Le « crime » de lèse-majesté occupe, en Thaïlande, la même fonction que le « blasphème » en d’autres pays ; il permet de réprimer toutes les oppositions, au grès des besoins, quitte pour se faire à monter une provocation. C’est ce qui s’est passé lors des rassemblements du 14 octobre (jour anniversaire du soulèvement étudiant et populaire de 1973). La Rolls-Royce beige de la reine Suthida et du prince héritier, encadrée par la police, s’est engagée au sein du cortège étudiant, suscitant un mouvement de colère de la part des manifestant.es. Les cris de « rendez-nous notre argent » ont fusé. Une indignation spontanée, révélatrice de l’une des nombreuses facettes de la crise de régime qui secoue le royaume.
Le pays s’enfonce dans une crise économique précipitée par la pandémie Covid-19 (avec notamment un coup d’arrêt du tourisme). Il est entré en récession. Néanmoins, le roi Maha Vajiralongkorn dépense sans compter. Grâce à son père Bhumibol Adulyadej, il serait à la tête de la plus grande fortune royale au monde. Sa richesse ne l’empêche pas de piocher à volonté dans les deniers publics. L’Etat entretient ainsi sa flotte personnelle de 38 avions et hélicoptères. Intronisé sous le nom de Rama X, ce souverain absentéiste (il vit en Bavière) ne souhaite ni gouverner ni réellement régner, mais il sait indubitablement accumuler pouvoirs et deniers.
« L’outrage » fait à la reine a permis aux autorités de justifier, dès le 15 octobre au matin, un « état d’urgence renforcé » (l’état d’urgence était censé être « sanitaire ») et de mobiliser des milices d’extrême droite royaliste. Une vague d’arrestations a suivi. Le gouvernement, avec à sa tête le général Prayuth Chan-ocha, recourt aux chefs d’accusation de « sédition » et d’« atteinte à la sécurité nationale ». Tout rassemblement de plus de cinq personnes est officiellement interdit. La censure des médias est à l’ordre du jour. Quel que soit le chef d’accusation, les peines encourues sont très lourdes. La loi sur la lèse-majesté est l’une des plus dures au monde.
Le mouvement démocratique poursuit néanmoins son combat, malgré des risques croissants et les arrestations. Après des mois de mobilisations, ce mouvement a aujourd’hui peu d’équivalent. Il mérite et commence à recevoir un soutien international actif. Des organisations de gauche de la région Asie-Pacifique ont signé une déclaration conjointe de solidarité. Le monde universitaire est mobilisé à l’appel du Réseau académique thaï pour les Droits civiques. Ce soutien doit être relayé en Europe où, de plus, les ultra-royalistes menacent des exilés depuis des années. L’image criblée de balles de l’un d’entre eux, vivant en France, a été diffusée sur les réseaux sociaux, ladite « Organisation de collecte des ordures » lançant des appels pour qu’il soit traqué.
Pierre Rousset
• Article écrit pour l’Anticapitaliste (hebdo) du 21 octobre 2020.
Le mouvement démocratique en Thaïlande met en cause l’ordre établi
Le nouveau mouvement démocratique thaïlandais ne cesse de mûrir. Il défie l’oligarchie militaro-monarchiste et appelle à la grève générale.
À l’occasion d’un rassemblement massif – quelque 30 000 personnes –, dans la nuit du 19 au 20 septembre, devant le Palais royal, un appel à une grève générale a été lancé pour le 14 octobre, date anniversaire du renversement, en 1973, de la dictature militaire par un soulèvement étudiant. Les manifestantEs ont scellé une plaque assurant que « Ce pays appartient au peuple et non pas au roi comme on nous l’a fait croire à tort… ». Nouveau symbole : une telle plaque avait été apposée en 1936 pour commémorer le renversement de la monarchie absolue de 1932, mais elle avait « disparu » en 2017 (la nouvelle a, elle, disparu sans attendre).
Brutale crise de la royauté
Le mouvement démocratique exige des réformes constitutionnelles et s’attaque aux deux piliers du pouvoir : l’armée et la monarchie. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le pays a connu une succession de régimes militaires, entrecoupés d’interludes civils. Ce cycle infernal a été temporairement brisé en 1992 avec l’adoption d’une Constitution relativement progressiste visant à la modernisation institutionnelle du pays, souhaitée par un large pan de la bourgeoisie et des couches populaires. La profondeur de cette aspiration a été confirmée lors de trois élections, mais les institutions judiciaires ont refusé de reconnaître le verdict des urnes. À l’occasion d’un énième coup d’État, l’armée a imposé une Constitution « intérimaire » la dotant de pouvoirs exceptionnels. Puis s’est maintenue au pouvoir après les élections de 2019.
Par ailleurs, l’autorité de la maison royale a pris un sacré coup avec l’intronisation du prince héritier Vajiralongkorn, un grand caractériel, volage et réputé cruel, devenu Rama X de la dynastie de Chakri. C’est un bizarre exemple des dysfonctionnements politiques actuels. Le nouveau roi a nommé son caniche à la tête de l’armée de l’air, mais s’appuie sur le général Prayuth Chan-ocha pour assurer l’ordre. Il a modifié la Constitution afin de renforcer ses pouvoirs en tous domaines, mais vit la plupart du temps à l’étranger (Allemagne, Suisse) et ne se soucie pas de gouverner. Si sa sœur, la princesse Sirindorn, plus rationnelle, avait été intronisée à sa place, la crise de la royauté n’aurait probablement pas été aussi brutale.
Cahier de doléances en 10 points
L’autorité monarchique est plus fragile en Thaïlande que l’on ne le dit. Elle a été à plusieurs reprises mise en cause(notamment en 1976, quand Rama IX a couvert une répression sanglante). Il a fallu une véritable campagne idéologique, avec l’appui de Washington, pour restaurer l’image du monarque, qui au fil des ans a accumulé une fortune et des possessions foncières considérables (elle est l’une des familles royales les plus riches au monde).
L’arrestation du « Pingouin », figures du mouvement pro-démocratie, pour un tweet ironique concernant le roi a constitué l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Twitter était en effet un lieu de relative liberté et sa détention, six jours durant, représente une escalade de la répression. Pour « briser tout esprit de liberté », son crâne a été rasé. La jeunesse, étudiante surtout, s’est spontanément mobilisée, avec souvent de jeunes femmes pour figure de proue. Parti des campus, le mouvement n’a cessé de mûrir, cherchant dans l’histoire du royaume des réponses aux problèmes présents et renouant avec les luttes populaires passées. Il fait preuve de beaucoup d’imagination, d’initiative, de culot.
Un cahier de doléances en 10 points a été constitué et remis au chef de la police pour qu’il le transmette aux autorités du Palais. Il exige une refonte démocratique des institutions, depuis le statut effectif de la royauté jusqu’au mode d’élection du Sénat, conçu pour assurer la prééminence des militaires. Il s’élève contre la répression en Thaïlande et à l’étranger. Des artistes « dissidents » ont été enlevés au Laos. Les royalistes ultras menacent des militantEs jusqu’en Europe (Suède, France…). La Thaïlande est à nouveau sur le fil du rasoir.
Pierre Rousset
• Hebdo L’Anticapitaliste - 537 (01/10/2020). Publié le Mardi 29 septembre 2020 à 12h47 :
https://nouveaupartianticapitaliste.org/actualite/international/le-mouvement-democratique-en-thailande-met-en-cause-lordre-etabli