La formule d’Hérodote est connue : « L’Égypte est un don du Nil ». Mais il semble bien que, 2 500 ans après la mort de l’historien grec, ce ne sera plus le cas.
Il faut savoir que l’Égypte est un immense désert traversé par le Nil et que sa population (100 millions d’habitantEs) s’entasse dans la vallée du Nil et le Delta, soit 5 % de la superficie totale du pays.
La ressource en eau est l’un des défis de l’économie égyptienne, qui dépend à 90 % du Nil pour son approvisionnement en eau potable ainsi que pour l’industrie et surtout l’irrigation.
Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), le pays devrait atteindre le seuil du stress hydrique absolu, soit moins de 500 m³/hab/an d’ici 2030, et cela sans compter les effets du Grand barrage éthiopien de la Renaissance (GERD), toujours en construction mais déjà partiellement opérationnel.
Le Grand barrage de la Renaissance
Les eaux du Nil sont partagées entre 11 pays. L’accord sur ce partage, signé en 1959 entre l’Égypte et le Soudan (mais non reconnu par les pays en amont comme l’Éthiopie) attribue à l’Égypte un quota annuel de 55,5 milliards m³, soit 75 % du débit annuel. Ce quota est dépassé dans les usages depuis de nombreuses années en raison de la sous-consommation du Soudan, et ce sont en réalité près de 65 milliards m³/an qui alimentent le barrage d’Assouan.
C’est dans ce contexte que l’Éthiopie a entamé en 2011 la construction du Grand barrage de la Renaissance sur le Nil Bleu, affluent d’où proviennent 80 % des volumes d’eau qui arrivent au Soudan et en Égypte, afin d’alimenter une centrale hydroélectrique d’une capacité de 6,45 GW.
Un projet crucial pour l’Éthiopie, qui entend bien sortir ses 110 millions d’habitantEs de la pauvreté, dont plus de la moitié n’a pas accès à l’électricité, avec des projets agricoles et l’exportation de la majorité de l’électricité produite.
Au début, l’Égypte, prise à l’époque par la révolution de janvier 2011, a nié toute les incidences que cela pouvait avoir sur le pays, mais a rapidement entamé des négociations tripartites avec le Soudan et l’Éthiopie dans la mesure où les répercussions sur les deux pays en aval risquent d’être dramatiques.
« Si la retenue du barrage est remplie sans coordination entre l’Égypte et l’Éthiopie, les conséquences en seront destructrices pour toute la société égyptienne, et l’État ne pourra pas y faire face », selon Mohammed Nasr Allam, ex-ministre de l’Irrigation. Il explique ainsi qu’une baisse permanente de 5 milliards de m3 provoquerait la perte de 400 000 ha de terres arables, soit 12 % du total.
Impasse des négociations
Il faut savoir que le haut barrage d’Assouan, construit entre 1960 et 1970, a déjà provoqué de graves difficultés en agriculture : le limon apporté par la crue du Nil (alimentée par le Nil Bleu venant d’Éthiopie) se dépose au fond du lac Nasser et ne vient plus fertiliser les terres irriguées. Le Delta voit sa côte nord rongée par la mer, malgré les digues et les blocs de béton. La terre n’est plus lavée et se salinise inexorablement, d’où un recours toujours croissant aux intrants chimiques.
La baisse du niveau du Nil va en conséquence affecter les fermes piscicoles qui constituaient jusqu’à présent une source non négligeable de protéines avec une production de 1,5 million de tonnes de poisson, majoritairement du tilapia du Nil.
Le Soudan aussi verrait ses barrages mis en danger même s’il pourrait tirer avantage du Grand Barrage par une électricité moins chère.
Les négociations entamées il y a maintenant neuf ans n’ont toujours rien donné, chacune des parties rejetant sur l’autre leur échec. Les dernières négociations menées sous les auspices de l’Union africaine avec comme observateurs l’Union européenne et les États-Unis, ont elles aussi échoué.
– Le Soudan et l’Égypte souhaitent un accord contraignant en ce qui concerne le remplissage du barrage pour ensuite aboutir à un accord global concernant le partage des eaux.
– L’Éthiopie, elle, a rejeté toute contrainte et, de fait, le remplissage a débuté en juillet sans aucun accord, et l’objectif de remplissage de la première année a été atteint en deux semaines à cause de l’abondance des pluies sur les hauts plateaux éthiopiens. L’Éthiopie a même poussé la provocation en disant que le Nil lui appartenait, sous entendu qu’elle était libre de disposer de ses eaux.
Le Soudan en a tout de suite subi les conséquences : à Khartoum, six stations d’eau potable ont été stoppées en juillet faute de niveau suffisant. L’Égypte y a partiellement échappé grâce à la réserve que constitue le Lac Nasser, retenue du haut barrage d’Assouan.
L’eau, un enjeu vital
L’Égypte a donc décidé de prendre des mesures radicales : dans un premier temps, la construction de 68 usines de dessalement de l’eau de mer, tout au long de la côte méditerranéenne et sur la mer Rouge pour aboutir à environ 170 usines d’ici cinq ans.
Entreprise intéressante si elle prenait réellement en compte l’élévation prévisible du niveau de la mer due au réchauffement climatique, ce qui s’observe déjà sur toute la côte nord.
De la même façon, il est question de développer les méthodes de micro-irrigation par goutte à goutte et de limiter les cultures exigeant un fort apport en eau comme le riz, pourtant très consommé dans l’alimentation égyptienne. Consciente du risque de famine pour une population toujours croissante, l’Égypte envisage aussi de louer des terres agricoles au Soudan qui n’exploite pas toutes ses terres disponibles.
Un problème majeur n’est pourtant pas abordé par les autorités : l’état lamentable du réseau d’eau faute de maintenance et d’investissement. C’est ainsi que dans certains quartiers du Caire et d’Alexandrie on voit régulièrement des fuites d’eau qui ne sont réparées que d’une façon superficielle et bien longtemps après que les autorités ont été averties. S’y ajoute le problème du traitement insuffisant des eaux usées.
Autre problème tout aussi important : l’absence d’une politique d’éducation de la population sur ces enjeux.
Celle-ci a bien d’autres soucis, ne serait-ce que survivre au quotidien. L’eau est toujours gaspillée dans les villes alors que dans certaines régions, en particulier les oasis, les gens n’ont accès à l’eau qu’un jour sur deux ou trois. Et encore, il s’agit d’une eau ferrugineuse qu’il faut laisser reposer un certain temps pour pouvoir s’en servir. C’est la cause de maladies rénales pour l’immense majorité de ceux qui ne peuvent pas acheter de l’eau minérale.
Une des conséquences de cette situation, négligée par les autorités, est le rejet des réfugiéEs éthiopiens par la population égyptienne, chauffée à blanc par les discours nationalistes concernant le Nil et le barrage. Les 16 000 ÉthiopienEs réfugiés en Égypte pour fuir les persécutions dans leur pays se retrouvent victimes d’exactions et d’agressions physiques. La plupart cachent leur nationalité en se déclarent somaliens ou soudanais.
Comme dans toute la région, la question du partage de l’eau est source de tensions croissantes entre tous les pays riverains. Enjeu vital, cette question risque de provoquer une radicalisation des conflits existants, pour le moment cantonnés à la scène diplomatique mais qui pourraient bien en déborder.