapports de force dans les sociétés occidentales. Pour Sylvia Pankhurst, ces deux conditions sont difficiles à accepter. Son parcours depuis le mouvement des suffragettes, son action pendant la guerre, la réalité de la révolution russe, tout cela l’a convaincue que le parlementarisme mène au réformisme qui, lui-même, mène au renforcement de l’oppression capitaliste. Elle résiste donc aux exigences de Moscou.
Pourtant, elle rechigne à la rupture ouverte et son attitude ne sera pas sans rappeler celle qu’elle aura vis-à-vis du négus, quinze ans plus tard. Pour elle, la révolution russe est une telle occasion qu’elle doit être préservée. Il faut donc faire avec. Si la rupture avec Christabel permettait de créer un nouveau mouvement, celle avec Lénine pourrait conduire à une occasion manquée. Alors que les conseillistes allemands et néerlandais rompent avec Lénine, elle se rend à Moscou, en juillet 1920, au congrès de l’Internationale pour défendre ses positions.
À son arrivée, après un voyage rocambolesque et périlleux, elle se voit distribuer le pamphlet de Lénine La Maladie infantile du communisme, où la critique de la « camarade Pankhurst, communiste de gauche » fait l’objet du chapitre IX. Il y est considéré que la classe ouvrière anglaise est tellement attachée au parlementarisme que s’en couper, ce serait se couper de la classe ouvrière. Et rendre la révolution impossible. Elle n’est guère convaincue, mais elle accepte le vote du congrès sur les 21 conditions posées par Moscou aux futurs partis communistes. Elle n’a pas renoncé à construire une opposition de gauche dans l’Internationale.
Réception pour la libération de prison de Sylvia Pankhurst, en mai 1921. © DR
Elle va rapidement déchanter. Rentrée à Londres, elle convainc, en septembre 1920, la Fédération, devenue Parti communiste – section britannique de la Troisième Internationale, de se rallier aux 21 conditions et de rejoindre le Parti communiste de Grande-Bretagne (CPGB), fondé le 1er août, sur une ligne léniniste. C’est chose faite en janvier 1921. Emprisonnée une dernière fois en octobre pour un article du Dreadnought révélant la condition déplorable des marins de la Royal Navy, Sylvia Pankhurst devient, à sa libération en mai 1921, une paria dans le CPGB. Le parti exige qu’elle mette à sa disposition le Dreadnought, ce qu’elle refuse. Elle voulait faire de son journal l’organe de l’opposition, elle se rend compte que c’est impossible. En septembre 1921, elle est exclue du Parti communiste pour vouloir conserver sa liberté de parole, sa ligne et, surtout, son journal.
Comme beaucoup de dirigeants conseillistes de cette époque, la leçon est amère pour Sylvia Pankhurst. Ces deux années d’espoirs et de débats l’ont éloignée des masses. Les communistes et travaillistes sont désormais solidement implantés dans la classe ouvrière, qui a renoncé à s’organiser elle-même. Progressivement, elle va s’éloigner de la politique. Là encore, c’est le destin de nombre de dirigeants conseillistes de l’époque. Le Dreadnought paraît encore quelques années et ne ménage pas ses critiques contre la dérive bureaucratique et autoritaire de l’Union soviétique.
Contre le fascisme et le colonialisme
Sylvia Pankhurst prend alors conscience de sa défaite. Le Dreadnought cesse de paraître en 1924 et elle et Silvio Corio quittent l’East End, le lieu de leurs luttes sociales, pour la banlieue bourgeoise de Woodford, alors dans l’Essex. Ce déménagement marque une nouvelle rupture. Le couple ne participe plus guère à la vie politique britannique, malgré un soutien affiché à la grande grève de 1926. Pourtant, l’ancienne suffragette n’est pas fatiguée. Elle continue à se battre, mais elle comprend que, une nouvelle fois, la lutte doit changer.
Entre 1924 et 1936, elle va donc se concentrer sur deux axes : l’antiracisme et l’anticolonialisme, d’une part, et l’antifascisme, d’autre part. Ces deux luttes sont la poursuite des précédentes. Ses liens avec l’Italie l’éveillent rapidement à la menace mussolinienne. Là où l’establishment britannique et une partie de la gauche sont séduits l’un par l’ordre fasciste, l’autre par son antilibéralisme, Sylvia Pankhurst va s’efforcer de lever les voiles. Dès novembre 1922, elle écrit que « le fascisme est la terreur blanche du capitalisme moderne », qu’il ne s’agit pas d’une simple dérive propre à l’Italie, mais bien d’une nouvelle forme de menace. À la différence d’un Amadeo Bordiga, qui considérait l’antifascisme comme une manœuvre de la bourgeoisie, Sylvia Pankhurst sait que le fascisme est une menace d’abord pour les classes populaires, les femmes et l’internationalisme.
Elle fonde donc des associations qui viennent en soutien aux exilés et aux victimes du régime et mènent des campagnes. En 1932, elle constitue le Comité Matteotti international des femmes pour protéger la veuve du député socialiste exécuté en 1924 des persécutions fascistes. Elle y retrouve ses amies de la Fédération de l’East End. En écrivant, en 1931, l’histoire de sa lutte pour le suffrage des femmes, elle espère aussi rallier les nouvelles électrices à la lutte contre un fasciste qui, avec Oswald Mosley, menace même le Royaume-Uni.
L’autre grande lutte de ces années de Woodford, c’est l’anticolonialisme. Pour Sylvia Pankhurst, c’est une poursuite de son internationalisme qui, lui-même, est une évidence. Contre le capitalisme qui divise entre hommes et femmes, entre Blancs et Noirs, entre colonisés et colonisateurs, elle revendique une unité de la lutte qui passe précisément par la lutte déterminée contre le racisme et le colonialisme. Il y a aussi un espoir toujours présent que les peuples « indigènes » se montrent plus révolutionnaires que les peuples occidentaux manipulés par le fascisme et la social-démocratie. Cet espoir qui a alimenté le « tiers-mondisme » des années 1960 ne l’a jamais quittée. On a vu que le Dreadnought avait défendu, après la guerre, les travailleurs de couleur et les juifs contre une gauche qui n’hésitait pas à jouer sur la haine du travailleur « bon marché ». Le journal reçoit la signature régulière de l’écrivain jamaïcain Claude MacKay, figure de l’antiracisme de l’époque. À Woodford, Sylvia Pankhurst rédige aussi une dénonciation du colonialisme britannique en Inde, laquelle ne sera publiée, en 1926, qu’à Bombay et pas à Londres.
Dans les années 1930, Sylvia Pankhurst est donc encore une combattante. Alors, lorsque les troupes de Mussolini envahissent, le 1er octobre 1935, l’Éthiopie indépendante, elle voit, comme au moment de la Première Guerre mondiale, ses pires craintes se réaliser. Dans la défense de la cause éthiopienne se concentre la défense de ces deux causes, antifascisme et anticolonialisme. La réaction officielle de Londres lui rappelle aussi pourquoi, depuis trente ans, elle s’est retrouvée en conflit avec la bourgeoisie britannique.
Sylvia Pankhurst n’est certainement pas une théoricienne de génie. Ce n’est pas non plus une tacticienne hors pair. Sans doute, malgré tout, sa proximité avec le négus, surtout après la guerre, témoigne d’un certain manque de clairvoyance. Mais c’est une combattante. À l’image d’une Flora Tristan avant elle, elle a dédié sa vie, jusqu’à sa mort en 1960, pour des causes qu’elle croyait justes. Certes, elle a choisi ses luttes et elle les a peut-être trop choisies, au point de s’éloigner parfois de ses anciens engagements. Dans les années 1930, elle se désintéresse assez largement de la misère qui frappe le Royaume-Uni et elle restera largement éloignée de tout féminisme après les années 1920.
Il est pourtant difficile d’oublier qu’elle n’a jamais dévié de sa volonté d’agir et qu’elle est allée jusqu’au bout de chacune de ses luttes. Elle a poussé le féminisme jusqu’à subir une violente répression. Elle a tenté d’organiser la résistance à la guerre et à ses conséquences par le bas. Elle a tenu sa ligne face à Lénine sur l’émancipation des masses. Elle a réalisé son anticolonialisme et son antiracisme jusqu’à aller mourir dans le seul pays indépendant d’Afrique.
Sans doute ne faut-il pas juger son parcours sur ses manques, mais sur ce qu’elle a effectivement réalisé. Elle a épuisé le champ des luttes qu’elle a menées, ce qui l’a sans doute amenée à ouvrir d’autres fronts. Il y a, malgré tout, une logique dans le parcours de Pankhurst. Sans doute ne l’a-t-elle pas théorisé, mais finalement ses trois destins ont ouvert des perspectives. Pour parler comme Marx, c’est une femme de praxis. Et c’est précieux.
Le destin de Sylvia Pankhurst fait écho à cette idée de « convergence des luttes » qui est souvent au cœur des débats de la gauche. Au moment où la lutte contre le racisme et celle contre le sexisme sont au cœur de la question des émancipations et où une certaine politique tend à faire croire aux travailleurs que leur défense passe par l’exclusion d’autres travailleurs, le parcours de l’infatigable Britannique vient rappeler que les émancipations se complètent et ne se concurrencent pas. Ses ruptures successives avec sa sœur, puis avec Lénine, puis avec une grande partie de la gauche britannique sur le colonialisme ont toutes porté sur cette exigence d’unité. En se battant pour le droit des femmes et la libération des Noirs, Sylvia Pankhurst savait alors qu’elle luttait pour l’émancipation de tous.
C’est une belle inspiration pour la gauche divisée d’aujourd’hui. Et c’est aussi l’occasion de réfléchir sur certains débats actuels. Alors que Emmeline Pankhurst dispose d’une statue devant Westminster depuis 1930 et que Christabel a aussi rapidement acquis sa statue à Londres en 1958, Sylvia attend toujours un hommage officiel de ce type. Il a fallu une initiative privée pour qu’un projet de statue dans l’East End voie le jour. Il n’est pas encore achevé. Sylvia n’a jamais été honorée par un État qu’elle a toujours combattu et dont elle a inlassablement montré la réalité cynique et oppressive. Qui a dit que l’érection de statues n’était pas un acte politique ?
Romaric Godin
Les années 1930 sont régulièrement convoquées dans le débat public. Que ce soit pour appréhender ou conjurer les menaces contemporaines, référence est souvent faite à cette décennie de désastres économiques, de confusion idéologique, de violences politiques et de montée aux extrêmes en matière internationale. Si une analogie point par point perd vite de son intérêt, cette période de « gros temps historique » fournit des échos qui peuvent se révéler utiles pour penser notre condition présente.
Dans cette perspective, nous avons souhaité mettre en valeur des trajectoires individuelles de « combattants de l’émancipation », qui n’ont rien lâché de leurs idéaux de liberté et d’égalité en dépit du caractère écrasant des forces adverses. Il ne s’agit pas de les ériger en modèles, même si leur courage, tout autant que leur fidélité à la construction d’un monde libéré de l’oppression et de l’exploitation, nous apparaissent édifiants. Cinq portraits, de femmes et d’hommes de nationalités différentes, composent cette série : ceux de Mika Etchebéhère (1902-1992), Carlo Rosselli (1899-1937), Sylvia Pankhurst (1882-1960), Paul Mattick (1904-1981) et Camillo Berneri (1899-1937).
En dehors de leur traversée d’une décennie au cœur de la grande « guerre civile européenne » du siècle dernier, leur unité réside dans leur positionnement hérétique vis-à-vis des doctrines et organisations qui structuraient alors la gauche. Que ce soit au sein du socialisme, du communisme ou de l’anarchisme, toutes nos figures apparaissent comme des contestataires, des dissidents, voire des marginaux. Parfois isolées, elles n’en ont pas moins cherché à favoriser des rassemblements pragmatiques contre les destructeurs du monde commun, loin de tout sectarisme ou hubris dominateur, dont elles ont plutôt été les victimes.
Leur rejet des dogmes ne découle pas seulement de la conviction que toute autorité, analyse ou stratégie doit être discutée. Ou plutôt, cette conviction est liée à un autre trait commun de ces personnalités : un engagement plein et entier au service de leur cause, jusqu’à mettre leur vie en jeu. L’intensité incroyable de leurs parcours de vie tient ainsi à cette faculté de conjuguer une activité intellectuelle de critique de l’ordre social et une activité militante de lutte contre les oppresseurs et pour une société alternative.
Œuvres et actes, théorie et pratique, se nourrissent les unes et les autres dans des proportions variables, à l’épreuve des tragédies qui saturent peu à peu l’époque. À cet égard, les traces laissées par ces figures méconnues de l’émancipation ne constituent pas seulement des témoignages d’un temps révolu. Si elles sont inspirantes, au-delà des parcours admirables dont elles sont le fruit, c’est parce qu’elles font encore réfléchir sur les combats d’aujourd’hui pour l’émancipation. Capitalisme, liberté, féminisme, urbanisme, justice globale… autant de réalités et d’enjeux avec lesquels nous devons encore composer, et qui peuplaient déjà l’univers des personnalités que nous avons choisi de mettre en avant.