Les mots se ressemblent : effroi, sidération, stupéfaction ou tristesse. Les enseignants sont abasourdis depuis l’assassinat terroriste, vendredi 16 octobre, de Samuel Paty, enseignant d’histoire-géographie au collège du Bois-d’Aulne à Conflans-Saint-Honorine, petite ville tranquille des Yvelines. L’onde de choc qui traverse toute la France tient au fait qu’un enseignant a été tué simplement pour avoir exercé son métier.
Coline, enseignante d’histoire-géographie en collège à Saint-Denis, membre du collectif Aggiornamento [1], confie ainsi son émotion : « J’ai du mal à faire face à ce drame. Je n’ai pas peur d’être en classe, ce qui me touche, c’est cet enseignant et son travail qui témoignait d’une bienveillance et d’une envie de dialogue. Il avait organisé une exposition, dont on a vu la photo, où il demandait aux élèves de réfléchir à la liberté, l’égalité et la fraternité. C’est une expérience qui me parle pédagogiquement. »
Pour Emmanuel, qui enseigne la même discipline à Toulouse, dans un collège classé en REP, l’attentat est « choquant et désespérant ». Ce professeur confesse s’être déjà inquiété qu’un « fou » ou un parent puisse l’agresser à cause d’une question sensible qui aurait été abordée en classe. « D’une manière générale, on sait que des attentats sont possibles et que les écoles ne sont pas très protégées… » Cet assassinat réveille aussi de vieux traumatismes. En 2015, après les attentats du 13-Novembre [2], l’organe de propagande de l’État islamique, Dar Al-Islam, avait désigné les enseignants comme une cible et avait appelé ses sympathisants à les tuer.
Sophie Vénétitay, secrétaire générale adjointe du SNES-FSU et professeure de sciences économiques et sociales dans un lycée de l’Essonne, se déclare sonnée comme le reste de la communauté éducative. « On ressent plusieurs sentiments : un peu de peur forcément, car c’est l’école qui est attaquée, mais on sait aussi qu’on va se relever, car le cœur de notre métier c’est de transmettre, de débattre et développer l’esprit critique. Il faut faire vivre tout ça mais on va avoir besoin du soutien de l’institution. Pas que des messages forts, mais des actes. »
Elle avait cours ce samedi matin. Un moment de recueillement s’est tenu dans la salle des professeurs avec les adultes du lycée, tandis qu’une minute de silence était observée à 11 heures par les élèves. « C’était une matinée particulière », résume-t-elle. Les élèves, déjà, ont posé des questions, mais l’enseignante prévoit que le 2 novembre, jour de la rentrée, sera un moment délicat.
Les circonstances de l’assassinat s’éclaircissent peu à peu. Comme tous les ans, le professeur de 47 ans – très investi et très apprécié d’après le portrait brossé de lui [3] – a dispensé, le 5 octobre, un cours d’enseignement moral et civique autour de la liberté d’expression. Pour appuyer sa démonstration, Samuel Paty a montré à ses élèves de 4e deux caricatures du prophète Mahomet parues dans Charlie Hebdo, invitant toutefois les élèves de confession musulmane, ceux qui pourraient être heurtés par la démarche, à se désigner et à ne pas les regarder. Contrairement à ce qui a circulé dans un premier temps, l’enseignant n’a pas demandé aux élèves musulmans de quitter la classe.
Cette leçon a déplu à celui qui se présente, dans une vidéo postée sur Facebook le 8 octobre, comme un père de famille dont la fille a été récipiendaire de cette leçon. Devenue virale, cette dénonciation publique a fortement circulé dans les groupes de parents d’élèves et sur les réseaux sociaux. Il y qualifiait Samuel Paty de « voyou ». Il appelait à la mobilisation contre le professeur, qu’il souhaitait voir renvoyé par l’éducation nationale. Interrogé sur cet épisode samedi après-midi, Jean-Michel Blanquer a qualifié cette vidéo de « totalement scandaleuse et mensongère ».
La principale du collège a fait état d’« appels menaçants » à la suite de ce cours, a rapporté le procureur du Parquet national antiterroriste, Jean-François Ricard, samedi après-midi. « Elle a fait tout ce que l’on doit faire quand arrive ce genre de chose : elle a été solidaire du professeur, a alerté les équipes Valeurs de la République » mises en place au niveau académique par le ministère depuis 2017, a défendu Jean-Michel Blanquer samedi lors d’un point-presse. « Il y a eu tout un travail de fait qui correspond à ce qui doit être fait, (...) à la fois un travail de soutien du professeur et de dialogue avec les parents », a-t-il assuré. La principale avait aussi organisé un temps d’échange avec les élèves concernés, le professeur et le conseiller pédagogique d’éducation.
Quatre jours plus tard, le père d’élève a posté une seconde vidéo plus longue. Selon Jean-François Ricard, il avait aussi porté plainte pour « diffusion d’images pornographiques » contre Samuel Paty. Ce dernier avait pour sa part déposé plainte contre le père pour diffamation.
Dans un message vidéo, Jean-Michel Blanquer a promis de « protéger tous les professeurs de France » et reçu samedi matin, avec le premier ministre, les syndicats d’enseignants rue de Grenelle.
Durant les deux semaines de vacances de la Toussaint, le ministre a annoncé qu’il échangerait avec ces derniers et les fédérations de parents afin de définir un « cadrage national strict et puissant » pour le retour en classe le 2 novembre, avec une minute de silence. L’acte « inqualifiable » commis vendredi soir « a des racines, a martelé Jean-Michel Blanquer. C’est la haine de la République et de l’école, sa colonne vertébrale ». Il a précisé que seront préparés « des outils pédagogiques et des consignes pour qu’il n’y ait pas d’angle mort de la République, des endroits où la peur conduit à ne pas faire », sans les détailler.
Jean-Rémi Girard, le président du SNALC, le Syndicat national des lycées et des collèges, résume le sentiment général à l’issue de la rencontre avec Jean Castex et le ministre : « On est tous sonnés et abasourdis qu’en France au XXIe siècle, un enseignant puisse être décapité dans la rue pour avoir fait son travail. C’est terrifiant. » Pour lui, l’unité nationale et entre les organisations syndicales et fédérations de parents d’élèves doit primer, les tensions entre certains parents et l’équipe du collège du Bois-d’Aulne ne devant pas interférer.
Après l’hommage national décidé par l’Élysée et les vacances de la Toussaint, il va falloir pour les enseignants retourner en classe : « Il ne faut pas faire qu’une minute de silence, il faut l’accompagner d’une heure de parole pour avoir le temps de travailler sur la laïcité et la liberté d’expression », insiste Jean-Rémi Girard.
Les divers interlocuteurs interrogés par Mediapart expriment tous, par ailleurs, un besoin d’être mieux protégés par le ministère. Le premier ministre a évoqué la mise en place d’équipes mobiles de sécurité aux abords des établissements scolaires et le Conseil des sages de la laïcité [4] sera réuni, rapporte Jean-Rémi Girard. Des liens avec le monde associatif sont censés être renforcés, dans les cités éducatives, pour permettre de créer davantage de liens avec les parents et dénouer certaines situations.
Benoît Teste, de la FSU, témoigne aussi de son effroi face à cet assassinat. Après les temps nécessaires de recueillement et d’hommage, il explique qu’« il est important que tout soit fait dans la mesure et la sérénité. L’heure n’est pas à la polémique mais il faut veiller à éviter toute instrumentalisation politique. Il faut réfléchir sereinement, sans amalgame ». Surtout dans un contexte où l’exécutif pousse sa loi censée lutter contre le séparatisme islamiste [5]. Pour lui, il faut agir avec discernement, et « faire passer l’idée que la laïcité c’est le vivre-ensemble, le droit à la critique, la liberté de conscience et de religion. Il ne faut rien s’interdire ».
L’enjeu, selon lui, va être d’accompagner les enseignants, notamment sur cette question des valeurs de la République, et d’être plus vigilants quand certains d’entre eux sont menacés sur les réseaux sociaux. Stéphane Crochet, secrétaire général du SE-UNSA, réaffirme le besoin d’unité nationale pour « condamner le terrorisme et sa violence ». Pour lui, le débat sur ce qui peut être enseigné ou non est hors de propos pour le moment. « Si on s’engouffre sur le débat « Faut-il montrer les caricatures ? », on donne raison au terroriste, on ne peut pas questionner la pratique sans que ce soit une légitimation de l’acte inadmissible qui s’est produit. »
Il faut d’abord songer aux enseignants, largement éprouvés par ce drame. « Au-delà des désaccords qui existent entre les enseignants et l’exécutif, il est nécessaire de redire le profond attachement de la République aux éducateurs. Le cœur de notre mission est attaqué et mis en doute, estime Stéphane Crochet. Il y a un profond besoin des enseignants d’être confirmés et consolés alors que depuis des mois ils ont l’impression qu’on leur dit qu’ils ne sont pas à la hauteur, que les résultats ne sont pas à la hauteur des fondamentaux. »
Co-secrétaire général de la FCPE, Rodrigo Arenas connaît cette histoire depuis ses débuts : il avait été alerté du litige et avait signalé la vidéo du père de famille à la mairie de Conflans-Sainte-Honorine. Il se dit aujourd’hui « écœuré » par cet assassinat. Plus largement, Rodrigo Arenas considère que ce drame soulève d’autres questions qu’il faudra examiner après le temps du deuil : « Le système d’EMC [enseignement moral et civique] a atteint ses limites. On ne peut pas demander à un professeur d’histoire-géo de faire 30 minutes d’EMC par semaine. On doit enseigner le droit et la philosophie dès la maternelle avec des méthodes adaptées aux âges des petits. Il y a un droit de blasphémer en France, et la liberté d’expression et la République ça s’apprend, ce n’est pas qu’un slogan. Quand des parents s’organisent pour avoir un certificat médical pour éviter la piscine, il faut s’en saisir et ne pas être dans le déni. Personne ne doit contrevenir à cela. » Pour Rodrigo Arenas, cette histoire s’est enflammée sur les réseaux sociaux : il faut donc apprendre le discernement aux élèves et renforcer davantage l’éducation aux médias.
« Ni minimiser, ni exagérer »
Pour sa part, Coline, qui enseigne depuis sept ans en Seine-Saint-Denis, n’a « jamais » eu à faire face à des contestations de son enseignement ou à des débats insolubles. Aujourd’hui, elle voit déjà émerger les débats poisseux sur les élèves musulmans et le vocabulaire martial qui accompagne ces polémiques. Elle qui refuse de voir des élèves comme des « ennemis » raconte qu’il faut au contraire les écouter et « accueillir leur parole ». « À la rentrée, il ne va pas falloir arriver et leur dire : “On va regarder les caricatures” pour prouver qu’on peut bien les montrer. La pédagogie ce n’est pas cela, on va en discuter en équipe à la rentrée. » L’enseignante se souvient qu’après les attentats de Charlie Hebdo en 2015, tout le monde dans son établissement a pris le temps qu’il fallait.
« À l’époque, j’étais au lycée, poursuit-elle. Il n’y avait pas eu de souci sur la minute de silence, mais le dialogue a pu être compliqué avec certains élèves. Mais ils arrivaient à changer d’avis au fur et à mesure des séances. L’année dernière, en classe, j’ai eu un souci de harcèlement homophobe sur un élève, et pendant que j’enseignais le génocide des homosexuels pendant la Seconde Guerre mondiale, un jeune a dit en être content. J’ai fait venir des associations, on a beaucoup dialogué et cela s’est calmé. »
Pour Coline, il y a indéniablement une part de provocation chez les élèves, qu’il faut réussir à déceler. Mais souvent, le dialogue entre élèves fonctionne aussi pour déminer certains propos inappropriés.
De son côté, Célia, professeur d’histoire-géographie à Montreuil depuis 22 ans, se dit sidérée. Elle ne sait pas encore comment elle abordera le sujet avec ses élèves. « Même ceux qui ne comprennent pas l’utilisation des caricatures, je n’ai jamais eu un élève qui m’a dit que les dessinateurs ont mérité de mourir. D’autres pensent qu’il faudrait interdire le blasphème, j’explique que la démocratie se construit sur des opinions différentes, sans passer par la violence, et que la loi s’applique à tous. Je n’ai jamais eu de souci à les convaincre. »
L’enseignante concède que, dans certains endroits « plus tendus », des enseignants peu expérimentés ou qui exercent dans des établissements fragilisés peuvent être désemparés et tentés de s’autocensurer. Et ce, même si l’institution a essayé de mettre en place des aides et des stages de formation sur la question depuis les attentats de 2015. « Mais dire qu’on ne peut pas enseigner, c’est faux, c’est très rare qu’on ne puisse le faire. Il ne faut pas monter en épingle cet assassinat pour justifier un discours politique. »
Comme les autres enseignants interrogés, Emmanuel, de Toulouse, n’a pas fait face à des contestations majeures en classe. Tout juste a-t-il été surpris récemment que ses élèves de sixième lui expliquent que son cours sur la préhistoire se heurte à leurs croyances religieuses. « On a tout simplement discuté. » Bien sûr, il remarque que les opinions à ce sujet se tendent, y compris chez les professeurs qui adhèrent de plus en plus à la rhétorique des « territoires perdus de la République », en référence à l’ouvrage paru en 2002 qui dénonçait une impossibilité d’enseigner certains sujets dans les quartiers populaires. « Les salles de profs évoluent avec la société, il y a un manque de mise à distance et de réflexion alors que l’apprentissage se fait dans le dialogue. »
L’enseignant est gêné par l’image accolée aux enseignants par Jean-Michel Blanquer, celle des « hussards noirs qui doivent défendre la laïcité coûte que coûte, alors que c’est une notion galvaudée. La loi se suffit à elle-même ». Emmanuel raconte ne « pas aimer réagir à chaud en classe ». Il se dit qu’il répondra aux questions des élèves à la rentrée, tout en considérant que les enseignants sont mal ou peu formés à propos de la laïcité et son corollaire, les valeurs de la République.
Ces récits sont confirmés par Christine Guimonnet, professeure en lycée à Pontoise (Val-d’Oise) et secrétaire générale de l’Association des professeurs d’histoire-géographie (l’APHG). « Les difficultés peuvent survenir quand on a des savoirs insuffisants, il faut maîtriser ce dont on va parler, ne jamais fuir le débat et les questions, on apporte de la connaissance, ne pas hésiter à avoir recours à un collègue du supérieur pour nous éclairer et leur inculquer la différence, savoir, opinions et croyances. »
Elle reconnaît que des « débats un peu vifs » peuvent survenir. Récemment, ses élèves se sont par exemple émus que la chanteuse Rihanna ait utilisé des versets du Coran dans un défilé de mode [6]. Ils sont aussi abreuvés d’informations de toutes parts, des sites divers et des réseaux sociaux. D’où la nécessité pour les enseignants de travailler sur la contextualisation.
Christine Guimonnet confirme que les contestations sont difficiles à quantifier, car les questions problématiques, qui sont souhaitables si on veut les démonter, ne sont pas comptabilisées. « On avait fait des enquêtes il y a plusieurs années sur l’enseignement de la Shoah, il y a eu quelques difficultés parfois. Il ne faut ni minimiser, ni exagérer. Dire qu’on ne peut plus enseigner certains sujets est faux, on est des milliers à le faire tous les jours. Et si ça nous arrive d’être confrontés à des remises en cause, on explique, on argumente. Et en dernier recours, si nécessaire, on signale. » Il y a deux ans, le Comité national d’action laïque (le Cnal) expliquait que les atteintes à la laïcité à l’école se réglaient le plus souvent par le dialogue et que seuls 3 % des cas recensés posent problème.
Le ministère de l’éducation s’essaye à recenser les divers incidents. Mardi dernier, il a rendu publics les derniers chiffres comptabilisant les atteintes à la laïcité. Environ 305 cas ont été traités directement par les établissements concernés et environ 630 ont fait l’objet d’une intervention d’une équipe académique ; parmi ceux-ci, 120 ont entraîné le déplacement des équipes laïcité dans une école ou un établissement pour accompagner l’équipe pédagogique.
Jean-Rémi Girard, du SNALC (syndicat historiquement classé à droite), abonde dans le sens de Christine Guimonnet et des autres enseignants interrogés. « On n’a pas eu de remontées plus importantes ces dernières années, depuis disons 2004 et la loi d’interdiction des signes religieux à l’école. Cela a toujours été là, je n’ai pas l’impression que ce soit plus marqué. Parfois, oui, certains collègues marchent sur des œufs quand ils doivent aborder certains chapitres dans certaines disciplines, comme l’histoire et géographie ou les sciences de la vie et de la Terre (SVT). Mais ils ne nous ont jamais fait remonter qu’ils se sentent en danger ou menacés, même s’il peut y avoir des tensions avec les parents. »
De son côté, la secrétaire générale de l’Association des professeurs d’histoire-géographie ne pense pas que les enseignants vont se livrer à une forme d’autocensure, paralysés par la peur. Et le cas échéant, « il faudrait que l’institution soutienne les personnels, et forme ceux qui pour qui c’est nécessaire en leur demandant leurs besoins ».
Même sentiment pour Stéphane Crochet. Il explique que la société est en tension et que cela se traduit forcément dans la salle de classe. « Dans la très grande majorité, 95 %, toutes les situations se dénouent par le dialogue, même si c’est long et coûteux en énergie. » Dans les jours et semaines à venir, dit-il, « on va avoir besoin d’une vision partagée dans la société sur l’école, les valeurs de la République et de travailler de façon plus apaisée à l’école. Nos collègues nous demandent des temps de formation aussi. Il y a des clés. Le temps donné et l’accompagnement aux personnels pour pouvoir échanger, s’approprier et résoudre leurs questions professionnelles du quotidien, c’est une des clés. »
Faïza Zerouala