Ni concorde ni trêve. Il n’aura pas fallu vingt-quatre heures après l’attentat terroriste de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines) pour que la gauche s’entredéchire sur son rapport à l’islam, à la laïcité et à la République. Une guerre larvée et ancienne, y compris au sein des formations politiques elles-mêmes. Mais qui, depuis le 16 octobre, a franchi un nouveau palier : associations antiracistes pointées du doigt, intellectuels intimés par leurs pairs de « rendre des comptes », élus et syndicalistes hués au rassemblement organisé dimanche en hommage à Samuel Paty [1]…
Une longue liste à laquelle il faut encore ajouter les « collabos ! » hurlés, en pleine Assemblée nationale, par le député La République en Marche Francis Chouat, et son collègue de l’UDI Meyer Habib, à l’endroit du chef de file de La France insoumise (LFI), Jean-Luc Mélenchon. Ou encore, les pressions exercées contre la sénatrice Europe Écologie-Les Verts (EELV) Esther Benbassa, sommée dans les émissions de télévision de confesser ses « regrets » quant à sa participation à la marche contre l’islamophobie de novembre 2019.
« Depuis vendredi, c’est la chasse aux sorcières ! », s’inquiètent plusieurs élus à gauche, quand le journaliste économique Guillaume Duval parle de « délire maccarthyste » après ses démêlés sur Facebook avec un confrère politologue. « Au lieu de parler des vrais problèmes, tout le monde cherche des boucs émissaires. La Cocotte-Minute bouillonne depuis les attentats de Charlie ; là, le couvercle a sauté », s’alarme Esther Benbassa. Même chez LFI, qui en a pourtant vu d’autres [2], « on n’a jamais vécu une telle violence ». « C’est comme si une digue avait cédé », résume le député Éric Coquerel, pris à partie, depuis des jours, par d’anciens camarades chevénementistes.
Car cette fois-ci, la violence ne vient pas uniquement de la droite et du pouvoir, mais aussi de la gauche elle-même. À un an et demi de la présidentielle, et alors que l’idée d’un candidat unique faisait bon an mal an son chemin [3], l’attentat a de nouveau fait exploser cette famille en mal de recomposition. Au point que même sur la boucle WhatsApp « Initiative commune », un espace de discussion créé pendant le confinement pour fluidifier les échanges entre responsables politiques – socialistes, écologistes ou communistes –, les participants, après s’être « empaillés », ont finalement décidé de… se taire.
Noms d’oiseaux, anathèmes, menaces… Première « victime » de ces règlements de comptes, La France insoumise qui devait lancer sa campagne présidentielle début novembre est, de toutes les organisations politiques, celle qui a payé le plus lourd tribut. Tout le week-end, la formation de Jean-Luc Mélenchon, pourtant représentée largement au rassemblement place de la République, dimanche, a été prise pour cible en raison d’une supposée « complicité » avec l’islamisme radical.
Une allégation presque incongrue, le noyau dirigeant de LFI étant jusqu’ici identifié à un credo républicain pour le moins classique. Mais qui a rendu si fébrile le mouvement, que Jean-Luc Mélenchon est allé directement à la faute, s’en prenant, à plusieurs reprises à « la communauté (sic) tchétchène ». Une déclaration qu’il dit aujourd’hui regretter : « Il voulait sans doute faire un contre-feu aux accusations de laxisme, mais ce n’était pas la meilleure chose à faire », glisse-t-on dans son entourage. « Tout cela, ce sont des manœuvres politiciennes indécentes de ceux qui veulent cacher leurs propres échecs face au terrorisme », veut croire Éric Coquerel.
En embuscade, le Printemps républicain. Ce mouvement créé par des proches de Manuel Valls, implanté aussi bien à La République en Marche qu’au PS, s’en est donné à cœur joie pendant cinq jours. Très offensifs sur les questions identitaires, et en particulier sur l’islam, persuadés que le pays est « au bord de la guerre civile » (lire ici le reportage sur leur dernier rassemblement, à Paris l’an dernier [4]), ses membres, dont certains ont table ouverte sur les chaînes d’info, ont encore monté le ton contre les « complicités » de « la gauche du déni et de la capitulation » : à savoir, La France insoumise, l’Unef, la Ligue des droits de l’homme, l’Observatoire de la laïcité, ou Mediapart…
Mais les coups les plus durs sont venus de deux anciens premiers ministres de François Hollande. Dimanche, sur BFMTV, Manuel Valls a conspué la « très grande complicité, la très grande responsabilité de Jean-Luc Mélenchon dans tout ce qui s’est passé ». « Il a sa part de responsabilité dans cette lâcheté qu’a eue une part de la gauche », a ajouté celui qui, en 2017 déjà, voulait faire « rendre gorge à Mediapart » et pour qui le périmètre des adversaires correspond à celui du Printemps républicain.
Rebelote le lendemain, avec Bernard Cazeneuve. L’ex-locataire de Matignon, qui avait participé, en vidéo, au raout du Printemps républicain en décembre 2019, a, sans nommer explicitement les Insoumis, excommunié du champ républicain « ces politiques » qui « ont la main qui tremble » et « des discours ambigus » : « Ceux qui se comportent ainsi ne se comportent pas de façon républicaine et sont grandement responsables du climat dans ce pays. Cette gauche-là ne sera jamais la mienne. »
Le crime de « cette gauche-là » ? Si jusqu’alors, les preuves tangibles de « l’islamo-gauchisme » étaient un rien évanescentes pour faire mouche dans l’opinion, la Marche contre l’islamophobie, organisée le 10 novembre 2019, a, semble-t-il, donné du grain à moudre aux contempteurs de « l’indigénisme » et du « communautarisme ». Une marche organisée en réaction à l’attentat contre la mosquée de Bayonne [5], à l’appel de la Ligue des droits de l’homme, du NPA, du Comité Adama, de l’Unef, et de plusieurs collectifs musulmans (dont le Collectif contre l’islamophobie en France, aujourd’hui dans le viseur du gouvernement [6]). Et qui avait suscité une vive controverse, notamment parce que le texte d’appel qualifiait de « liberticides » les lois restreignant le port du voile islamique, y compris celle de 2004 sur les signes religieux à l’école.
Si l’on en juge par les drapeaux tricolores flottant en nombre sur le parcours, et La Marseillaise entonnée à l’arrivée place de la Nation, la manifestation s’était avérée, somme toute, fort républicaine [7]. Certes, le « Allahou Akbar » (« Dieu est grand ») crié par un des organisateurs a pu mettre certains élus présents mal à l’aise. Mais, de La France insoumise en passant par les Verts, le PCF, Génération·s et le NPA, et même Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT ou Aurélie Trouvé d’Attac, tout le monde à gauche, à l’exception notable du PS, a défilé joyeusement contre le racisme et l’intolérance.
Un an plus tard, voilà donc la fameuse marche qui revient comme une tache à la fois disqualifiante et indélébile. « La France insoumise a été ambiguë, d’abord parce qu’elle a participé à cette manifestation contre l’islamophobie et qu’elle a montré de la complaisance vis-à-vis de certaines personnalités, comme [le journaliste] Taha Bouhafs ou le Collectif contre l’islamophobie en France, qui sont proches de l’islamisme politique, accuse ainsi Olivier Faure, premier secrétaire du PS, à l’unisson avec Bernard Cazeneuve et, dans une moindre mesure, avec Manuel Valls qu’il juge néanmoins « à la dérive ». « De plus, les sorties de Mélenchon sur le fait que Charlie Hebdo était à mettre dans le même sac que Valeurs Actuelles [8] montrent que, depuis quelque temps, sa rhétorique est tout sauf claire », ajoute-t-il, se montrant beaucoup plus clément vis-à-vis de la CGT, d’Attac ou des Verts, qui ont, selon lui, commis une « erreur » le 10 novembre.
Yannick Jadot n’est pas loin de penser la même chose. Le présidentiable écologiste, qui avait pourtant signé l’appel du 10 novembre – mais qui, sentant le vent du soupçon tourner en sa défaveur, ne s’était pas rendu à la manifestation –, appelle lui aussi la gauche « qui a raison de prendre en compte le social, mais a trop tendance à considérer les musulmans uniquement sous le prisme victimaire », à « se réveiller » : « Il faut clarifier, y compris chez les Verts, et faire valoir la fermeté et l’intransigeance contre l’islamisme radical et contre les discours ambigus. Non seulement parce que le déni est irresponsable, mais aussi parce qu’on ne gouvernera pas la France avec un plan de pistes cyclables ! », estime celui qui veut ouvrir le débat à EELV.
En réalité, l’eurodéputé avait déjà tenté de le faire, à ses dépens, avec le récent « épisode du burkini ». Il y a à peine un mois, son interview dans l’Obs avait ainsi déclenché un tollé au sein de sa propre organisation [9]. Après avoir pris, de son propre chef, l’exemple de ce maillot de bain pour évoquer son refus de l’islamisme radical, un certain nombre de militants et de cadres s’étaient désolidarisés de ce prétendant à la candidature suprême, lui reprochant de faire le jeu des « faux débats » et de « transiger sur les valeurs ».
« Qu’on puisse aller taper l’islam radical, c’est une évidence, mais pas en prenant cet exemple. La loi de 1905 est claire, elle concerne les agents et pas les usagers », avait alors sèchement rétorqué Julien Bayou, le secrétaire national des Verts, qui continue de refuser d’ouvrir la boîte de la Pandore de ce débat qui empoisonne la gauche depuis l’affaire de Creil, voilà trente ans. Une gauche qui n’a jamais réussi ni à s’unir ni à proposer un discours assez puissant pour contrer la droite identitaire. « L’ambiance est suffisamment sordide pour qu’on n’en rajoute pas, justifie l’écologiste. Il ne faudrait pas risquer de céder aux surenchères imbéciles ou carrément dangereuses. Il faut répondre aux islamistes par plus de laïcité, c’est-à-dire par une application stricte de la loi. »
Discours plus offensif côté PS. « Désormais, il faut des actes, et que tout le monde balaye devant sa porte », enjoint Olivier Faure qui, doit, lui aussi, composer avec des lignes divergentes au sein du parti à la rose : d’une part une ligne républicaine tempérée, de l’autre la ligne maximaliste du Printemps républicain, dont plusieurs anciens vallsistes gravitant dans l’entourage du premier secrétaire sont proches. Comme la secrétaire nationale à la laïcité du parti, Pascale Bousquet-Pitt. En octobre 2019, sur Twitter, elle qualifiait Nicolas Cadène, secrétaire général de l’Observatoire de la laïcité – et socialiste lui-même –, « d’impitoyable fossoyeur de la laïcité ». Un haut fonctionnaire dont le gouvernement, cédant au climat actuel, pourrait obtenir la tête [10]. Invité par Mediapart à se positionner sur ce que d’aucuns qualifient de « purge » [11], Olivier Faure « ne souhaite pas, pour l’instant, s’exprimer ».
Dans ce contexte très lourd, il n’est pas simple, pour les accusés, de répliquer. « On est mal », résume la députée insoumise Clémentine Autain, qui ne veut pas « que l’avenir de la gauche soit la ligne du Printemps républicain ». Sa collègue de banc Caroline Fiat craint désormais pour son intégrité physique « car les insultes sur les réseaux sociaux conduisent parfois à des drames dans le réel ». « Le pire, c’est qu’on ne peut pas répondre, car on n’a rien à se reprocher ! », grince celle qui, faute de visibilité dans les médias, a publié une « Lettre ouverte à [ses] enfants suite aux accusations d’islamo-gauchisme ».
À la Ligue des droits de l’homme, Arié Alimi souhaite, lui, faire entendre que les vrais républicains ne sont pas ceux qu’on croit : « La République est une construction lente et équilibrée. Les extrémistes qui veulent la transformer, qu’ils soient islamistes ou laïcistes, s’attaquent logiquement aux gardiens historiques de la République dont la Ligue. » Benjamin Lucas, porte-parole de Génération·s, abonde : « Ce qui me terrifie, c’est que devant l’ampleur de ce qu’il y a à reconstruire après tous ces attentats, on assiste à des réflexes de petits politicards médiocres. Cazeneuve et Valls trouvent le temps de taper sur les républicains qui ne partagent pas exactement la même vision qu’eux, au lieu de s’en prendre aux vrais antirépublicains : l’extrême droite et les fondamentalistes. »
Pour l’instant, en tout cas, tout le monde reconnaît qu’il vaut mieux attendre que l’orage passe. « On doit garder la tête froide et dans les épaules, et plus tard, s’organiser », dit un ancien ministre de François Hollande.
Esther Benbassa elle, a du mal à se l’avouer. Mais depuis quelques jours, elle s’est mise à s’« autocensurer ». Lundi, au Sénat, le discours qu’elle a prononcé sur « La prévalence des lois de la République sur l’origine, la religion et l’ethnie » n’était pas exactement celui qu’elle avait écrit avant le 16 octobre : « Au lieu de parler de “stigmatisations à l’encontre des musulmans” comme je l’avais écrit au départ, j’ai dit qu’il ne fallait pas confondre les musulmans et les extrémistes. C’est fou, mais le résultat de cette histoire, c’est que ceux qui nous serinent avec la liberté d’expression nous empêchent au final de nous exprimer : vous rendez-vous compte où nous sommes arrivés ? »
Pauline Graulle